Et si, le 23 février 2000, Air avait définitivement convaincu les cinéastes de faire appel à des producteurs issus des circuits électroniques pour réaliser la bande-son de leur film ? La question mérite d’être posée, alors que l’on fête les vingt ans de la BO de “Virgin Suicides”.
Dans l’imaginaire collectif, la B.O. de Virgin Suicides pourrait se résumer à cette pochette, rose, poétique, merveilleusement automnale, toujours aussi fièrement affichée dans les bacs de la Fnac et des disquaires de l’Hexagone. Il y a aussi ces notes suspendues, en apesanteur, ces basses tout en rondeurs, ces orgues analogiques et cette romance mélancolique : celle d’un “high school lover”, d’après les mots chantés sensuellement par Thomas Mars sur Playground Love.
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C’est beau, c’est fort, c’est d’une justesse et d’une classe assez rares. À tel point que certains critiques n’hésitent pas à faire de cette bande originale le Saint Graal des musiques électroniques au cinéma – un constat un poil exagéré, mais absolument pas déplacé pour autant, quand on sait que John Carpenter, Goblin, Tangerin Dream ou même Jóhann Jóhannsson ont instauré ce dialogue entre les genres bien avant les deux Français.
Après tout, Virgin Suicides contribue largement à populariser une idée désormais répandue : la présence de musiciens issus du circuit des musiques électroniques à la composition de scores pour le 7ème art. Rone, Yuksek, Agoria, SebastiAn, Sébastien Tellier ou Para One : tous ont choisi de confronter leur univers au cinéma ces dernières années, en quête de nouvelles expressions, de textures inédites et de respectabilité, là où les œuvres des artistes précités étaient souvent destinées à des films de série B ou Z, longtemps moqués avant d’accéder à la reconnaissance.
Une étape importante
“Sans parler de révolution esthétique, précise Rone, je dirais que cette BO a participé à une prise de conscience. Du genre : ‘Ah ouais, c’est assez classe de pouvoir faire appel à ce type de sonorités dans des films’. À l’époque, c’était un choix audacieux de la part de Sofia Coppola, une étape importante. Il y avait eu un certain nombre de travaux similaires auparavant, mais Virgin Suicides a probablement rendu branchouille l’utilisation de musiques électroniques”. Un constat peu ou prou partagé par Rob, compositeur pour Rebecca Zlotowski (Belle épine, Grand central) ou Éric Rochant (Le bureau des légendes) : “D’un côté, ça a permis à Sofia Coppola de bénéficier d’un package cristallisant son amour des seventies, des synthétiseurs et des Giallo. De l’autre, Nicolas et Jean-Benoît ont pu produire l’un de leurs meilleurs disques et se construire une carrière en Amérique”.
Rétrospectivement, ce qui intrigue avec cette BO, c’est que ce déluge de sons et de songes, voués à l’éternité, a été envisagé selon une méthode de fabrication traditionnelle, bien connue des amateurs de musiques de films. Tous les morceaux, censés compléter un album nommé Virgin Suicides, dans lequel Sofia Coppola viendrait piocher les thèmes et les tonalités recherchés, ont en effet été composés en direct, en regardant le film sur VHS, selon un processus créatif autrefois adopté par Miles Davis au moment d’enregistrer la bande-son d’Ascenseur pour l’échafaud. Problème : Sofia Coppola et Brian Retzell, engagé en tant que music supervisor, trouvent la musique trop dark, pas assez nuancée – pas pour rien, finalement, si 80 % des compositions enregistrées ne figurent pas dans le film, lui-même très différent de son montage original.
De nouvelles lignes de fuite
Dans sa première version, Virgin Suicides est en effet plus trash : de jeunes filles se suicident dans des baignoires qui débordent de sang, les scènes de sexe sont aussi belles que glauques et la drogue y est omniprésente. Un choix scénaristique qui effraie Hollywood, mais pas les deux Français, qui y voient l’opportunité de s’éloigner des envolées célestes de Moon Safari et de mettre de côté leur attrait pour l’easy listening : “Ce projet Virgin Suicides, plus sombre, c’était l’occasion de montrer qu’on était de bons compositeurs, de bons musiciens, de bons producteurs. Et ça nous permettait d’éviter l’écueil du deuxième album, tout en en faisant un”, racontait Nicolas Godin dans nos pages il y a quelques années.
Et Jean-Benoît Dunckel d’ajouter : “C’est là qu’on s’est lâchés sur les trucs sombres et planants. On a découvert le côté noir d’Air. Après, on a pu puiser là-dedans en fonction des projets. Notre côté expérimental est apparu à ce moment-là. Il s’est beaucoup retrouvé sur 10 000 Hertz Legend. On voulait faire des morceaux non formatés, libres, pas forcément des singles radios.”
On pourrait rétorquer Playground Love, composé en urgence après un appel de Brian Retzell réclamant depuis Los Angeles une chanson à même d’illustrer le générique de fin, est de ces tubes amicalement pop, taillé pour accrocher les cœurs. Mais ce n’est pas le sujet. L’essentiel, c’est de retenir que le duo, accompagné de tout un barnum d’instruments (un clavecin électrique, un orgue Hammond, un saxophone, une boîte à rythme vintage, et.) et bien décidé à ne pas assurer la promo du disque, a réussi en quinze jours à peine à populariser le mariage de deux univers qui se sont longtemps regardés avec méfiance : le cinéma et les musiques électroniques, dont le dialogue s’opère ici en totale harmonie.
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