Que diable Leonard Cohen fabrique-t-il à Los Angeles ? Aujourd’hui, il s’occupe de nous. Nous étions venus lui voler quelques heures, il nous offre sa journée avant de se retirer, la nuit tombée, sur ce salut chaleureux et martial qui ponctue ses rares apparitions scèniques.Dix heures plus tôt, il est midi. Avant de parler, il […]
Que diable Leonard Cohen fabrique-t-il à Los Angeles ? Aujourd’hui, il s’occupe de nous. Nous étions venus lui voler quelques heures, il nous offre sa journée avant de se retirer, la nuit tombée, sur ce salut chaleureux et martial qui ponctue ses rares apparitions scèniques.
Dix heures plus tôt, il est midi. Avant de parler, il nous emmène pour une ballade à la périphérie de son quartier. Son Los Angeles n’est pas celui de la légende, du Château Marmont, de Mulhulland Drive et de Sunset Boulevard. Le sien, c’est le Los Angeles sans glamour dont tout le monde se fiche, un peu plus au Sud, où la plupart des rues parlent avec l’accent coréen. Ici, l’herbe jaune grignotte le bitume d’avenues blanchies par le soleil et l’apparente inactivité, comme si on ne pouvait empêcher l’endroit de retourner à l’état de désert. Au Chariott, coffee-shop préhistorique avec vue panoramique sur les bâtiments désaffectés de La Brea, Cohen réussit à nous faire ingurgiter un jus de carotte. A la gentillesse de cet homme, on ne peut rien refuser. Il vient déjeuner ici quelques fois par semaine, sous les regards embaumés de Dean Martin et de Bob Mitchum. C’est sa seule cantine. Dans quelques jours, la patronne coréenne se demandera encore pourquoi cet habitué si anonyme s’est fait mitrailler chez elle par deux jeunes pas du coin. Sans doute quelques lointains neveux venus visiter leur oncle oublié. Elle en discutera avec son voisin le tailleur italien, auquel Cohen achète à la dérobée deux cravates et trois paires de chaussettes grises, emballées dans un sachet de papier craft. « J’espère que vous ne vous ennuyez pas » dit-il en rallongeant d’une heure un trajet de cinq minutes, « Je pourrais faire ça pendant des heures ». Ne vous en faites pas, nous aussi prenons un silencieux plaisir à rouler, contemplatifs. « J’en profite, je ne loue une voiture que de temps en temps. Il faudrait peut-être que je pense à en acheter une » nous explique sans rire l’unique piéton à habiter Los Angeles.
De retour chez lui, il nous installe sur le balcon de son pavillon spacieux mais sans luxe. Au rez-de-chausée, le local de la petite société d’édition avec laquelle il gère ses droits d’auteur. Au premier étage, son palais janséniste. Des murs blancs vides de toute décoration, des fauteuils recouverts de draps tout aussi blancs, du mobilier épuré de vieux bois clair : dans chaque pièce, un bureau aux dimensions de table de ping-pong. Il ne traîne nulle part un objet, pas un journal, pas même un livre. En passant par la salle de bain, le peigne et le rasage confisquent au Prince sa gueule de clodo. « Regardez comme on est bien, tout est calme » dit-il en nous invitant à contempler les toits anonymes de ses voisins, « C’est parfait pour discuter ». Débit au ralenti, calme uniforme et douce gravité, l’avare de paroles ne cultive visiblement aucune jubilation à s’écouter.
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Votre nouvel album était prévu pour début 91, on ne l’attend plus avant 92. Que se passe-t-il ?
Je pourrais m’estimer heureux s’il n’a qu’un an de retard (rires)? On dirait que ça prend du temps. Dans ce cas particulier, j’y travaillais l’été dernier lorsque mon fils a eu un très sérieux accident de voiture, il est resté quatre mois à l’hôpital. J’étais avec lui pendant tout ce temps, ce qui a fait que le disque s’est totalement évaporé de mon esprit. Maintenant, je dois ramasser les morceaux. Mais même sans cet accident, il y aurait eu du retard, car une fois encore j’ai le sentiment que les chansons ne sont pas finies, alors que je les croyais finies. Je continue de penser qu’il existe une manière facile de faire tout ça, mais je ne l’ai toujours pas trouvée.
Comment expliquer que vous travaillez sur certaines des chansons depuis des années ?
On dirait que quelque chose ne va pas, vraiment pas (rires)? Mon esprit, lorsque j’écris, est complètement confus, il se débat au fond d’un puits, essayant de chercher quelque chose qui permette à la chanson d’exister dans le monde. L’amener à exister semble difficile. La plupart des choses réussies sont pourtant simples. Mais je n’ai pas trouvé de moyen simple pour faire les choses. Je cherche toujours. Le fait que ça prenne beaucoup de temps ne signifie pas que ce soit moins urgent, c’est urgent à chaque minute. C’est pourquoi cette situation est impossible.
N’est-ce pas une obsession de la perfection ?
La notion de perfection est beaucoup trop luxueuse pour moi. C’est à un niveau bien plus urgent que la perfection. C’est de la survie. Personnellement et pour mon travail. Comment m’en sortir ? Comment trouver une voix capable de permettre à ces chansons d’apparaître ? C’est donc une situation où le luxe n’a pas sa place, où seule l’urgence est en cause.
Dans quelle mesure ce processus diffère-t-il de celui des premiers albums ?
Le tout premier album était également impossible à faire. Ça a échoué plusieurs fois. Je m étais tellement éloigné de mes chansons que je suis allé voir une hypnotiseuse à New York. C’était désespérant et fou à ce point-là. Je lui ai dit que je voulais me souvenir de quoi parlaient ces chansons : Pouvez-vous me mettre dans une transe profonde et m ordonner de m’en souvenir ? » Elle a essayé mais je me suis mis à rire et suis parti (rires)?
Quand vous travailliez sur vos poèmes ou sur vos romans dans les années 50 et 60, le processus était-il plus rapide ?
A certains moments les choses sont allées très vite, mais j’ai réécrit mon premier roman, The Favourite game, quatre ou cinq fois. Il y a toujours eu des difficultés mais maintenant, ça semble particulièrement lent. Ça m’est égal que ce soit lent et désagréable, si le résultat est bon. Lorsque les chansons sont finies, je me sens bien. Donc, je ne me plains pas. Lorsque je regarde ces chansons, Hallelujah, Dance me to the end of love, je sais ce que j’y ai mis, elles ont un certain sens d’accomplissement qui me fait plaisir. Je sais qu’elles existent dans une forme correcte.
Lorsque j’étais jeune, certains poèmes émergeaient très vite, mais je crois avoir toujours réécrit, rectifié, repensé une grande partie du matériau, même à cette époque.
Votre écriture a-t-elle dès le début été liée à la notion de survie ?
Comme tout vrai travail, au départ c’est une lune de miel, ensuite c’est un mariage. Peut-être que ces premiers poèmes d’amour, With Annie gone, whose eyes to compare with the morning sun / Not that I did compare but I do compare now that she s gone , sont apparus assez spontanément. Lorsque je regarde dans mon premier livre ces poèmes que j’ai écrits à 15 ans, ils me semblent bien, je ne sais pas pourquoi j’ai suivi une autre voie. Je préférerais largement être l’un de ces chanteurs capables de sortir une chanson en quelques minutes. Il y a quelques années, j’ai assisté à un concert de Dylan à Paris, après lequel nous avons pris un café ensemble. Il a mentionné une de mes chansons qu’il jouait sur scène, Hallelujah. Il m a demandé Combien de temps t’a-t-il fallu pour l’écrire ?? Eh bien’ Je ne sais pas’ Deux ans peut-être, au moins.? Je lui ai ensuite parlé d’un de ses morceaux de Slow train coming, I and I : Et toi, pour celle-là, combien de temps ?? Il m a répondu Quinze minutes’ (rires)?
Vous êtes d’une famille juive profondément religieuse et traditionnelle. Votre style de vie a-t-il été en contradiction avec cette tradition ?
Avant que mon travail soit reconnu, les gens de ma famille étaient un peu consternés par mon choix de devenir un écrivain. Mais mon père est mort quand j’étais jeune, il n’y avait donc personne pour me contredire. J’ai fait l’objet de beaucoup de pressions pour ne pas être écrivain, mais je ne le sentais pas. Ma mère m a dit plusieurs fois « Contente-toi de suivre ton instinct. » Il y avait cette tendance à affirmer une vie intérieure.
