Outsider aux Etats-Unis, Jimi Hendrix traverse l’Atlantique pour enregistrer un premier album qui deviendra rapidement une pierre d’angle du rock psyché. Et du rock tout court. Un article issu de notre hors-série “1967 – Psychédélisme et contestation”.
Dans l’Angleterre des années 1960, à la différence des Etats-Unis, le blues est considéré comme le saint Graal. Le plus célèbre de tous les guitaristes, Eric Clapton, y est appelé God par ses fans. Selon son manager Chas Chandler, Jimi Hendrix ne voulut sérieusement envisager de l’accompagner à Londres qu’à la condition qu’il puisse rencontrer Clapton.
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Hendrix a en fait les mêmes aspirations : sortir le blues du ghetto dans lequel les puristes le maintiennent. Hendrix voit certainement en Clapton un surdoué mais aussi un éclaireur sur les terres que lui-même veut explorer. Et l’Angleterre de Cream, de Fleetwood Mac et des Rolling Stones, à défaut d’une Terre promise, lui apparaît comme la rampe de lancement idéale.
L’ironie veut qu’une semaine après son arrivée dans la capitale anglaise Chandler lui propose d’aller voir Cream, le groupe de Clapton, qui joue à la Central London Polytechnic. A la fin du set, Jimi est invité à rejoindre le trio sur scène pour une jam sur Killing Floor de Howlin’ Wolf. Chandler raconte :
“Je n’oublierai jamais la tête qu’a faite Eric quand Jimi s’est mis à jouer. Il était livide. Il est sorti et s’est contenté de regarder en se tenant sur le côté de la scène.”
http://www.dailymotion.com/video/x3x852_jimi-hendrix-experience-killing-flo_music
L’étape suivante voit la constitution d’un groupe autour de Hendrix. Chandler lui présente Noel Redding, guitariste de 21 ans qui tiendra finalement la basse, puis Chandler et lui auditionnent deux batteurs, Mitch Mitchell et Aynsley Dunbar. L’un et l’autre sont si doués techniquement qu’il leur est impossible de choisir. Finalement, Chandler décide de tirer à pile ou face. Le sort est favorable à Mitchell…
Avec Mitchell et Redding, deux musiciens de rock capables de le suivre sur d’autres terrains, Hendrix dispose d’une formule à la fois resserrée et ouverte. The Jimi Hendrix Experience est né. De retour à Londres après une tournée française en première partie de Johnny Hallyday qui a permis à The Jimi Hendrix Experience de se roder, le trio entre en studio pour enregistrer son premier single, Hey Joe.
Musicalement, le morceau montre la rapidité avec laquelle la greffe a pris entre les trois, avec Mitch Mitchell, batteur fougueux et prolifique tenant crânement tête au lyrisme de la guitare, et Noel Redding, assurant stabilité et équilibre à l’ensemble. Jimi, se sentant enfin dans son élément, pouvait faire naître le son qu’il entendait dans sa tête.
Sur Purple Haze, son second single, il utilise pour la première fois une pédale fuzz ainsi que l’Octavia, un appareil qui permet d’augmenter ou d’abaisser le son d’une octave. Si bien que sa guitare est déjà bien plus qu’un instrument, un laboratoire où il expérimente de nouvelles sonorités.
Le moment où tout bascule
Le 13 décembre 1966, l’Experience est programmé à Ready Steady Go!, l’émission musicale la plus regardée de la télévision anglaise. L’effet est immédiat. Hey Joe grimpe dans les charts et la grande presse se trouve dans l’obligation d’ouvrir ses pages au phénomène. Lorsque, à la fin d’un concert donné au Finsbury Park Astoria de Londres, Jimi met le feu à sa guitare avant de la fracasser sur son ampli, les médias s’enflamment.
Un tabloïd titre : “Le sauvage de Bornéo.” “C’est la fin du monde civilisé !”, annonce un autre. Il demeure que le succès de Hey Joe est le moment où tout bascule. Le moment où Polydor consent à financer Track Record, le label de Chris Stamp et Kit Lambert sur lequel Hendrix a signé à son arrivée à Londres.
A l’issue de leur première tournée anglaise entre la fin 1966 et le début 1967, les musiciens ne gagnent pratiquement rien. Du trio, seul Noel Redding s’en plaint à leur business manager Mike Jeffery. De son côté, Jimi semble assez peu concerné par l’argent et ne s’intéresse qu’à une chose : sa musique.
Il vit désormais dans un appartement de l’Ouest londonien avec Kathy Mary Etchingham, avec laquelle il aura une relation suivie mais non sans remous. Il composera ainsi The Wind Cries Mary, le troisième single de l’Experience, à la suite d’une violente dispute avec elle. La chanson figure sur le premier album du groupe, Are You Experienced, qui sort le 12 mai.
Le journaliste américain Dave Marsh écrira que ce disque bouleverse toutes les règles “tout en comblant toutes les attentes”. C’est à la fois un best of et un album concept qui offre une perspective sur les différents aspects de sa musique et propulse le rock dans l’ère supersonique.
On y retrouve les singles Hey Joe et Purple Haze et, dans une veine heavy rock similaire, Fire, Foxy Lady et Manic Depression. De facture plutôt classique, Red House est un blues dans la lignée de ceux d’un Buddy Guy ou d’un Howlin’ Wolf, que Jimi agrémente d’une giclée de notes en fusion. A l’enracinement de ce dernier correspond le voyage spatial de Third Stone from the Sun, avec son feedback contrôlé et cette aptitude à se transporter dans des mondes imaginaires.
Are You Experienced et I Don’t Live Today reflètent de façon criante son inadaptation au monde qui l’entoure. Jusqu’à cette ballade, May This Be Love, à la ligne mélodique d’une grande majesté et aux paroles impressionnistes mais comme vidées de toute réalité.
