À 20 ans, c’est l’une des plus grandes pop stars mondiales. Billie Eilish fera escale à Paris le 22 juin, le temps d’un concert bien entendu archi-complet, pour y défendre “Happier than Ever”, son deuxième album de murmures torturés.
Billie Eilish est la star de notre temps. Une star globale, puisqu’elle en est à la fois la voix, la musique mais aussi le visage, l’esthétique, le comportement, le langage, l’univers. Billie Eilish n’a que 20 ans mais s’est d’ores et déjà hissée à un tel niveau de firmament que l’on peine à imaginer quelle barque il va bien pouvoir lui rester à mener dans les dix, vingt, trente ans à venir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le 16 avril, elle devenait la plus jeune tête d’affiche du mastodonte Coachella et livrait l’un des seuls bons shows du festival californien, trois ans après sa première date là-bas. “C’est si étrange. Je ne devrais pas être la tête d’affiche de ce truc”, déclarait-elle sur scène, l’air éberlué. Elle conclura son concert par un “Merci, Coachella ! Désolée de ne pas être Beyoncé.” Clin d’œil aux deux shows donnés par sa consœur en 2018.
Une nouvelle ère
Effectivement, Billie Eilish n’est pas Beyoncé. Et la différence de proposition entre ces deux stars “de la pop”, dira-t-on pour faire court, est immense. Si Beyoncé a fait de la maîtrise formelle et minutée, de la grandiloquence et de la réussite ses marques de fabrique dans un état d’esprit de self-made woman qu’elle présente comme un empouvoirement féministe, la jeune native de L.A. mise davantage sur l’authenticité, la transparence, la maladresse, bref sur l’humanité comme contre-proposition aux décennies de pop stars qui se voulaient surhumaines.
Billie ne compte pas se laisser piéger par le gros broyeur d’une industrie internationale qui transforme les artistes en machines à cash
Comme si Billie Eilish était le signe même d’une ère nouvelle pour la pop mainstream, après des décennies, aussi, à enfanter et encourager la réification de chanteuses telle Britney Spears, harcelée par les paparazzi, moquée par la presse, sous tutelle d’un père escroc et manipulateur, qui finit par s’en sortir après la mobilisation de fans décidé·es à la libérer. Britney est libre donc, et Billie ne compte pas se laisser piéger par le gros broyeur d’une industrie internationale qui transforme les artistes en machines à cash, voire en singes savants.
Pourtant, les chiffres de Billie Eilish sont impressionnants : 49 millions d’auditeurs et auditrices mensuel·les sur Spotify (tout comme Lil Nas X ; Beyoncé en compte, elle, 33 millions, Katy Perry, 45 millions, Taylor Swift, 54 millions) ; plus d’un milliard de vues sur YouTube pour son hit Bad Guy, sorti en 2019 ; 102 millions d’abonné·es sur Instagram ; sept Grammys au total pour ses deux albums, When We All Fall Asleep, Where Do We Go? (2019) et Happier than Ever (2021), sortis chez Interscope, filiale d’Universal ; un Oscar et un Golden Globe pour la chanson originale du dernier James Bond, Mourir peut attendre, qu’elle a signée avec son frère Finneas O’Connell ; une collection pour Nike comprenant une paire de baskets “Air Force 1”…
Billie Eilish a même déjà son documentaire, qui retrace sa jeune mais solide carrière, The World’s a Little Blurry, sorti l’année dernière sur Apple TV+. Plus de deux heures auprès d’une emo-pop star alors âgée de 17 ans, de l’écriture de son premier album dans la modeste maison familiale de Los Angeles à ses tournées internationales.
Retenons une chose de ce film : la présence, intense, de la cellule familiale, soit ses deux parents comédiens et son frère Finneas, avec lequel elle compose ses morceaux
Une parfaite illustration de la tendance actuelle à l’extimité, soit la représentation de son intimité, sans que l’on mesure jamais véritablement le degré de mise en scène contenue dans ces incursions dans sa chambre à coucher, dans sa cuisine, au plus près de ses atermoiements amoureux. Retenons tout de même une chose de ce film : la présence, intense, de la cellule familiale, soit ses deux parents comédiens qui l’encouragèrent à chanter, encore et encore, et l’accompagnent aujourd’hui dans sa carrière, et son frère Finneas, avec lequel elle compose ses morceaux, pierre angulaire de sa carrière.
Ainsi de cette scène dans la cuisine où Finneas explique à la mère que le label Interscope l’incite à écrire un tube pour le premier album de sa sœur. Arrive Billie Eilish, qui comprend ce qui se trame et explique qu’elle n’a jamais eu comme objectif de pondre de morceau “conventionnel” ou “accessible au plus grand nombre”, que son expression est celle de la singularité, que cela plaise ou pas. De là à savoir si la scène est spontanée, c’est une autre question…
Refus des formatages
Reste que Billie Eilish est, effectivement, parvenue – avec l’aide précieuse de son frère – à écrire des morceaux personnels parlant à l’universel, à transformer ses scarifications adolescentes en une catharsis artistique, à sortir du puits mental par la force de son écriture et de sa voix, malgré son syndrome de Gilles de la Tourette qui entraîne de multiples tics.
Le fossé avec le modèle historique de la chanteuse pop se creuse : face aux “grandes voix” tutoyant les aigus à la Céline Dion et Mariah Carey, face à l’affirmation sensuellement insolente des voix de Rihanna et de Beyoncé, Billie Eilish propose un murmure. Une voix qui prend racine dans l’ASMR pour mieux tisser un lien fondé sur une fragilité partagée avec son auditeur·trice, qui a la troublante impression d’être l’unique destinataire de sa proposition musicale. Extimité, quand tu nous tiens…
La noirceur de ses textes et de ses clips, où une araignée lui sort de la bouche, où un liquide sombre lui coule des yeux, est le reflet de son adolescence torturée, que semble partager le plus grand nombre. “Les jeunes sont déprimés, c’est une époque effrayante”, explique très justement sa mère dans le documentaire lorsqu’on l’interroge sur les ténèbres qui mangent la musique de sa fille.