Aviez-vous une image idéalisée de vos ancêtres, de vos parents ?
Je sentais bien ce que ma famille avait conscience de représenter. Par exemple mon nom, Cohen, signifie prêtre . J’avais l’impression que les gens de ma famille le prenaient au sérieux, qu’ils croyaient en un sens être prêtres par hérédité, qu’ils faisaient partie d’une caste de prêtres. Ils avaient conscience de leur propre destinée et de leur responsabilité envers la communauté. Ils fondèrent des synagogues, des hôpitaux, des journaux. J’avais le sentiment d’avoir reçu un héritage, qui concernait ma propre destinée dans le monde. Je suppose que sans ce sentiment quelque peu insensé de sa propre signification, je n’aurais pas écrit une chanson comme First we take Manhattan. Je pense que ça vient de cette lignée, de cette pensée boursouflée. Bien que l’ironie de cette chanson puisse indiquer que j’aie surmonté l’élément malsain de telles considérations.
Ce sens de la destinée était-il considéré comme une relation privilégiée à Dieu ?
Je n’entendais pas parler de Dieu. Dieu était mentionné dans les prières. Ce qu’ils prenaient par contre très au sérieux, c’était la famille, les fidélités, la position, la loyauté envers le passé. Ces choses-là n’étaient pas mystiques.
Dans quelles conditions votre famille est-elle arrivée au Canada ?
Vers 1860. La famille de mon père est venue d’une région de Pologne maintenant russe. Ma mère est venue de Lituanie dans les années 20, dix ans après la révolution. Elle avait 18 ou 19 ans. Leurs antécédents étaient très différents, bien qu’ils fussent tous deux de la même branche du judaïsme. Mais ma mère s’est mariée avec mon père en 1927. Elle ne faisait jamais référence à la Lituanie. Dans son milieu, on accordait beaucoup d’importance au fait d’être canadien et de faire disparaître les références au passé. Il n’y avait pas de sentiment nostalgique. Bien qu’elle parlât avec un léger accent, je n’ai jamais senti que pour ma mère, quelque chose était perdu à jamais, avait été abandonné.
C’est étonnant, mais je ne pense jamais à ma famille. Je n’y pense jamais plus. La présence de ma mère est très forte dans mon c’ur, particulièrement depuis qu’elle est morte. Ce que j’apprécie de ma famille, c’est qu’elle m a exposé à une forme de culture et de pensée, mais toujours de façon modérée. Il n’y avait aucun des éléments de fanatisme que je vois dans beaucoup d’autres familles similaires. Je suis reconnaissant envers mon milieu familial. Je n’ai pas le sentiment que c’était oppressif, que je ratais quelque chose. Il y avait de l’air frais. Je pensais que les gens de ma famille étaient bien. Ce que j’aimais, c’est qu’ils étaient très décents, honnêtes, amicaux, la façon dont ils menaient leurs affaires, leurs vies. Je ne parle pas des éléments personnels, de leurs relations avec leurs femmes, leurs enfants, ça c’était tout aussi désastreux que dans n’importe quelle famille. Mais c’était des gens honnêtes. Ils faisaient honneur à leur monde.
Votre mère ne parlait jamais de la raison de sa venue au Canada, de l’antisémitisme ?
Rarement. Bien sûr, il y avait eu des persécutions. Mais je ne l’ai jamais ressenti de manière oppressive ou menaçante. Je pense que sa vie intérieure, et c’est sans doute une caractéristique des gens de ma famille, était plus intense que sa vie historique. Dans un sens, ils vivaient en retrait du monde. Bien sûr, ils étaient affectés par ce qui leur était arrivé, le fait qu’ils aient dû partir, traverser l’océan, rencontrer des épreuves de toutes sortes, puis ils ont eu des privilèges, du confort. Mais, je pense que la vie qu’ils ont menée ne relevait pas de l’histoire. Elle était intensément personnelle.
Etaient-ils nostalgiques de leur pays natal ?
Je ne l’ai jamais ressenti. Ils étaient très patriotes. Mon père et son frère ont fait la Première Guerre mondiale, ils étaient officiers, membres de la légion canadienne. Ils étaient loyaux envers la Reine et l’Empire britannique et, en même temps, très fiers de leur tradition juive, dévoués à l’établissement d’institutions juives au Canada.
Aviez-vous conscience du confort dans lequel vous viviez, de l’argent, du prestige de la famille ?
Ce n’était pas le genre de grande famille qui devait tout à sa fortune. Il n’y avait pas tant d’argent que ça, aucun signe extérieur de richesse. Ils n’ont jamais vraiment prêté attention à leurs affaires. Ils avaient le sentiment d’incarner cet esprit sacerdotal, d’avoir certaines prétentions aristocratiques, dans cette toute petite communauté. Aujourd’hui, on les considérerait comme de la moyenne bourgeoisie.
Avez-vous des frères et s’urs ?
Une s’ur, de cinq ans mon aînée.
A ce jour, j’ai déjà vécu plus longtemps que mon père. Il est mort à
52 ans. Moi, à 52 ans, je ne savais presque rien. Les hommes, lorsqu’ils sont jeunes, ne se pardonnent pas. C’est très compétitif. A mesure que vous vieillissez, vous pardonnez vos rivaux, vos enfants, et tous les autres. Plus vous vous approchez de la sortie de la course, plus vous devenez charitable avec les autres coureurs. Mon père et moi serions à ce jour très proches’ Il aurait été difficile pour mon père de me voir traîner dans Montréal avec une guitare. Ce n’était pas l’idée qu’il se faisait de son fils. Mais c’était un gentleman. Il m a laissé une centaine de livres de poésie. La plupart n’avaient pas été lus ni même ouverts, mais ils étaient là. Mais je ne pense pas que ces choses aient beaucoup déterminé ma vie. Je ne pense pas beaucoup à mon enfance. Je ne crois pas que ce soit une explication légitime de la vie. Je pense que pour survivre il faut renaître, il faut surmonter les faits de l’enfance, les injustices, voire même les privilèges. Vous ne pouvez pas vous servir de votre passé comme alibi. En Orient, ils disent se réveiller . Les chrétiens disent renaître . Quelle que soit la métaphore, je crois qu’il y a un moment où l’on doit, si l’on veut survivre et avoir du respect pour soi, saisir de nouvelles circonstances qu’on n’a pas encore expérimentées. Les gens qui meurent sont ceux qui refusent de négocier avec cette nouvelle donne et continuent de se servir des vieilles circonstances comme alibi pour le sentiment de honte ou d’indolence. Vous apprenez bien-sûr des stratégies et des techniques au fil des ans, il n’y a pas de raison de rejeter tout ce qu’on acquiert. Mais je crois qu’à un certain moment, les anciennes stratégies cessent tout simplement de marcher et la vie s’effondre. De nouvelles circonstances se présentent.
Comment avez-vous réagi à la disparition de votre père ?
J’étais heureux d’avoir son couteau et son revolver. J’étais fier. Je n’avais pas de profond sentiment de perte, peut-être parce qu’il avait été malade pendant presque toute mon enfance. Il était souvent à l’hôpital. Ça semblait naturel qu’il meure, il était faible et il est mort Mon c’ur est peut-être froid. J’ai vraiment pleuré quand mon chien est mort. Mais quand mon père est mort, j’avais le sentiment qu’il devait en être ainsi. D’une certaine façon, ce n’est pas mon affaire, ça ne me regarde pas. Ce sont de plus grandes forces qui déterminent ces événements. On n’a pas à discuter avec ces forces supérieures. Je ne dis pas que c’était merveilleux, mais ça paraissait normal.
Vous avez parlé de sa bibliothèque. Etait-il un homme de culture ?
Pas de nature intellectuelle. Mais je dirais que son c’ur était cultivé. Je pense qu’il lisait beaucoup le Reader s Digest. Ce n’était pas une maison cultivée au sens européen, où les gens jouent du violon, échangent des idées. On n’avait pas de telles discussions à la maison, pas d’arrière-plan philosophique ou spirituel. Ce n’était pas nécessaire, car il y avait cette pratique religieuse, le calendrier religieux. C’était la structure de la vie.
