[Les industries culturelles face au confinement #7] Baisse du volume de streams sur les plateformes, chanboulement des calendriers promo des artistes et relations nouvelles à la musique : comment le confinement a changé nos habitudes d’écoute.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 4 : La chaîne du livre en rang de bataille
>> Episode 5 : Entre exploitants et distributeurs, une réouverture des salles de cinéma en juillet fait débat
>> Episode 6 : Cannes, Berlin ou encore Venise s’associent pour un festival de cinéma virtuel (et gratuit)
Si le monde des musiques vivantes, des salles de concerts, des festivals et des clubs s’est pris une douche froide avec l’annonce le 13 mars dernier de l’interdiction de tout rassemblement de plus de 100 personnes, redoublée avec la consigne du confinement quelques jours plus tard, le 17 mars, c’est toute la filière de la musique qui a commencé à s’angoisser et notamment les plateformes de streaming (une des principales façons d’écouter de la musique aujourd’hui).
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Les Deezer, Apple Music et autres Spotify, enregistrant la première semaine du confinement des scores largement à la baisse, accusant des diminutions de l’ordre de 20 à 30 % des écoutes. Un phénomène global observé en Chine comme en Italie, en France comme aux Etats-Unis comme le rapportait le magazine Rolling Stone : “pendant la semaine comprise entre le 13 et le 19 mars, alors que les bars et les restaurants fermaient et qu’une partie de l’Amérique entrait en confinement, le streaming musical diminuait, dans sa globalité, de quelque 7,6 % descendant sous la barre des 20 milliards d’écoutes, sans parler des ventes digitales qui perdaient 10,7 % tandis que les ventes physiques se portaient encore moins bien, accusant 27,6 % de baisses et, ce, alors qu’Amazon n’avait pas encore annoncé rendre les ventes, comme les produits ménagers ou médicaux prioritaires, sur les autres”.
Toutes nos journées sont devenues des dimanches
Pour Sophian Fanen, journaliste aux Jours et auteur de Boulevard du Stream (CastorMusic), ces baisses d’écoute sont à relativiser : “En gros, la première semaine du confinement, il y a eu un effondrement des écoutes de l’ordre de 20 à 25 %, même si curieusement les plateformes vidéo se portent mieux. L’explication, c’est que les Français étaient tout bonnement occupés à autre chose, aller faire des provisions et acheter 55 rouleaux de PQ, éventuellement se déplacer pour aller se confiner dans leur résidence secondaire ou dans la famille, en train de gérer les enfants qui n’allaient plus à l’école ou tout simplement rivés sur la télé à guetter la moindre information. Bref la première semaine, on a clairement alloué moins de temps à la musique parce qu’on était occupé ailleurs”, confie-t-il, avant de rentrer davantage dans le détail.
“Les pics d’écoutes, quels que soient les pays sont toujours les mêmes, lors des transports maison/boulot, puis à partir du jeudi jusqu’au samedi plus tard le soir, car ce sont des moments d’apéros ou de dîners entre amis avec des écoutes plutôt collectives.”
“C’est à partir de la deuxième semaine qu’un autre phénomène arrive et que tout le monde se pose la question de savoir pourquoi les plateformes de streaming connaissent des baisses d’écoute alors que ce devrait être le contraire ! Il faut savoir que le stream pour beaucoup d’auditeurs accompagne leur vie, c’est le matin dans les transports en se rendant au travail, le soir en en revenant, ou dans les salles de sport pour ceux qui en font. Les pics d’écoutes, quels que soient les pays sont toujours les mêmes, lors des transports maison/boulot, puis à partir du jeudi jusqu’au samedi plus tard le soir, car ce sont des moments d’apéro ou de dîners entre amis avec des écoutes plutôt collectives”.
Il poursuit : “Les week-ends, en général, on écoute moins de musique parce qu’on a d’autres choses à faire, il faut comprendre, et ce n’est pas péjoratif, que la majeure partie des auditeurs écoute de la musique pour meubler un moment de sa vie, comme cuisiner, faire le ménage… C’est un accompagnement, une forme d’occupation de l’espace en quelque sorte. Et ce qui s’est passé c’est qu’avec le confinement toutes nos journées sont devenues des dimanches. On constate aussi que l’écoute de musique, donc la baisse du stream, s’est faite au détriment d’autres loisirs, le temps d’écoute s’est déplacé vers les jeux vidéo, vers le cinéma, vers Netflix ou vers les réseaux sociaux”.