Ainsi, partout sur ce disque transpire ce sentiment de ne pas avoir de place ici-bas. Or, on peut dire que le succès n’allait pas lui permettre de s’y rétablir, ou d’y trouver la moindre stabilité. Lui qui, la veille encore, était méprisé sur le circuit des clubs miteux du sud des Etats-Unis raciste ou bien faisait l’objet de railleries et de vexations de la part des musiciens qui l’employaient allait subitement être adulé.
En juin 1967, sa prestation au festival de Monterey va constituer un tournant dans sa carrière et le révéler, alors que le public américain n’a encore jamais entendu son nom et qu’il passe même pour le dernier avatar de la British Invasion.
Paul McCartney, qui parraine le festival, a insisté pour qu’il soit à l’affiche, affirmant qu’un tel événement n’aurait aucun sens sans sa présence. Pour Jimi Hendrix, l’enjeu est d’importance car il s’agit d’un retour au pays et, quelque part, d’une revanche à prendre. Son passage va surtout laisser une image : celle d’un démiurge érotique en chemise à jabot et boa, agenouillé devant sa guitare et l’aspergeant d’essence à l’aide d’une burette avant d’y mettre le feu et de la fracasser contre son ampli.
Ce “sacrifice” allait désormais le suivre, voire le précéder. Rares furent ceux qui essayèrent de comprendre la signification de ce rituel comme le fit l’auteur de cet article paru dans le San Francisco Chronicle quelques jours après le concert de Monterey :
“S’il était un artiste superficiel, sans style ni poésie, ce gimmick lui serait sans doute essentiel. (…) Mais Jimi possède style et poésie, et son feu est le plus important de tous : le feu intérieur.”
Deux albums références en un an
Jimi Hendrix en est-il réconforté ? C’est peu probable. Loin de simplifier les choses, son triomphe à Monterey ne fait qu’aggraver le malentendu. Mike Jeffery en profite pour signer une tournée américaine en première partie des… Monkees. Gentils, proprets et rassurants, ils se situent aux antipodes de ce que représente l’Experience.
En apprenant cela, Chas Chandler manque de se trouver mal. Mais Mike Jeffery n’en démord pas. Il veut absolument pénétrer le marché du public teenager. C’est ainsi que Hendrix et l’Experience se retrouvent à jouer vingt minutes en première partie des Monkees dans des salles remplies de gosses accompagnés de leurs parents. Au bout de quelques dates, Jimi, complètement déprimé, décide de jeter l’éponge. Pour sauver la face, les agents de presse du groupe publient un communiqué pour annoncer la défection prétextant qu’une organisation de mères de famille (Daughters of the American Revolution) a fait pression pour que Jimi soit retiré de l’affiche pour obscénité.
Sa première tournée américaine avec l’Experience se solde par un échec doublé d’une humiliation. Avant de retourner à Londres pour enregistrer son second album, Jimi fait étape à New York. L’y attend Ed Chalpin, avec qui il avait signé un contrat d’exclusivité à l’époque où il se produisait sous le nom de Jimmy James & The Blue Flames. Chalpin lui annonce qu’il va intenter un procès à tous ceux qui ont sorti ses disques sans son autorisation.
Pris de court, Jimi tente de calmer le jeu et se propose d’enregistrer avec Curtis Knight quelques morceaux comme musicien de studio, demandant en échange à Chalpin de respecter son anonymat. Bien qu’il accepte le marché, Chalpin reviendra sur sa parole et sortira la version de Like a Rolling Stone de Curtis Knight rebaptisée How Would You Feel, avec le nom de Jimi sur la pochette. Track et Polydor sont contraints de repousser la sortie du nouveau single de l’Experience, Burning of the Midnight Lamp, et se trouvent dans l’obligation de négocier avec Chalpin afin que puissent paraître ses futurs enregistrements.
Lorsqu’il s’enferme aux Olympic Studios de Londres pour réaliser le deuxième album Axis: Bold As Love, Jimi a toutes les raisons de vouloir s’évader du monde réel et de chercher dans la musique une formule magique qui puisse le rendre intouchable. Chas Chandler est suppléé en studio par Eddie Kramer, un ingénieur d’origine sud-africaine dont le rôle se révèle prépondérant. Roger Mayer, l’inventeur de l’Octavia, procure de son côté les effets spéciaux avec lesquels Jimi souhaite enrichir les pistes.
Axis: Bold As Love est du reste un disque kaléidoscopique dans tous les sens du terme, avec cette floraison de dubs, d’overdubs, de bandes passées à l’envers, de réverbérations. Jusqu’à cette pochette conçue par Roger Law (futur Spitting Image) où l’on voit le guitariste en Shiva, ambivalente divinité du panthéon indien de la destruction et de la création, toujours représentée munie de plusieurs mains. Cette image symbolise parfaitement ce mutant que devient Jimi Hendrix, qui essaie de produire un rock total et polychrome.
If 6 Was 9, Spanish Castle Magic et Bold As Love sont peut-être les meilleurs exemples de la musique follement lyrique et parfaitement maîtrisée dont il avait toujours rêvé. Chef-d’œuvre du disque, Little Wing est une pure rêverie révélant la psychologie d’un artiste à la recherche d’un refuge hors du monde.
Quoique l’album se révèle plus satisfaisant que le précédent, Jimi ne peut s’empêcher d’exprimer sa frustration pendant la promotion d’Axis… Il juge le temps passé en studio trop court et se dit frustré par les ressources techniques du lieu. Le disque voit le jour le 1er décembre 1967, concluant ainsi en beauté l’année de référence du rock psychédélique, celle de Sgt. Pepper et du premier album des Doors.
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