La vie quotidienne était rythmée par le calendrier religieux ?
C’était le décor, l’arrière-plan. On célébrait le sabbat tous les vendredis soirs. On devait être à la maison, même lorsque nous étions plus âgés. On allumait les bougies, ce que je fais maintenant encore. On disait les prières, on allait à la synagogue le samedi matin, à l’école du dimanche le dimanche matin, à l’école hébraïque trois fois par semaine. Ça se passait parallèlement à une scolarité canadienne ordinaire. L’école était importante et la synagogue était importante. C’était les deux institutions phares. Mais le mot religion n’était jamais utilisé. C’était des gens qui avaient hérité d’un calendrier, ils nageaient dedans, c’était leur élément naturel. On n’en faisait pas toute une histoire. Ils n’étaient pas fanatiques. Tout cela était amical, ordinaire. Ce n’était jamais mentionné, pas plus que le poisson ne révélerait la présence d’eau.
Etiez-vous séduit ou intéressé par l’imagerie et le langage de la religion ?
Non, je n’avais aucun sentiment particulier sur la religion. A l’exception de quelques moments, lorsqu’on entendait chanter la chorale. Ça me donnait des frissons dans le dos. A part ces quelques très rares moments, c’était très ennuyeux. Très ennuyeux d’avoir à rester à la synagogue, d’aller à l’école hébraïque. Je n’étais absolument pas un enfant saisi d’émotions en présence du sacré. Pas du tout. Je n’étais même pas particulièrement séduit par les mots ou le langage. Bien sûr, à certains moments, lorsque la mélodie du service religieux était particulièrement belle et sacrée, on avait conscience d’une certaine dignité, d’une certaine solennité. Rien de très profond, mais peut-être qu’au milieu de tout ça, une partie de cette solennité, de cette incantation, de cette dignité, m a touché. Plus tard, j’ai pu sentir qu’il y avait là quelque chose de très beau et de sacré, car ces gens se réunissaient au nom de quelque chose qui se trouvait au-delà de la cupidité ou de l’ambition. Mais je n’étais pas touché de manière consciente.
La religion vous a-t-elle néanmoins enseigné des principes que vous avez conservés jusqu’à maintenant ?
Rencontrer d’autres gens, ou vous-même, au nom de quelque chose de mystérieux et de glorieux a une signification. Nous comprenons que quelque chose d’important se passe. Mais il est difficile de mettre le doigt dessus, vous n’êtes pas censé le désigner. Lorsque vous lisez la Loi, la Thora, vous ne devez pas la toucher du doigt, vous utilisez un petit doigt de métal, vous suivez les mots avec ce doigt d’argent. Vous ne voulez donc pas vraiment mettre le doigt là-dessus, ça ne sert à rien. Comme l’a dit Jésus Lorsque deux ou trois d’entre vous se réunissent en mon nom ? Quoi que ça signifie, on comprend d’instinct qu’il y a une harmonie qui se trouve au-delà de nos accords conventionnels, qui les illumine, qui vous invite à laisser ces harmonies s’étendre, qui leur permet d’embrasser quelque chose que vous ne pouvez pas identifier. J’ai commencé à développer un appétit pour ces moments, à être capable de les trouver dans de nombreuses circonstances.
Que faisait votre mère ?
Elle prenait énormément soin de mon père, parce qu’il n’allait pas bien. Ma mère était infirmière. Pendant la guerre, elle s’était portée volontaire à la Croix-Rouge. Sa présence était généreuse, mélancolique mais douce. Elle chantait beaucoup, elle adorait ça. Quand j’ai appris à jouer de la guitare, elle chantait parfois avec nous. On allait souvent au restaurant à Montréal, ma mère venait et chantait. Je lui jouais des airs russes et elle chantait des chansons russes.
Etiez-vous attiré par la musique ?
Pas particulièrement. Ça faisait simplement partie de mon entourage, rien de spécial. On aimait chanter. Quand mes amis et moi avons eu
15 ans, j’ai pris une guitare, mon ami un banjo. C’est ce qu’on faisait le soir, c’était notre activité. On s’installait pour jouer et on buvait. Ma mère se joignait à nous souvent. Mais il n’y avait pas de sentiment de destinée ou de carrière.
A cet âge, qu’est-ce-qui vous attirait ?
On ne pensait pas que c’était une bonne idée d’être attiré par quoi que ce soit. Nos activités préférées étaient les suivantes : on allait au cinéma, on apprenait des chansons, on allait à l’école du dimanche. C’était la guerre, il n’y avait pas de chewing-gum, donc si vous aviez du chewing-gum ou du chocolat, c’était très bien. Toutes les choses qu’on aimait avaient la même valeur, il n’y avait pas de passion pour quoi que ce soit, pour la poésie, la littérature ou la musique. Ce n’était même pas des éléments, juste des choses qui nous entouraient, mais sans signification particulière. Ma mère ne m aurait jamais dit quelque chose comme la chanson est la vie du c’ur, vous devez cultiver le c’ur par la chanson’. Il n’y avait pas ce genre de discours à la maison. Je ne me souviens même pas d’un foyer, comme si ça n’avait absolument aucune particularité, aucune caractéristique. Le foyer n’était là que pour permettre à ses habitants de mener leur vie personnelle secrète, et tout ce qui pouvait se passer dans le monde était sans rapport avec la vie personnelle secrète que chacun menait. Evidemment, ceci n’était pas dit, personne ne parlait ainsi. L’Europe, la guerre, la guerre sociale, la situation sociale difficile : aucune des grandes réalités ne semblait nous toucher. Ce n’est que maintenant, sous l’effet des questions, que je suis encouragé à formuler cette description de mon enfance (rires)? Il ne semblait pas y avoir d’idéologie derrière la vie de famille. Il s’agissait d’une famille juive conservatrice, sans fanatisme, sans idéologie, sans dogme, une vie purement faite d’habitudes domestiques, d’affiliations à la communauté. En dehors de ça, il n’y avait aucune pression sur les individus. Je n’ai jamais connu de rébellion ou de conflits, parce qu’il n’y avait rien contre quoi se rebeller. Je n’ai pas eu à répudier ma famille. Car dans un sens, rien n’était solide. Je ressens toujours la même chose, que rien n’est solide. Je ne suis pas poussé à débattre de ce monde, à prendre position. Ce qui me donne beaucoup de liberté, dans la limite que m impose le matériau que j’ai sous la main.
Comment étiez-vous considéré en tant qu’enfant ?
Je me rappelle avoir lu le rapport d’un moniteur d’un des camps de vacances où j’allais enfant. Il disait que j’étais un garçon gentil, leader de nature (rires)?
Il mentionnait aussi votre esprit de leader, le soin que vous apportiez à votre présentation, votre conscience sociale, votre intelligence et votre sens de l’humour
Quel âge avais-je ? 11 ans ? (Rires)? Je n’ai jamais lu tout ça. J’avais juste donné à mes biographes un paquet de feuilles que j’avais retrouvé. Ça me va (rires)? En tout cas, je ne me souviens pas avoir été conscient de tout cela, j’ai toujours pensé que j’étais banalement inconscient (visiblement gêné).
Ils parlaient également d’ennui, d’un désintérêt prononcé pour les choses de la vie quotidienne.
Vraiment ? Ça sonne juste. »Ennui », vraiment ?? C’est très bon (rires)? Je m’ennuyais beaucoup ? (Eclat de rire)? Ce qui me surprend, c’est que c’était évident si tôt dans ma vie (rires)? Je n’ai aucune idée de ce qu’ils désignaient, mais ça semble juste. Je pensais garder ces choses-là cachées’ (De plus en plus amusé, de plus en plus surpris)? Je ne me rappelle même pas avoir connu l’ennui. Maintenant je trouve ça juste à la lumière de ma propre vie, mais je ne savais pas que les graines étaient plantées si tôt (rires)?
Vos amis ne vous en ont jamais parlé ?
Non, c’est comme la mauvaise haleine, vos meilleurs amis ne vous le disent pas (rires)?
Qu’aimiez-vous faire dans ces camps de vacances ?