“387 % pour la playlist pour faire le ménage !”
Un état des faits constaté par le service communication d’une plateforme de streaming comme Deezer, qui explique : “que le fait que les gens soient chez eux tout le temps change les tranches horaires d’écoute et que les pics ont changé. On a connu, au départ une baisse de 10 % des volumes, mais on a réagi rapidement et on retrouve des audiences similaires à avant le confinement, en travaillant sur des univers dédiés, différents de notre positionnement habituel basé sur les nouveautés et l’urbain, avec des playlists comme “on reste à la maison”, d’autres pour travailler au calme, se relaxer ou “faire le ménage” qui a augmenté de 387 %”.
Une segmentation de l’offre qui donne des résultats : “On observe logiquement des pics très forts sur des univers musicaux comme cuisiner à la maison, faire du sport, méditer et bien sûr les playlists conçues pour les enfants. On a aussi lancé deux podcasts “Tout Seul Ensemble’, avec l’équipe du site Brain et “Jour de Sortie”, par Narjes, et aussi un petit tuto pour ceux et celles qui voudraient s’essayer, vu qu’ils ont du temps, à la création de leur podcast à la maison. On est en fait resté dans la philosophie de Deezer qui est d’accompagner nos auditeurs”.
Un système épuisé
Hors sites de streaming et sur les réseaux sociaux s’organisent également d’autres stratégies, souvent plus bancales et home-made, qui consistent à savoir comment exister, en tant qu’artiste, producteur, chanteur ou DJ, quand tous les lieux où on pouvait s’exprimer sont désormais fermés. Et les Facebook, Zoom, Instagram, Youtube sont ainsi devenus des terrains d’expérimentations digitales en cours.
Des sessions lives organisées dans son salon avec juste la petite caméra de son iPhone, des reprises commandées à des artistes comme sur le site des Inrocks, aux festivals en ligne comme celui du magazine Tsugi tous les soirs, ou aux mixes hilarants et quotidiens d’un Bob Sinclar qui s’est offert une nouvelle virginité, en passant par les vidéos collaboratives demandant aux auditeurs d’envoyer leurs propres images pour des clips faits à la maison comme avec Yuksek ou Red Axes (voir plus haut), tout le monde, artistes confirmés comme débutants ou DJ’s en herbe s’est plié à l’exercice.
De manière plus ou moins maladroite et avec plus ou moins de sincérité comme l’explique le musicien Laurent Bardainne : “Le fait de jouer le soir un petit morceau à ma fenêtre à 20 heures pour les soignants et pour les voisins me conforte dans la fonction première de la musique dont Coltrane parlait vers sa fin : faire (humblement) du bien. Jouer du Piaf pour des petits vieux qui sortent à la fenêtre ça fait sens et ça me simplifie beaucoup la vie dans mes choix de musiciens en ce moment !”
Bien sûr à ce petit jeu du live musical, encore balbutiant, en direct de son chez-soi, beaucoup se sont pris les pieds dans le bad buzz. Lou Doillon et ses sessions guitare en direct de son douillet appartement de plus de 300 mètres ont été montrées du doigt, Vanessa Paradis dans sa chambre digne d’un Formule Un a fait s’esclaffer le web, Christine & The Queens, qui pourtant a bossé soigneusement et minimalement le sujet, a généré des memes moqueurs, pendant que le chanteur Raphaël interrompu par sa femme Mélanie Thierry en pleine session a gagné en sympathie.
Même si Madonna et ses stories Instagram nous ont confirmé qu’elle ferait bien d’arrêter le rosé et que Drake et son clip confiné dans son bunker de sept hectares à la déco tout en bling et marbre vulgaire, nous a foutu le seum pour des années, pour Sophian Fanen, le phénomène est inédit, comme un test à grandeur réelle : “Ce sont des évents à la marge, je pense que tous les lives et les mixes ont pris la place du temps de promotion des artistes, c’est-à-dire ceux qui ont dû annuler leur passage à la radio, à la télé ou en concert. On est dans un système d’immense épuisement où les artistes sont toujours dans le teasing pour qu’on se rappelle à eux, c’est une fuite en avant, le hamster dans sa roue qui doit alimenter la machine à promo, à les faire exister et du coup amener les gens à les écouter sur les plateformes de streaming”.
https://www.youtube.com/watch?v=SE7ZWytjK9Y
Sortir ou reporter son album : telle est la question !