Elle a cette capacité à dire la peine existentielle en parlant au plus grand nombre, à se battre pour le droit à l’autodétermination
Une jeunesse née après le 11 Septembre, ayant grandi dans un monde en proie aux crises (climatiques, migratoires, pandémiques), aux fake news, à la défiance vis-à-vis de la politique, à la violence des images à portée d’un clic de smartphone comme à la solitude du tout-numérique. “The loneliest generation embraces Billie Eilish” (“La plus solitaire des générations adoube Billie Eilish”), titrait le New Yorker en 2019.
Dans un article de 2021 consacré aux descendant·es de Nirvana, nous écrivions : “En définitive, la grande héritière de Kurt Cobain s’appelle certainement Billie Eilish.” Elle, comme lui, a cette capacité à dire la peine existentielle en parlant au plus grand nombre, à se battre pour le droit à l’autodétermination, à marier premier degré et grimaces, à se retrouver au sommet de la pyramide tout en rejetant les formatages, même si leurs propositions musicales sont différentes, bien sûr, les guitares grunge ayant laissé place à des nappes électroniques rehaussées de beats hip-hop, à davantage d’hybridité musicale et de paris audacieux (enregistrements de bruits d’appareil dentaire, par exemple).
Les deux proposent, aussi, une esthétique vestimentaire qui dit un certain je-m’en-foutisme, ou du moins un refus de rentrer dans le rang : aux pop stars moulées dans le fantasme de la Lolita, Billie Eilish oppose baskets et tenues sportswear XXL, couleurs de cheveux improbables (vert, gris, bleu), ongles manucurés extra-longs tout à la fois futuristes, saugrenus et inquiétants. Une nouvelle image de la féminité, ou plutôt une tentative pour sortir de la binarité stéréotypée du masculin/féminin en piochant ici et là pour concocter le look moderne.
Même si un shooting pour Vogue en lingerie fifties à la Marilyn Monroe et la pochette de son deuxième album, Happier than Ever, qui emprunte à l’esthétique classique hollywoodienne, ont déconcerté, voire agacé certain·es, qui lui ont reproché de rentrer dans le moule. C’est ne pas voir que la larme qui roule sur la joue de Billie sur ladite pochette vient, tout comme ses textes qui taclent les écueils de la célébrité, contredire le titre même de l’album. Billie est assez douée côté ironie et autodérision, ce qui la sauve du tout-emo. Et comme elle le dit si bien, elle reste sa seule juge.
Failles et murmures
On a l’impression de la connaître, Billie, ado californienne boudeuse ayant soigné ses blessures en s’enregistrant dans sa chambre avec un frère de quatre ans son aîné. Et pourtant, quelque chose échappe, forcément. Tout a commencé par un premier morceau, Ocean Eyes, enregistré à l’âge de 13 ans et posté sur SoundCloud fin 2015. Un deuxième titre, Bored, est choisi pour figurer dans la série de Netflix 13 Reasons Why, qui parle du suicide adolescent. Suivent une flopée de morceaux postés en ligne tous les vendredis, puis un premier EP, Don’t Smile at Me. Nous sommes en 2017, et Billie Eilish tourne déjà.
Comment comprendre la symbiose entre son esprit et celui de ce frère aussi présent que sereinement posté dans son ombre ?
Mais comment expliquer la fulgurante ascension de cette ado ? Où trouver l’origine de cette voix qui murmure et achoppe, sinon peut-être dans les secrets que l’on se transmet, à voix basse, sous une couette, ou dans les messages vocaux que l’on envoie à l’être aimé ? Comment comprendre la symbiose entre son esprit et celui de ce frère aussi présent que sereinement posté dans son ombre ? Serait-ce possible que les appels à l’aide et les pensées noires couchés par une jeune fille de 14 ans dans son journal intime aient débouché sur cet univers cauchemardesque, qui dit la crise existentielle avec ce qu’il faut de petit sourire narquois pour ne pas sombrer ? Probablement.
L’écoute de musique y est aussi pour beaucoup. Billie Eilish cite nombre d’artistes : Childish Gambino, Frank Ocean, Tyler, the Creator, Lana Del Rey, The Beatles, Gorillaz, The Strokes… Celle qui se pâma, plus jeune, devant Justin Bieber (qui depuis l’adule) a invité Damon Albarn en featuring à Coachella. La paire a repris Feel Good Inc. de Gorillaz sous le regard désemparé de l’assemblée, qui a mis un bon moment à comprendre qui pouvait être ce vieux type s’agitant à côté de leur idole, certain·es le prenant pour son père.
Billie Eilish est devenue l’incarnation même de la génération Z, jusque dans son versant militant : elle défend le droit à l’avortement, soutient Greta Thunberg, milite pour les ONG Greenpeace et Fridays for Future, a produit un documentaire sur l’industrie agroalimentaire (They’re Trying to Kill Us) et n’hésite pas à raconter avoir développé une addiction au porno en ligne dès l’âge de 11 ans, ce qui lui a “détruit le cerveau”.
“Je ne veux jamais devenir prévisible”, a-t-elle lâché en interview. Phrase toute faite qui prend pourtant une dimension réelle chez elle. Billie Eilish O’Connell pourrait bien, en effet, échapper à toute prévisibilité.
Happier than Ever (Interscope/Universal). Concert le 22 juin à Paris (Accor Arena).
https://youtu.be/gEbTcin4LPg
{"type":"Banniere-Basse"}