Je pensais tout aimer, tout Mais j’étais surtout intéressé par les amitiés, les conversations, les batailles de polochons et, plus tard, les filles. J’acceptais nos activités quotidiennes comme une donnée à laquelle il n’y avait aucune raison de résister. Je trouvais sans doute de l’ennui dans telle ou telle activité, dans le fait de s’asseoir pour manger, etc. Mais je l’acceptais, il n’y avait pas d’alternative. A l’intérieur de ce cadre, je pensais trouver des choses qui m intéresseraient. J’aimais surtout le base-ball et tous les sports aquatiques.
Quand commencez-vous à penser aux filles ?
11 ans, c’était un peu trop tôt Ce devait être vers 14 ans, 15 ans peut-être Mais je crois qu’il y a une vie humaine que je ne mène plus. Je suppose que j’ai été un humain jadis, avant de devenir un songwriter, mais je ne me rappelle pas (sourire)? Depuis plusieurs années maintenant, j’ai une profonde amnésie. Je ne semble pas capable de me souvenir, de relater, de spéculer sur les événements de mon passé. Même l’utilisation des mots mon passé? est une idée qui me semble totalement étrangère. Je n’ai aucun sens de possession d’un passé, on dirait qu’il n’y a aucun passé. Voilà pourquoi je trouve cette discussion intéressante et difficile à la fois, car je dois prétendre que j’avais une vie à ce moment-là.
Avez-vous décidé de la faire disparaître ?
Je ne me rappelle aucune décision. Ça s’est évaporé, totalement, par degrés imperceptibles. Je ne me rappelle aucun vent particulièrement chaud. Je n’ai pas le moindre souvenir d’un autre être vivant ces années-là, d’un être qui se réveillait le matin, qui avait des idées, des sentiments, des aspirations, des ambitions, des déceptions, des stratégies’ En tant que vieux romancier, je peux probablement créer cet individu, mais ce serait de la fiction. Et c’est bien de la fiction, la vérité a émergé pendant que nous parlons : pourquoi est-ce que je trouve ça difficile et irréel comme un rêve ? Parce que je dois créer ce personnage avec lequel je n’ai aucune connexion. Il est sorti de ma vie.
Vous voulez dire que les seules images qui vous en restent sont celles rapportées par des documents ou votre entourage ?
Oui. J’ai rencontré un vieil ami d’enfance à Los Angeles. Il possède une mémoire extraordinaire, que j’admire et que j’envie. Il m a rapporté des conversations entières, des choses que nous avions faites ensemble et dont je n’avais aucun souvenir, absolument aucun. J’étais là, béat, pendant tout son récit. Il me répétait des choses que j’aurais dites, des attitudes que j’aurais eues. Moi, il ne m’en reste rien’ Effacé.
Est-ce une bonne chose ?
Je n’en ai aucune idée. Il faudrait que je puisse le comparer à quelque chose. Lorsque je dis que c’est parti, je veux dire que c’est parti, totalement Ça reviendra peut-être. Mais pendant que nous parlons, je n’en sens pas le poids, la poussée, je n’ai pas le sentiment d’en être le produit. Mes éditeurs canadiens me demandent depuis quelques années de préparer une sélection de poèmes. J’ai essayé de le faire mais j’ai trouvé ça très difficile, je n’ai pas la moindre idée de ce dont parlent ces choses. Il m’est donc très difficile d’en choisir. Alors je leur ai dit Soit on ne fait rien, soit on met tout , à l’exception de ces choses que je ne peux pas comprendre, trop obscures, dont je ne me rappelle même pas le code. Voilà la vérité : le paysage que j’habite est très différent de celui que j’habitais il y a des années.
Vous ne pouvez donc pas regretter cette amnésie.
Non, il n’y a rien à regretter. Quand je dis qu’il n’y a rien’ à regretter, c’est qu’il n’y a vraiment rien’. Ma mémoire est partie. Je n’en sens ni le poids, ni la direction, ni la richesse. Il n’y a pas de passé. Je suis heureux d’être invité à en parler, je suis heureux d’avoir maintenant découvert pourquoi, toutes ces dernières années, il m a été très difficile de répondre à ces questions’ Ce n’est qu’en ce moment même que j’en prends conscience (rires)? J’en étais incapable car ça n’existe pas ! (Après avoir passé toutes ces dernières minutes contracté, penché sur ses genoux, il sourit, se sert un verre d’eau et se repose contre le dossier du fauteuil avec un soupir de soulagement)? Je me sens vraiment soulagé, maintenant que nous sommes parvenus à cette révélation (rires)?
Etiez-vous attiré par le monde extérieur, la rue, les gens dans la rue ?
Beaucoup. Dès que j’ai pu aller dans le centre-ville, je quittais la maison au milieu de la nuit pour me promener en ville. Il y avait des cafés, des filles, des junkies, la vie de la rue, les restaurants. Avec mes petites économies, je descendais en ville m acheter un sandwich au fromage, écouter le juke-boxe, regarder les gens, essayer de rencontrer une fille, mais ça ne m’est jamais arrivé. Pas à cette période (rires)? J’avais 13-14 ans. Je faisais semblant d’aller au lit et je me faufilais hors de la maison pour aller en ville, ça n’avait rien d’extraordinaire. En général, j’étais seul. J’avais plusieurs amis très proches, mais un notamment, Rosengarten, nous étions à l’école ensemble. C’est toujours un ami très proche. On roulait le soir dans Montréal, au bord du lac ou en ville. Juste rouler et écouter de la musique, le juke-boxe. Je savais ce que jouaient tous les juke-boxes du centre-ville.
Vous disiez que vous écoutiez la musique sans passion particulière. A quel moment avez-vous été attiré par les juke-boxes ?
On aimait la musique, naturellement. Ce n’était pas une passion. On a commencé par écouter du flamenco, puis on a eu suffisamment d’argent pour acheter des disques, des guitares, on apprenait des folk-songs. Mon ami Rosengarten me dit que j’étais fou : je jouais et rejouais les mêmes chansons des centaines de fois, si bien que tout le monde s’enfuyait (rires)? Mais ça me semblait tout à fait naturel. J’avais acheté une espèce de petite flûte en plastique. Je rendais tout le monde dingue en essayant d’apprendre à jouer la chanson Old black Joe (rires)?
Quand avez-vous commencé à vous intéresser à la littérature ou à la poésie ?
Le premier poète que j’ai aimé fut Federico Garcia Lorca. C’est la première fois que j’ai lu de la poésie qui m a touché. A l’exception d’un poème écrit par un Canadien pendant la Première Guerre mondiale. Je suis donc tombé amoureux des poèmes de Lorca. Je crois l’avoir connu en piochant par hasard un livre chez un libraire d’occasions. Ce monde me semblait très familier, le langage très accessible, j’avais le sentiment que c’était là la raison d’être du langage. C’était vivant. Comme de la folk-music baignée de clair de lune. Je l’aimais beaucoup. C’est pourquoi j’ai été très heureux de faire pour mon dernier album cette traduction pour Take this waltz, un hommage que j’ai pris très au sérieux. Je voulais donner quelque chose en retour. Après, j’ai aimé William Butler Yeats et pendant un temps, j’ai été très intéressé par la poésie. Mes amis me racontaient que je jouais sans arrêt avec une anthologie de la poésie anglaise. Ils l’ouvraient au hasard, me lisaient une ligne et je devais compléter le poème. J’avais une bonne mémoire à l’époque, mais seulement pour ça.
Ces découvertes vous ont-elles immédiatement donné envie d’écrire ?
Je voulais répondre à ces poèmes. Chaque poème qui vous touche est comme un appel, qui nécessite une réponse. On veut y répondre avec sa propre histoire. Les romans avaient tendance à me rendre silencieux. vous vivez avec un roman pendant tout un moment, vous devenez vous-même le roman. Je n’ai jamais éprouvé le besoin de devoir répondre aux romans. Mais dans les poèmes, cette distillation du langage coïncidait avec quelque chose de ma propre nature, de mon esprit : cette espèce de rapidité et d’agilité.
Deviez-vous garder cette passion pour vous ou la partager avec d’autres ?
