Quel a été votre sentiment en arrivant à Londres ? Londres souhaite la bienvenue à un autre grand écrivain !? (Rires)? Il y avait Shakespeare, Milton, Wordsworth, Kelly, Sheats, Keats et maintenant il y a moi ! Me voilà ! Vivant ma petite vie, créant mon chef-d’ uvre (rires)? Voilà plus ou moins le sentiment […]
Quel a été votre sentiment en arrivant à Londres ?
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Londres souhaite la bienvenue à un autre grand écrivain !? (Rires)? Il y avait Shakespeare, Milton, Wordsworth, Kelly, Sheats, Keats et maintenant il y a moi ! Me voilà ! Vivant ma petite vie, créant mon chef-d’ uvre (rires)? Voilà plus ou moins le sentiment que j’avais. Je suis allé à Dublin en disant Dublin souhaite la bienvenue à un autre grand poète irlandais !?, j’ai écrit une pièce de théâtre à Dublin et j’ai visité les tavernes où se rendait Yeats. A Londres, je n’arrivais pas à trouver la vie nocturne, sauf dans un club antillais qui s’appelait The Allnighter, avec de la très bonne musique, beaucoup d’herbe, on pouvait bien danser. Mon amie Nancy Bacall, une amie d’enfance de Montréal, connaissait la ville et m y avait emmené. Elle sortait avec un disciple de Malcolm X, Michael X, qui allait fonder plus tard le mouvement des Black Muslims à Londres. Il me disait qu’il allait retourner à Trinidad pour s’emparer du pouvoir et voulait que je fasse partie du gouvernement (rires)? J’ai dit Ecoute, Michael, tu vas installer un gouvernement nationaliste noir, comment pourrais-je en faire partie ?? Il m a dit : Conseiller permanent au ministère du Tourisme (rires)?
Est-ce à cette époque que vous avez acheté votre imperméable, rendu célèbre par votre chanson Famous blue raincoat ?
Oui, en Angleterre, on avait besoin d’un imperméable (rires)? Le jour de mon arrivée à Londres, j’ai d’abord acheté ma machine à écrire Olivetti et mon imper : j’étais équipé pour ma vie à Londres. J’ai gardé mon imperméable des années, jusqu’à ce qu’on me le vole, en 1968. Un bon imper, un Burberry’s.
Les filles de Londres étaient-elles très différentes des filles de Montréal ?
Vous savez, je n’en ai découvert que très peu, très peu à Montréal et très peu en Angleterre (rires)? Je n’avais pas beaucoup de succès dans ce domaine.
Comment avez-vous décidé de partir pour la Grèce ?
Il pleuvait presque tous les jours à Londres. On venait juste de m arracher une dent de sagesse au cours d’un épisode particulièrement brutal. Je marchais dans Bank Street avec cette énorme cavité dans la mâchoire. Il pleuvait, j’étais mal foutu, quand j’ai vu l’enseigne de la Banque de Grèce. Je suis entré, il y avait quelqu’un de plutôt bronzé derrière le comptoir. J’ai dit Quel temps fait-il en Grèce ?? Il m a dit C’est le printemps.? Je suis donc parti pour la Grèce un ou deux jours plus tard. Je suis resté une nuit à Athènes, mais j’avais entendu parler d’Hydra, de cette très belle île. Je me suis dit que je ferais mieux d’aller à un endroit où se trouvaient quelques étrangers, pour voir comment y vivre. J’ai pris le bateau et j’ai loué une maison.
Qu’est-ce qui vous a poussé à rester là-bas ?
Déjà des raisons économiques : j’avais peu d’argent, la location de la maison me coûtait 14 dollars par mois. Quant au climat, je n’avais jamais été dans un endroit chaud, je ne savais pas à quoi ressemblait le climat méditerranéen, ce fut une délicieuse surprise. En Angleterre, tout est très humide, les lits sont humides la nuit, voilà pourquoi les femmes sont si fortes ! (Rires)? Le premier soir, Mme Pullman m avait donné une bouilloire. Pourquoi ?? Défais ton lit et tu sauras pourquoi (rires)? Avec Hydra, ce fut le coup de foudre. Les gens, l’architecture, le ciel, les mulets, l’odeur, la vie. Tout ce que vous regardiez était beau, chaque coin, chaque lampe, tout ce que vous touchiez, tout ce que vous utilisiez était à sa juste place. La relation avec l’eau : il n’y avait pas d’eau courante, il fallait capturer l’eau goutte par goutte, vous connaissiez chaque goutte. Vous connaissiez tout ce que vous utilisiez, chaque fois que vous allumiez la lampe, vous saviez qu’il vous faudrait la remplir et la nettoyer le lendemain. Les choses que vous utilisiez étaient riches’ C’était une sensation très agréable. C’était bien plus animé que n’importe quelle ville, beaucoup plus cosmopolite, il y avait des gens d’Allemagne, de Scandinavie, d’Australie, d’Amérique, de Hollande qui se rencontraient dans des circonstances très intimes, dans les arrière-boutiques des épiceries.