Maintenir la sortie d’un disque programmé depuis des mois ou le reporter ? Telle a été la problématique qui s’est posée ces dernières semaines dans les services communication des majors en cellule de crise sur Zoom. Alicia Key, Lady Gaga, Haim, Hinds, Tony Braxton, Khelani, Willie Nelson, Sam Smith, Jarvis Cocker, Kelly Lee Owens ou The Lemon Twigs ont préféré repousser leurs albums, évoquant différentes raisons, s’inquiétant de la fermeture des magasins de disques physiques, des tournées promo réduites à leur strict minimum, comme des concerts annulés.
“En ces périodes de confinement, tu peux faire une croix sur The Tonight Show”
Ainsi, le Chromatica de Lady Gaga annoncé à grands coups de teasings a été officiellement repoussé parce que lié à une série de concerts promos à Las Vegas. Sophian Fanen analyse : “On n’est pas dans un moment où on peut faire découvrir un nouvel artiste au public. En revanche, si cet artiste a déjà une fanbase et un univers déjà construits, pourquoi ne pas y aller, d’autant plus que les gens sont très présents en ce moment sur les réseaux sociaux. On a donc vu des artistes ne pas reporter la sortie de leur disque, comme Laura Marling ou Yael Naim. Ce n’est pas forcément une mauvaise stratégie, même si les maisons de disques avancent les yeux fermés.”
Mais pour beaucoup d’artistes, avec des albums conçus comme des bandits manchots, la problématique est bien plus compliquée, comme le déclarait dans Rolling Stone, Antonio Dixon, connu pour avoir composé des hits pour Beyoncé ou Ariana Grande : “En ces périodes de confinement, tu peux faire une croix sur The Tonight Show, tu peux annuler toutes tes venues en radio, bref il ne reste aucune promo possible”.
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Bien sûr, la donne n’est pas la même pour tout le monde, et le hip-hop, peu habitué aux concerts et aux prestations live, et qui cartonne sur le streaming peut se permettre d’outrepasser les règles de prudence. Ainsi le rappeur Rod Wave, fort de plus d’un milliard de streams a lancé un nouvel album début avril, comme Big Sean, absent des radars depuis longtemps, qui compte bien faire son retour qu’on soit en confinement ou non. Il en va de même pour de petits artistes indépendants, hors du circuit des majors et non signés sur des labels, et dont le digital a permis au fil des années de se construire une fan base, pas forcément énorme, mais solide et fidèle. Des producteurs qui comptent bien profiter de ces longues journées à ne rien faire, pour produire de la musique et la mettre en ligne plutôt que d’attendre des jours meilleurs en se tournant les pouces.
On en profite pour ranger ses disques…
Du côté des fans de musique, interrogés via les réseaux sociaux, confinement oblige, les avis divergent tout en convergeant vers des points de rencontre plutôt évidents. Pour la plupart d’entre eux, rester enfermés à la maison aura permis, enfin, de faire le grand ménage de printemps et de faire le tri dans cette accumulation de Mp3 permis par l’avènement d’internet, du download illégal et des fichiers WeTransfer partagés à foison. Jean-Baptiste nous explique ainsi qu’il “a profité de son temps libre pour réécouter et supprimer une bonne partie de sa bibliothèque pour ne garder que l’essentiel”. Un DJ nous dit aussi, soulagé, avoir délaissé l’écoute incessante de promos, n’ayant plus de sets en vue. Il se serait ainsi rendu compte de la mauvaise qualité de la dance music actuelle, tout en se demandant si “un DJ n’était pas d’abord quelqu’un qui passe des disques sans pression de genre ou de BPM ?”