Des amitiés profondes naissent de cet intérêt mutuel. Mais la véritable relation entre vous et ce que vous aimez demeure toujours privée. Parfois, je prends un livre d’un de mes poètes préférés’ Vous poussez un soupir de satisfaction, celui d’être en compagnie de quelqu’un que vous aimez. Vous vous détendez en compagnie de cet esprit. Ces relations sont très agréables, très nourrissantes.
Les rapports que vous aviez avec cette poésie étaient-ils très différents de ceux que vous aviez avec la musique ?
Non, c’était la même chose que lorsque j’écoutais Edith Piaf, ou Ray Charles, je les écoutais et les réécoutais sans cesse.
Vous avez nourri une passion très forte pour Ray Charles : plus particulièrement pour l’homme ou pour ses chansons ?
Yeats dit « Comment distinguer le danseur de la danse ? », ou quelque chose comme ça. Cet homme chantait du fond de son c’ur, il n’y avait donc pas d’effort de ma part. Lorsque nous aimons quelque chose, c’est sans effort, au début. Moi, j’aimais beaucoup la musique country. Il n’y avait pas beaucoup de choses à Montréal, il fallait se brancher sur des stations de radio américaines comme WWVA, West Virginia, on pouvait parfois les capter la nuit. Puis j’ai commencé à m intéresser au flamenco. C’est dans les années 50 surtout que ça a commencé, avec des morceaux comme The Great pretender.
Aviez-vous déjà l’impression que la musique était primordiale pour vous ?
Je n’ai jamais fait de grande distinction entre ce qu’on appelle la poésie et la chanson. C’était cette sorte d’expression qui s’imposait avec de la beauté, du rythme, de l’autorité, de la vérité. Toutes ces idées étaient implicites. Alors que ce soit Fats Domino chantant I found my thrill on Blueberry Hill’ ou que ce soit Yeats disant Only God could love you for yourself alone and not your yellow hair , je ne faisais aucune distinction entre l’expression populaire et l’expression littéraire. Je savais que The Great pretender était un très bon poème, je ne faisais pas de hiérarchie.
Comment avez-vous appris la guitare ?
J’ai commencé seul, jusqu’au moment où j’ai rencontré un jeune guitariste espagnol dans le parc derrière la maison de ma mère. Je devais avoir 15 ans, lui 19. Il jouait magnifiquement. Je lui ai demandé s’il pouvait m’enseigner quelques trucs. Il a accepté et m a donné trois leçons, m a appris le trémolo, certains enchaînements d’accords’ Mais, surtout, il tenait sa guitare d’une certaine façon, jouait d’une certaine façon. Un jour, je l’ai appelé pour une nouvelle leçon et on m a appris qu’il s’était donné la mort. Ces trois leçons de guitare sont les seules que j’aie jamais prises.
Comment en êtes-vous arrivé à faire partie d’un trio du nom de Buckskin Boys ?
Ce devait être vers 1951-1952, j’étais à la fac. A l’époque, on entrait à l’université à 16 ans à Montréal, on en sortait à 20. Sur la photo, nous devions avoir 17 ou 18 ans. Il y avait Mike, qui habitait dans la même rue que moi, et Terry. Mike avait quelques contacts avec des églises et des écoles. Il disait que nous pouvions y jouer, gagner un peu d’argent et nous amuser un peu. Nous avons donc commencé à répéter beaucoup de country-music et de danses folk, comme Little red valley. Je n’étais pas le chanteur, sauf sur quelques-unes des folk-songs. Nous avons duré une saison ou deux (rires)?
Vous n’aviez pas encore commencé à écrire vos propres chansons ?
Un peu, ici et là. J’écrivais quelques vers à cette époque. Tonight will be fine, ou des choses comme ça, ont pu commencer à cette période.
Quel était votre but en vous inscrivant à l’université McGill en 1951 ?
(Sourire)? Du vin, des femmes et des chansons’ Je crois que je n’avais aucun but. Tous les autres avaient des buts. J’en discutais l’autre jour avec cet ami : nous, on traînait, on jouait au billard (rires)? On lisait de la poésie. Nous la lisions comme un plan, nous voulions prendre conscience de cette vraie vie. La poésie était l’Ecriture Sainte, la Loi. Il fallait alors vivre selon la Loi. Mais pour nous, elle avait surtout à voir avec boire et essayer de trouver des filles (rires)? Montréal était l’idéal pour ça, avec de bons endroits, quelques cafés où l’on pouvait boire peu cher, amener sa guitare et chanter. Vivre cette vie dont les poèmes, d’une certaine manière, parlaient : la liberté, l’amour, ces choses-là.
Quelle a été l’importance des gens que vous avez rencontrés à l’université ?
J’ai rencontré des gens très gentils, notamment trois hommes : Louis Dudek, Hugh McLennan, un romancier canadien qui est mort l’année dernière, et Irving Layton, qui n’était pas à l’université mais l’un des écrivains de la ville. On organisait de petites fêtes, de petites réunions avec des filles, à boire Les professeurs étaient toujours là, il n’y avait aucune barrière, aucun rapport de maître à élève. Ils aimaient nos copines (rires)? C’était des trentenaires ou de jeunes quadragénaires, ils aimaient les gens que nous amenions à leurs fêtes.
Ces trois hommes ont-ils été déterminants dans vos relations avec la littérature et la poésie ?
Le plus important était l’aspect fraternel. Ils offraient leur amitié, leur temps, cette notion de petite communauté, assez rigoureuse. C’était comme une période d’apprentissage, où nous nous lisions nos poèmes les uns aux autres. L’entraînement était intense, rigoureux, pris très au sérieux, mais le décor en était l’amitié. Certains soirs, il y avait des pleurs, certains partaient en fureur, on se querellait, mais l’intérêt pour l’art d’écrire était au centre de notre amitié. Plus tard, je suis devenu ami très intime avec Irving Layton, amitié qui allait au-delà de l’intérêt pour l’écriture, qui dure depuis vingt ou trente ans maintenant.
Considériez-vous vos professeurs comme des gens dont vous deviez apprendre ?
Beaucoup de gens ont questionné mon ami Layton à ce propos. Il refuse catégoriquement de revendiquer la moindre influence sur moi. Il dit Leonard est venu à la poésie totalement mûr, je ne lui ai rien enseigné.? Je crois que c’est juste. Ces hommes étaient d’une générosité telle qu’ils m ont aidé à m affirmer. Avec le recul, je suis très impressionné par leur générosité. Irving m a emmené à Toronto et m a présenté à des éditeurs, il m a aidé et défendu publiquement lorsque j’ai été attaqué, notamment par les cercles de gauche, pour être une espèce de poète bourgeois égocentrique. Pour ça, je lui dois beaucoup. Mais en ce qui concerne le travail, je ne pense pas avoir été influencé par ces hommes. J’ai été touché par eux.
Quel intérêt pouvaient-ils trouver à des gamins qui auraient pu être leurs enfants ?
Nou étions amusants (rires)? Nous avions de la musique, des guitares, des banjos, de belles copines. Et s’il est vrai que ces hommes étaient reconnus publiquement, ils ne l’étaient en fait que de quatre cents personnes dans tout le Canada, les seules susceptibles d’acheter leurs livres de poésie. Et ça, c’était une grosse vente. Ils étaient donc très heureux de trouver le même intérêt pour la poésie chez une autre génération. Ce n’était pas comme maintenant, où tout le monde a chez soi un livre de poésie.
Etait-ce une passion pour l’art d’écrire en général, ou plus précisément pour la forme poétique ?