Ce style de vie vous encourageait-il à écrire ? Etait-ce l’environnement idéal ?
Vous savez, il n’y a qu’une façon d’écrire : noircir des pages quotidiennement. C’est vrai que cet environnement aide, mais plus que ça, vous vous sentiez simplement bien, fort, prêt pour la tâche. Tout le monde travaillait, les gens se réveillaient tôt et travaillaient, il y avait une sagesse de l’organisation du travail, on arrêtait lorsqu’il faisait trop chaud. Sinon, pas d’interruptions, pas de téléphone Ou d’un autre genre : des interruptions amoureuses, des interruptions de boissons, les interruptions de l’amitié. La vie était tellement attrayante, il y avait toujours un café où vous pouviez vous asseoir et discuter avec quelqu’un en buvant et en mangeant pour presque rien, rencontrer du monde. Je pouvais vivre pour un peu plus de 1 000 dollars par an. Je retournais donc de temps en temps à Montréal, gagnais 2 000 dollars, de quoi payer la traversée en bateau et vivre la période à venir en Grèce. J’ai vécu six ou sept ans ainsi, puis j’ai commencé à gagner un peu d’argent et je restais plus longtemps à Hydra.
Dans un poème de Flowers for Hitler, vous décrivez votre rencontre avec Marianne dans une librairie d’Hydra.
Ça s’est probablement passé ainsi (rires)? Mais je ne veux même pas savoir.
Etes-vous toujours aussi poussé à écrire si une partie de votre désir, de votre appétit est rassasiée ?
Marianne et moi ne pensions pas qu’il y avait une histoire d’amour, je ne crois pas. Nous pensions que nous vivions ensemble. Je comprends qu’on pense que si votre désir amoureux est satisfait, vous n’avez plus les motivations pour écrire, mais je ne l’ai jamais ressenti ainsi, ce n’est pas un mécanisme qui s’applique à moi. Si je ressentais quelque chose, c’était le contraire : il y avait une femme, elle avait un enfant, des repas sur la table, de l’ordre dans la tenue du foyer et de l’harmonie. C’était précisément le moment pour commencer son propre travail. J’ai pu beaucoup travailler avec Marianne, j’ai pu écrire Beautiful losers et d’autres choses. Elle a apporté un grand ordre à ma vie.
Un ordre matériel, dans la façon de vivre au quotidien ?
Si vous voulez appeler ça matériel’, d’accord. Mais le matériel c’est le spirituel, c’est ça le vrai ordre, il n’y en a pas d’autre. Lorsqu’il y a de la nourriture sur la table, lorsque les bougies sont allumées, que vous lavez la vaisselle ensemble et vous mettez ensemble l’enfant au lit. C’est ça l’ordre, c’est ça l’ordre spirituel, il n’y en a pas d’autre.
Vous disiez ne pas être directement intéressé par la politique. Que faisiez-vous à Cuba en 1961,en pleine révolution castriste ?
D’une façon générale, j’essayais de prendre d’assaut le monde. C’était ce qui motivait la plupart de mes activités. Je cherchais dans d’autres mouvements des indications. Je pensais qu’il se présenterait une opportunité me permettant de marquer l’univers de mon empreinte et j’étudiais les différents mouvements du changement afin d’être capable de saisir l’opportunité lorsqu’elle se présenterait.
A Cuba, qu’étiez-vous ? Un observateur ou un acteur ?
Je croyais que c’était moi qui manipulait tout ça. J’avais le sentiment de défendre l’île contre l’invasion américaine et de planifier l’invasion américaine en même temps. J’étais l’instigateur de toute l’affaire (rires)?
A l’époque, vous avez parlé d’un profond intérêt pour la violence .
C’était un point de vue très à la mode en ce temps-là. Je suis beaucoup moins intéressé par la violence aujourd’hui. Mais à ce moment-là, je n’avais jamais vu de violence. Maintenant que j’en ai vu un peu, j’aimerais l’éviter à tout prix. C’était juste un intérêt romantique pour quelque chose qui ne m était pas familier. Depuis, j’ai eu ce que je voulais.
Les événements mondiaux étaient très nombreux à cette époque : Israël, Suez, la guerre froide Preniez-vous position ?