Et puis il y a ceux qui en ont profité pour échapper à la course à la nouveauté constante, et écouter ou réécouter, ce qu’ils avaient peut-être survolé : “Je suis en boucle sur Pink Floyd et dans l’ordre de leurs sorties, nous confie Jean, pour un mec qui est né avec l’electro c’est un nouveau monde qui s’offre à moi. Je fais pareil avec Supertramp que je ne connaissais pas mais que j’ai vu citer dans plusieurs chroniques parlant de Tame Impala.” Comme ceux qui, d’eux-mêmes ou via des groupes Facebook, se retrouvent à écouter des musiques auxquelles ils n’auraient jamais songées : “Je n’arrive plus à écouter de musique de club, nous confie Seb, même si c’est là que je viens. Cette musique m’indispose, et je ne parle même pas des live streaming de DJ’s qui me confirment juste ce que je pense aujourd’hui de cette musique, à savoir un regroupement d’individualités et d’égos. En revanche je me replonge avec délectation dans le jazz, le funk, le hip-hop ou même le rock ou la chanson française. J’écoute des disques que j’avais délaissés, et je me surprends même à aimer des trucs super, que par snobisme je n’avais pas écoutés, comme La Féline ou Ed Sheeran.”
“Je suis en boucle sur Pink Floyd et dans l’ordre de leurs sorties”
Jonathan est, lui, plus radical : “La hype des vidéos de confinement m’a très vite gonflée, j’ai du mal à voir ça comme autre chose qu’une manière obstinée de perpétuer l’industrie en tant qu’industrie et rien d’autre. Ça me semble particulièrement glauque vu le contexte tragique actuel.” Devant l’afflux de mixes, de playlists en tout genre – du même acabit que les livres à lire, les films à revoir, les séries à découvrir – et toutes ces injonctions à profiter d’un temps libre qui n’en est pas vraiment un, la résistance s’est vite organisée. Jérôme : “J’écoute de la musique électronique depuis trente ans aujourd’hui, de la house à la techno en passant par l’ambient, mais le confinement à fait que ce n’était plus possible d’écouter tout ça. Tous ces sets de DJ improvisés dans des salons en tout genre, quand ce n’était pas dans la cuisine, ont eu raison de mes oreilles. Ainsi, j’ai transféré mes neurones vers d’autres univers musicaux, c’est beaucoup de classique et de piano en ce moment.”
Effet logique du confinement beaucoup se sont reportés vers des genres considérés de niche, comme le jazz ou le classique, dont les progressions d’écoute sont phénoménales et qui pourraient bien sortir vainqueurs de ce confinement, face à beaucoup de genres qui sont apparus, face à l’ennui, mécaniques et fonctionnels. “Quand je regarde les réseaux sociaux, constate Rodrigue, je m’aperçois que les gens ne postent de la musique que si ça leur rapporte quelque chose. Ce n’est pas la musique le centre du sujet mais le nombre de commentaires et de likes que ça peut drainer, comme si c’était une manière de se rassurer sur leurs propres goûts. J’ai l’impression que plus personne ne prend vraiment le temps d’écouter de la musique pour en écouter, qu’elle est devenue une sorte de papier peint. J’ose espérer qu’avec le confinement, la disparition des bruits parasites comme ceux des voitures, des chantiers de rue, les gens vont redécouvrir le bruit de la nature, le bruit des oiseaux, tout l’environnement qui rend possible et magique la musique, mais je ne suis pas certain que le capitalisme soit capable de réfléchir à ses méfaits.”
“La temporalité de la sortie musicale était vraiment différente à l’époque du CD”
Un certain défaitisme partagé par Sophian Fanen, pour le mot de la fin : “Je pensais que le monde pouvait changer, et que c’était le moment ou jamais de repartir différemment sur des nouvelles bases, notamment au niveau climatique, etc. Et puis quand Wuhan a été déconfiné et que j’ai vu la queue devant les magasins de luxe j’ai déchanté. Je m’attends à ce que le monde reparte aussi con qu’il était. C’est vraiment le streaming qui a créé cette fuite en avant de la nouveauté parce qu’auparavant, les disques sortaient plus lentement, la temporalité de la sortie musicale était vraiment différente à l’époque du CD ou dans les années 2000, aujourd’hui l’internet a accéléré tous les domaines comme celui de la musique. Est-ce que ça peut l’inverser ? Ou le pondérer ? Tant que les plateformes de streaming seront dépendantes de ce pétrole-là, c’est évident que non.”
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