Pour la forme poétique, même si certains écrivaient des nouvelles ou des romans. Ce que nous considérions comme l’expression la plus élevée du c’ur humain, c’était le poème. Dudek avait sa propre conception esthétique de la poésie, mais il ne l’imposait pas à ses étudiants. Il n’aurait pas pu. Ces choses-là n’avaient pas de poids, étaient sans valeur. Il n’y avait rien à gagner. Même pas une publication. Nous publiions nous-mêmes nos livres, avec un stencil. Mis à part les rêves futiles de domination planétaire propres à chaque poète, l’ambition de notre petite entreprise était limitée : sortir les livres, les déposer chez quelques libraires. Notre apprentissage était particulièrement féroce : lorsque vous lisiez votre poème, vous aviez intérêt à être prêt à le défendre ! Pourquoi ce mot-là ?! C’est de la merde !? (Rires)? Je me rappelle avoir dit un poème pendant qu’Irving et moi marchions dans la rue. Il m a juste mis la main sur l’épaule en me disant Comment fais-tu ça ??? Ces choses-là étaient informelles. Plus tard, Irving et moi avons passé beaucoup de soirées à prendre un poème de quelqu’un comme Wallace Stevens. Nous restions sur le poème jusqu’à ce que nous en découvrions le code, jusqu’à ce que nous sachions exactement ce qu’il disait, comment il l’avait fait. Vers par vers, mot par mot. C’était là notre vie, notre vie c’était la poésie. L’idéologie n’avait strictement aucune importance. Il y avait une espèce d’esthétique, jamais réellement formulée : de la confession, du langage moderne, de l’imagerie forte, de l’autorité dans la musique. Ce n’était en rien académique. La poésie qu’on nous enseignait au lycée, à Montréal, était une poésie maniérée aux influences anglaises, qui n’avait rien à voir avec notre façon de parler. L’establishment académique était encore influencé par les poètes romantiques du xixe siècle, Keats, Shelley, Wordsworth ; il n’y avait que quelques coins où l’on étudiait Eliot et Arden, mais même ceux-là étaient des poètes anglais, ou écrivant avec des rythmes britanniques. Ce qui nous intéressait, c’était de créer un langage plus proche de nous, de nos rythmes, qui parle de notre propre ville, de nos propres vies.
Aviez-vous un sentiment de supériorité, la certitude d’être à l’avant-garde ?
Nous pensions être l’avant-garde ! Nous étions la seule garde ! (Rires)? Chaque fois que nous nous rencontrions, nous pensions que c’était une rencontre au sommet, un moment historique. Nous pensions créer l’esprit du pays. Il est certain que nous nous faisions une idée très exagérée de notre propre importance, nous pensions faire quelque chose de beau, de durable, de valeur. Ce n’était pas un sentiment de supériorité. Il n’y avait personne à qui être supérieur, car ça n’intéressait personne ! (Rires)?
Viviez-vous dans votre bulle ou étiez-vous concernés politiquement et socialement ?
Il y avait des gauchistes et des types de droite. Layton, au début de sa carrière, était à l’extrême gauche et est progressivement passé très à droite. Il y avait quelques éléments politiques très forts. Je ne trouvais pas ça ridicule, je respectais beaucoup cette position. Mais j’avais le sentiment que le monde devait changer avec chacun, avec soi. Bien sûr, je pensais que le monde était une boucherie, qu’il était très mal gouverné, mais je pensais que l’on ne pouvait pas changer par les lois.
La poésie était-elle aussi pour vous un moyen d’approcher les filles plus facilement ?
Oh oui. Mais peu de femmes étaient impressionnées, car la poésie n’avait pas beaucoup de prestige à cette époque. Ce n’était pas un instrument de séduction très performant (rires)? Certainement pas au début. Les jeunes filles canadiennes étaient plus réalistes que ça (rires)? Plus coriaces. Mon intérêt pour les filles n’était pas unique, nous l’avions tous en commun. Nous étions affamés. L’atmosphère était assez répressive, ce n’était pas comme aujourd’hui, on ne couchait pas avec sa petite amie. Ce n’était pas une idéologie, je ne me sentais pas rebelle, j’essayais juste d’enlacer quelqu’un. On se sentait très seul, on voulait embrasser quelqu’un dans le noir. Nous n’étions pas plus affamés que les autres, nous sommes tous désespérés. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis totalement normal. Nous sommes tous fous des filles. Mais à 15 ans, tout était dans mon imagination, notre expérience était très limitée Un baiser à l’arrière d’une voiture. Je crois que mes vices se sont développés plus tard, lentement (rires)?
Aviez-vous l’impression que les filles étaient particulièrement attirées par vous ?
Absolument pas, absolument pas ! (Rires)? Vous pouviez éventuellement tenir la main d’une fille, elle vous laissait parfois l’embrasser Deux ou trois fois, beaucoup plus tard, pour lui dire bonsoir. Voilà pourquoi nous étions aussi dingues d’elles, nous ne pouvions pas les avoir. Je ne pouvais pas l’avoir. On se voulait, mais c’était interdit.
Le langage religieux est un matériau extraordinaire pour les écrivains et les poètes. La plupart de vos thèmes l’utilisent.
Le langage et l’imagerie sont très puissants. Mais c’est surtout une imagerie que nous partageons avec toute la culture. Lorsqu’on parle de quelque chose, on emprunte le chemin le moins ardu, en l’occurrence ces images qui nous sont communes à tous. Il n’y a aucune raison pour les mépriser, je ne critiquais pas la religion, je n’avais rien contre elle parce qu’elle n’a jamais été extérieure à moi. Elle ne m a jamais été présentée comme une oppression, comme une tyrannie ou comme un obstacle pour ce que je voulais ressentir ou faire. Je n’avais aucun besoin de la rejeter. Au contraire, tout m invitait à l’utiliser à ma guise, j’avais là une source riche, toutes ces histoires que nous connaissions tous. De David à Jésus, cette idée d’une Loi, d’une révélation, d’une vie sacrée, d’une destinée messianique. Toute cette poésie était à ma disposition.
Pour beaucoup, ces mots n’ont pas de contenu. Pensez-vous que ceux qui ne possèdent pas ces connaissances religieuses passent à côté de quelque chose ?
Toutes ces expressions religieuses sont les métaphores des peurs et de l’amour mystérieux, qui constituent l’arrière-plan de toute cette activité. Ce sont les métaphores de profondes nécessités et de profonds appétits humains. Donc si une tradition particulière se dissout, soyez sûr que d’autres métaphores se développeront. Dans mon cas, il se trouve que j’ai appris toutes ces métaphores bibliques, très nourrissantes. Les traditions et les conventions qui les accompagnaient étaient particulièrement riches, je n’avais donc pas besoin de chercher ailleurs. Mais si on ne les a pas à sa disposition, on ne peut pas tout brûler sur l’autel du matérialisme. Chacun arrive à un point où il doit donner de la valeur à sa vie, où il doit trouver des métaphores pour la signification de sa propre vie. Que ce soit par la thérapie, par la méditation, par la charité, par l’enrichissement financier ; quelle que soit l’activité choisie, l’intention est la même : trouver une métaphore qui rime avec l’appétit profond pour la signification de l’activité humaine. La religion y a traditionnellement pourvu, mais si elle ne le peut pas, d’autres métaphores émergent. Chacun examine, lutte, corrige continuellement ses métaphores. Ce n’est pas quelque chose de défini ou d’acquis, c’est une activité sans fin. On la révise continuellement à sa manière. Moi j’écris des chansons.
Vous utilisez beaucoup de ces métaphores religieuses. Pensez-vous qu’un certain degré de connaissance soit nécessaire pour être véritablement touché par vos écrits ou par vos chansons ?
Je ne pense pas. Nous savons tous que David chantait des chansons pour apaiser son c’ur, nous savons tous que Jésus fut cloué sur une croix. Les histoires que j’utilise sont communément comprises. J’essaye de trouver un terrain commun. Rien qu’à vous entendre parler de mon savoir , j’ai les cheveux qui se dressent sur la tête (rires)? Il n’y a pas de savoir. Il y a une phrase, dont je ne me rappelle pas l’origine, From the broken fragments of my heart, I will build an altar to the Lord’
(Des morceaux brisés de mon c’ur, j’élèverai un autel au Seigneur). Tout ça est fait de bric et de broc, avec des brindilles et des cailloux. Ce n’est pas une activité prestigieuse. Vous ne construisez pas de cathédrales, vous construisez de petits abris. C’est une activité sale et modeste. Vous n’utilisez pas de marbre, de granit, d’argent ou d’or. C’est montré très clairement dans le premier chapitre de la Bible. Il dit qu’au commencement, il n’y avait que le chaos et la désolation, de la matière sans forme. Puis l’esprit l’a recouvert et a séparé la terre ferme de l’eau. Voilà comment ça a commencé, voilà la métaphore. Si vous pénétrez ce vers, vous voyez que le matériau brut de la création, la création d’une chanson, la création de votre propre vie n’est pas nécessairement de marbre ou d’or. Vous avez affaire au chaos et à la désolation : voilà les matériaux bruts d’une chanson et d’une vie. Nous ne commençons pas dans une situation de luxe, nous commençons d’une position de pauvreté. Je n’ai donc pas de respect pour mon savoir, tout ce que je sais est faux, je ne m’estime pas capable de l’apporter à ma vie et à mon travail. Voilà pourquoi je sais que ça ne sert à rien. Tout le monde acquiert une technique, un savoir-faire. Mais les cubes de construction, l’ADN de la chanson ou de la vie, c’est le chaos et la désolation.