J’étais derrière tout. Vous ne pouvez soupçonner la mégalomanie qui constituait ma vision en ces temps. C’était de la vraie mégalomanie, mais d’un goût étrange : je pensais que le monde entier se déployait au bénéfice de mon observation et de mon enseignement. Tout ce qui se passait coïncidait avec mon vaste plan’ Je ne m intéressais pas à aux problèmes pratiques. J’avais ce plan, d’après lequel tout devait se passer ainsi.
Etiez-vous satisfait de tout ce qui se passait ?
Oui, et je le suis toujours. Pour moi, la souffrance n’était pas une question politique, même si je reconnais que certains systèmes produisent plus de souffrance que d’autres. Il faudrait être idiot pour ne pas le reconnaître. J’avais donc les mêmes sentiments que tout le monde vis-à-vis de ces systèmes, j’étais contre. Mais, à un autre niveau, je sentais que la souffrance n’avait pas une origine politique, que c’était quelque chose de plus profond, d’inhérent à la croix de la condition humaine. Je n’avais pas foi en mes points de vue politiques, il ne m intéressaient pas, ils changeaient souvent. Je n’ai jamais été particulièrement intéressé par mes opinions, même à cet âge. Lorsque vous commencez à vivre un peu plus longtemps, vous commencez à voir les gens adopter n’importe quel non-sens. A un certain moment, n’importe quel intellectuel français était maoïste, comme si la Chine avait une vraie alternative à l’expérience industrielle américaine. Vous commencez à voir que ces positions étaient absurdes, que tous ces réservoirs de pensée étaient totalement épuisés. La gauche, par exemple. Il n’y a qu’en France qu’elle a survécu un moment, ou en Italie, où des idées comme le communisme avaient une réelle validité. Bien sûr que les idées m attiraient profondément, mais dans la Bible aussi : j’ai toujours été attiré par les idées messianiques. La pensée d’une fraternité humaine m a toujours séduit, celle d’une société compatissante, celle de gens vivant au nom de quelque chose de plus élevé que leur propre cupidité.
Votez-vous ?
Parfois je vote. Vous savez, je vis un millier de vies différentes. Mais ces choses là ne sont pas terriblement importantes. Parfois je vote, parfois je pense à la politique, parfois je lis les journaux, parfois j’ai une opinion, parfois je prends une décision, parfois je suis très actif. Il m arrive de faire cela . Mais c’est comme quelqu’un qui se trouve en mer et qui s’agrippe à un morceau de bois. Il peut éventuellement lever les yeux et voir que le ciel est bleu, voir passer des oiseaux, ou faire des signes à quelqu’un d’autre sur une autre planche de bois, mais il est principalement soucieux de s’accrocher à cette planche de bois sur la vague. Sa conversation peut être libérée pour d’autres sujets, de temps en temps, mais sous son discours, il n’y a qu’un réel souci : s’accrocher à ce bout de bois. C’est la sensation que j’ai de ma vie. Qu’il se passe quelque chose de très urgent et de très dangereux, qui réclame toute mon attention. Et tout le reste paraît assez hors de propos et superficiel. Ce n’est pas une position particulièrement séduisante, quelque chose à imiter ou à admirer. C’est juste la vérité. J’ai du mal à m accrocher à ce bois. Peut-être que ce serait une bonne idée de laisser partir le bout de bois, je pourrais peut-être découvrir que je nage merveilleusement dans cette tempête, dans ce déluge. Mais je ne le pense pas. En tout cas, je ne courrai pas le risque. Donc l’essentiel de mon énergie, de mon attention est consacré à m accrocher à ce bout de bois et aux quelques autres personnes qui s’accrochent au même bout de bois, envers lesquelles j’ai des responsabilités.
Sortir un disque, c’est vous accrocher ?
Non pas le sortir, mais le faire. C’est m accrocher, absolument. Sauf dans des moments comme maintenant, où tout le processus s’effondre. Je ne peux pas continuer, je ne sais pas où aller, j’ai l’impression d’être incapable d’achever les chansons, je perds contact avec elles, je ne sais pas de quoi parle le matériau et pourquoi j’y suis entré, pas même pourquoi je les ai commencées. Ça arrive souvent, et alors vous devez faire la paix avec cette nouvelle situation.
Après la publication de votre recueil Flowers for Hitler, en 64, un journaliste vous a demandé pourquoi les camps de concentration revenaient sans cesse dans vos livres, vous avez répondu que c’est parce que vous vouliez en être libéré. Qu’en est-il maintenant ?
Je ne tiens pas à parler des camps de concentration avec désinvolture. Il est difficile de répondre à cette question. Je ne me souviens pas avoir dit ça. J’aurais espéré, même à cet âge tendre, avoir la discrétion de me taire au sujet des camps de concentration. Sauf dans le moment sacramental d’un poème ou d’une chanson. Mais dans une conversation, j’aimerais éviter d’en parler.