Je vois beaucoup de gens qui n’ont pas d’éducation religieuse ou traditionnelle affronter leur vie avec une grâce profonde et une réelle sagesse. Je ne veux pas penser qu’il y avait un âge d’or de la tradition et que les temps actuels sont corrompus ou décadents. C’est peut-être le cas, je ne sais pas, il faudrait vivre trois ou quatre siècles pour pouvoir faire ce genre d’évaluation. Moi, je ne sais pas ce qui se passe, je n’ai jamais su ce qui se passait. Certaines personnes, certains livres semblent le savoir, mais ces livres ne m intéressent pas. Ils ont l’intérêt de la fiction, ils ont une intrigue. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’intrigue.
Vous ne savez pas ce qui se passe autour de vous, au coin de votre rue ?
Je ne vois rien d’autre que ce qui se passe. Je ne sais pas ce que j’en pense. Je ne comprends même pas l’exercice essentiel de ma vie, qui est l’écriture de chansons. La volonté, l’énergie, le courage, le savoir-faire, l’aplomb, je ne sais même pas comment surviennent ces qualités qui vous permettent d’affronter le chaos et la désolation. Tout ce que je sais, c’est que je suis incapable de pénétrer en quoi que ce soit le processus de l’activité la plus fondamentale de ma vie. Comment pourrais-je pénétrer la situation de l’univers ?
Mais lorsque vous écriviez une chanson comme There is a war, vous saviez ce qui se passait.
D’abord, il y a cet appétit pour faire entendre sa voix, pour parler, pour produire un son. Ensuite, vous prenez ce qui est disponible, tout comme un enfant ramasse les cubes en bois et construit la maison. Ce sont les cubes disponibles : les hommes et les femmes, la guerre et la paix, l’amour et la mort, le désir et la perte. Ce sont juste nos mots, ils ne veulent rien dire. There is a war between the rich and poor , simplement parce que nous avons les mots guerre, riche et pauvre. Qui est riche et qui est pauvre ? Si la chanson était bonne, elle aurait abordé cette question’ La plupart du temps, vous ne pouvez pas parler. La plupart du temps, vous ne pouvez pas chanter. La plupart du temps, vous n’avez pas de mots. De temps à autre, un mot vous vient, Democracy is coming to the USA , une de mes nouvelles chansons. Vous pouvez dire Qu’essaies-tu de dire, que l’Amérique n’est pas une société démocratique maintenant ? Est-ce une critique de l’Amérique, est-ce un rêve, est-ce une projection optimiste ? Est-ce une protestation, une affirmation ?? Ça n’a pas d’importance, car les moments où quelque chose vous vient avec ce poids et cette signification sont tellement rares et précieux que vous l’acceptez : Democracy is coming to the USA . C’est comme si quelqu’un vous tendait un sandwich alors que vous êtes affamé. Vous le prenez, il se peut que vous ne l’aimiez pas. Je n’aime pas particulièrement ça, Democracy is coming to the USA .
Lisez-vous régulièrement le journal ?
Parfois. En ce moment, on me livre le journal tous les matins. Et évidemment, pendant la guerre du Golfe, je regardais la télévision nuit et jour, comme tout le monde. J’essaye de rester informé au sens où on l’entend habituellement, j’écoute les nouvelles à la radio. Comme je le dis dans le dernier couplet de cette chanson, I’m sentimental, if I you know what I mean / I love the country, but I can’t stand the scene / I’m neither left or right, I’m just staying home tonight / Getting lost in that hopeless little screen / But I’m as stubborn as those garbage bags that time can not decay / I’m junk, but I’m still holding up this little wild bouquet / Democracy is coming to the USA . (Je suis sentimental, si vous voyez ce que je veux dire / J’aime le pays, mais je ne supporte pas ce qui s’y passe / Je ne suis ni à gauche ni à droite, je reste chez moi ce soir / A me perdre dans ce petit écran sans espoir / Mais je suis aussi têtu que ces poubelles que le temps ne peut pas détruire / Je suis un déchet, mais je brandis encore ce petite bouquet sauvage / La démocratie vient aux Etats-Unis). Voilà ma politique, voilà mon idéologie, Je suis un déchet, mais je brandis encore ce petite bouquet sauvage / La démocratie vient aux Etats-Unis’. Alors, si vous pouvez me caser dans l’échiquier politique d’après cette chanson (rires)? Est-ce religieux ? Est-ce politique ? Est-ce social ? Est-ce une blague ? Est-ce mystique ? Un démocrate mystique (rires)?
Maintenant, quelle est votre relation quotidienne avec la religion juive ? Vous rendez-vous encore à la synagogue ?
Non, je n’y vais pas. Je n’y pense pas. J’aime les bougies au crépuscule, le vendredi soir. Je romps le pain, je bois le vin.
Sur ce point, comment avez-vous éduqué vos enfants ?
Je leur ai raconté les histoires, je leur ai dit les prières, je leur ai montré comment allumer les bougies, je leur ai donné le b a ba des grands jours saints, c’est tout. Et je célèbre les fêtes avec eux. Maintenant, ils sont adolescents, donc très occupés. Ils ont d’autres choses à faire que de s’inquiéter de ces choses-là. Mais s’ils viennent à s’en inquiéter un jour, au moins ils auront quelques références.
Pourquoi vivent-ils à Paris ?
La mère de mes enfants est américaine et elle a choisi de vivre en France, c’était pour eux un bon endroit où grandir. Je voulais qu’ils soient totalement bilingues’ J’aime énormément voir mes enfants. Ma fille est venue me voir hier soir, c’était merveilleux. Elle a 16 ans. J’apprécie leur compagnie et leur conversation. Bien sûr, je suis inquiet en permanence. J’ai eu une vie familiale très intense, ce que mes enfants n’ont pas eu. Des oncles, des tantes, des cousins, des réunions régulières, tous les vendredis soirs dans la maison de ma grand-mère. Tous les samedis et dimanches après-midi chez des parents. Mais j’ai encore le sentiment d’avoir une vie familiale intense avec les gens qui font partie de ma vie.
A 20 ans, aviez-vous de l’ambition pour vous-même ?
Je ne lui aurais jamais donné ce nom, mais je sentais une pulsion, un appel. « Ambition » avait une connotation trop profane pour que je puisse utiliser ce mot en parlant de moi (rires)?
Est-ce à l’université que l’idée d’une vie dans le domaine artistique a pris un vrai sens pour vous ?
Oui, mais il n’a jamais été question d’un choix. J’écrivais, ce travail semblait être accepté. Je croyais être parmi les bons, je pensais un jour occuper ma place au panthéon, je devais juste continuer. Il me suffirait de noircir les pages pour qu’elles fassent leur chemin dans le monde, et tout irait bien. En ce temps-là, j’étais très sûr de moi. Je n’avais aucun doute sur le fait que mon travail pénétrerait le monde sans peine. J’avais 18 ans. Si j’avais eu le moindre doute, je ne l’aurais jamais fait. Il n’y avait rien pour contredire cette conviction. Il me paraissait évident qu’il n’y avait pas d’autre vie, il était facile de penser que ce serait facile.
Vers 20 ans, vous avez été confronté à d’autres disparitions douloureuses. Les avez-vous abordées avec le même détachement que lors de la mort de votre père ?
J’imagine que oui. Irving Layton a un bon poème sur moi, il me connaissait bien à cet âge-là, j’avais 35 ans mais il me connaissait depuis mes 17 ans. Il contient une image où je regarde impassiblement un massacre.
Plus tard, vous avez dit n’avoir eu peur de rien à cette époque. C’est une affirmation très impressionnante.
Surtout de la part d’un poltron (rires)? Nous étions tous très sûrs de nous à cette époque. Nous ne spéculions pas sur des choses comme la mort, nous n’étions pas français (rires)? Je savais que le monde était une boucherie, mais je pensais que c’était normal. Et je le pense toujours. Jamais je n’ai cru pouvoir le traverser sans être méchamment tailladé. Mais j’étais prêt pour le voyage. Anxieux, mais disposé à le faire.
Les gens parlaient ensuite de vous comme d’un jeune homme très troublé, incertain de ses convictions, de quelqu’un en partie absent.
Eh bien’ J’ai commencé à déprimer peu après cette déclaration d’intention héroïque (rires)? J’ai commencé à déprimer très gravement. Je devenais très préoccupé, très angoissé. Je passais beaucoup de temps au fond d’un trou. Mourir, se laisser lentement mourir. Cette héroïque mort de soi-même, lente Très lente. De splendides agonies’ Dans de multiples gémissements et de multiples pleurs (rires)? Mourir, mourir, très lentement, prolonger la mort comme dans un très mauvais opéra (rires)? Une longue et bruyante mort (rires)? Yeah.
Comment avez-vous publié votre premier livre, Let us compare mythologies ?
Nous en avons fait la publicité dans le journal de l’université, le McGill Newspaper, pour lancer une souscription. Nous avons ainsi réuni l’argent pour le faire imprimer.
Quelles ont été les réactions au livre ?
Très favorables. Dans les trois magazines du pays où il a été critiqué, les papiers étaient très favorables. D’une manière générale, il a été très bien reçu. Nous commencions à toucher quelques personnes en dehors de notre cercle, de petits groupes à Totonto, à Vancouver, à Edmonton.
Certains ont-ils été choqués par votre mélange du sacré et de la sexualité ?
Quiconque aurait pu être contrarié par le livre n’en aurait même pas connu l’existence. Peut-être que deux cents personnes l’ont lu, je ne me souviens plus du tirage, mais ces gens-là étaient déjà convertis. Ils ont pu ne pas l’aimer, mais ils l’ont au moins abordé avec un c’ur ouvert. Il ne pouvait pas y avoir de résistance, il n’était pas examiné dans les départements de littérature, de théologie ou dans les journaux.
Vous n’avez donc pas pensé en termes de provocation ?
Bien sûr que vous devez insister si vous voulez être remarqué. C’est ce que souhaite quiconque est publié. Il y avait parmi les poètes des hommes et des femmes qui voulaient provoquer, attaquer la bourgeoisie, engager un conflit. Cet état d’esprit existait parmi nous. Mes textes n’étaient pas écrits de ce point de vue-là, me faire des ennemis ne m intéressait pas. Je sentais que les choses que j’écrivais étaient belles, et que la beauté était le passeport pour tous les esprits. Je croyais que le lecteur objectif et clairvoyant comprendrait que cette juxtaposition de sexualité et de spiritualité se justifiait entièrement, que ça ne constituait en aucun cas un défi ou une provocation. Je pensais que c’était cette juxtaposition qui créait cette beauté particulière, cette espèce de lyrisme. Je pensais que le travail conçu pour vaincre quelque chose était de nature inférieure. Il n’y avait aucune nécessité d’établir une situation de conflit. J’étais plus intéressé par la réconciliation que par la victoire. La réconciliation des différentes parties de la société. J’ai toujours été en faveur d’une armée, même au plus fort de la guerre du Vietnam. Bien sûr qu’il devait y avoir une armée, qu’il doit y avoir des hiérarchies, des classes. Les institutions sont OK. Le problème, ce sont les gens dans ces institutions. C’est difficile d’établir des institutions, ça demande beaucoup de temps, et tout particulièrement des institutions démocratiques. La forme n’est pas le problème, le problème c’est le contenu. A l’Est, on voit bien que les formes établies en une nuit et par manifeste, théoriquement, n’étaient pas des formes organiques, qu’elles ne marchaient pas. J’ai toujours senti instinctivement la beauté des formes que nous avions, il n’était pas nécessaire de les défier et de les renverser dans un sens formel. Voilà pourquoi je pensais que ces révolutions-là étaient superficielles. Toutes les révolutions, en l’occurrence celles inspirées par Moscou, celles que louaient à cette époque les gauchistes. Il y a toujours la tentation de penser que vous vivez à la pire époque, que tout doit être révisé. Mon sentiment était que je n’en avais aucune idée, je n’ai pas d’opinion là-dessus.
Vous disiez ne pas éprouver de sentiment de rébellion. Pourtant, dans The Favourite game, on peut lire « Les hommes qui se sont soumis, qui ne savaient pas que d’autres avaient écrit la mélodie sacrée, des hommes qui tenaient pour acquis ce qui était en train de mourir dans leurs mains ».
Mon sentiment était que, quelles que soient les révolutions, elles n’étaient pas assez radicales, pas assez profondes, pas assez sacrées, pas assez réfléchies, pour pouvoir aboutir à un progrès significatif dans le monde. C’était là mon sentiment : oui, les choses devraient changer, oui, c’est répugnant, c’est une boucherie, c’est corrompu. Mais toutes les réponses politiques à cette fâcheuse situation sont sans fondement et superficielles. On avait des opinions, mais au fond, on avait le sentiment que ça ne nous sortirait pas de notre sale situation.
Vous avez attaqué les promoteurs qui, selon vous, détruisaient la ville de Montréal. Vous éprouviez du mépris pour certaines personnes. Pouviez-vous avoir un sentiment de haine ?
Non’ Je faisais juste l’intéressant, j’essayais de me faire remarquer (rires)? Il n’y avait pas de puissance derrière ces protestations.
Quelle était l’importance des drogues dans votre milieu ?
Pour beaucoup de gens, c’était la vie quotidienne. S’envoyer en l’air. Mais s’envoyer en l’air pour une raison : libérer l’énergie spirituelle. Ça, c’était l’alibi La couverture était que chacun avait une relation sacramentale avec la drogue : elle avait une raison d’être, ce n’était pas juste un passe-temps, ce n’était juste pas pour s’évader. Au contraire, c’était pour se réaliser. J’y croyais aussi. A certaines périodes, c’était pour moi aussi quelque chose de quotidien. Grâce à elle, pendant au moins quinze minutes, je me considérais comme le grand évangéliste du nouvel âge (rires)?
En quoi consistaient vos performances dans les cafés de Montréal ?
Pendant une très courte période, je travaillais dans un night-club. On mélangeait à ce moment-là le jazz et des lectures de poésie. J’ai travaillé avec le leader d’un groupe de jazz à Montréal. Nous improvisions à minuit, pendant quelques semaines, dans un lieu qui se trouvait au-dessus d’un delicatessen du nom de Don’s Birdland. Don’s était le nom du delicatessen, Birdland était ce fameux club de New York. Là, c’était Don’s delicatessen Birdland (rires)? L’orchestre jouait là toute la soirée. Et moi j’arrivais à minuit et improvisais pendant une demi-heure, ou une heure. Je ne jouais jamais, il y avait les musiciens derrière moi. Je lisais des textes à moi, de vieilles choses, je parlais’ C’est à cette époque que j’ai écrit mon premier roman, Beauty at close quarters. J’ai détesté chaque minute de son écriture, j’aurais dû le savoir en m y lançant. Et personne n’a voulu le publier.
J’ai fait mon premier voyage en Europe en 1959. On m avait donné une bourse de 3 000 dollars. Je suis allé en Angleterre, où je suis resté dans une pension de famille tenue par M. et Mme Pullman. Toutes leurs chambres étaient louées, mais ils m ont laissé leur salon. Mme Pullman m a demandé ce que je faisais, puis m’a dit « Eh bien, vous pouvez rester ici tant que vous écrivez. Combien allez-vous écrire chaque jour ?? Trois pages » « Bon, m a-t-elle dit, tant que vous écrivez vos trois pages quotidiennes, vous pouvez rester ici.? Je devais descendre chaque matin, avant qu’ils se lèvent, chercher le charbon et allumer le feu, faire attention à ce que la pièce soit bien rangée car ils y vivaient lorsque je ne dormais pas. C’était des gens merveilleux. Stella Pullman était une logeuse stricte et généreuse, elle a fait en sorte que je finisse mon livre.
suite comme un guerrier 2
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