Vous avez également dit « Je n’étais touché par aucun des sujets sur lesquels j’écrivais, je ne me souviens pas m’être soucié de quoi que ce soit, on aurait dit que je ne souffrais pas. » On peut avoir de cette période l’impression que vous teniez à une certaine provocation.
Ce devait être il y a longtemps, longtemps. Peut-être que je voulais provoquer, mais je crois que j’essayais d’être juste et précis dans cette phrase. Il est probable que ce jour-là, je sentais que je n’avais pas été touché par tout ce que j’avais écrit Vous savez, je ne m intéressais pas énormément à moi-même.
Vous aviez pourtant la volonté de prendre le pouvoir .
Mais ça, c’était juste de la pornographie. Ces sentiments étaient une espèce de pornographie spirituelle. C’était l’expansion la plus évidente de la mégalomanie, une complète affirmation de l’ego, une complète et amusante affirmation de l’espèce d’appétit que j’avais pour le contrôle et pour la domination.
Vous souvenez-vous des conditions dans lesquelles vous avez écrit Beautiful losers, votre second et dernier roman ?
Je l’ai principalement écrit avec une insolation. Je l’ai écrit à l’extérieur, pendant deux intenses périodes d’approximativement huit mois chacune. Vers la fin du livre, je travaillais de quinze à vingt heures par jour, mais dans la première partie, je travaillais ce qu’il fallait pour écrire trois pages. Parfois une heure, parfois huit. Ensuite, lorsque le roman a pris tournure, je travaillais longtemps, j’écrivais beaucoup plus que trois pages d’un coup.
Lorsque Beautiful losers a été publié, en 66, on a écrit dans un article James Joyce n’est pas mort. Il vit à Montréal sous le nom de Leonard Cohen’. Comment réagit-on à ça ?
Bien sûr, j’apprécie les éloges et James Joyce est un merveilleux auteur, même si je n’ai pas lu l’essentiel de son travail car il est très difficile. J’ai apprécié le compliment. J’avais compris que j’avais une certaine inspiration, et j’étais content qu’on le reconnaisse.
Je n’ai vu aucun livre chez vous. Vous n’en avez pas ? Vous les cachez ?
J’en ai très peu, et ils sont cachés. Je vais très rarement dans les librairies. Sauf à l’aéroport, quand j’ai beaucoup de temps.
Est-il vrai que vous avez écrit Beautiful losers en grande partie sous l’emprise ou avec l’aide de drogues ?
C’est vrai. Je prenais surtout énormément d’amphétamines. J’avais l’impression que ça décuplait les facultés de mon esprit. Je pouvais travailler très intensément pendant des heures. Je n’ai jamais été accro, et je n’étais pas conscient des conséquences. A un certain point, je ne pouvais plus rien prendre, je pouvais à peine vivre. Ça s’est simplement arrêté, je me suis écroulé, le système s’est écroulé. Ce n’est pas une très bonne drogue pour les dépressifs car la descente est très désagréable. J’ai mis dix ans à m’en remettre totalement, j’avais des absences, j’étais comme grillé de l’intérieur. Je ne pouvais plus me lever, j’étais au lit comme un légume, longtemps incapable de faire quoi que ce soit, sans manger. J’ai pesé jusqu’à moins de 40 kg. On dit que les amphétamines n’inventent rien, qu’elles puisent sur les ressources à venir. Chez moi, elles en avaient pris sur dix ans. J’en ai repris de temps en temps, mais plus jamais régulièrement. J’ai peu touché aux hallucinogènes, jamais aux drogues dures, alors que beaucoup de gens autour de moi en sont morts, certains très proches.
Comment êtes-vous concrètement passé de l’écrivain à l’auteur de chansons et au chanteur ?
J’ai toujours joué de la guitare, j’ai toujours chanté. A un certain moment, il m’a paru évident que je ne pourrais pas gagner ma vie en tant qu’écrivain. J’avais publié plusieurs livres, dont deux romans, j’avais de belles critiques, mais je ne pouvais pas payer ma note d’épicerie. Mon second roman s’était vendu à trois mille exemplaires peut-être, vous ne pouvez pas aller très loin avec ça.
Je pensais pourtant que vous étiez considéré comme une star.
Comme une toute petite star, oui, j’avais de très bonnes critiques dans les journaux, du New York Times aux petits magazines de poésie, mais j’ai vendu trois mille exemplaires de Beautiful losers en Amérique, et peut-être un millier au Canada. Quand à The Favourite game, quelques centaines au Canada et un millier en Amérique. J’étais conscient du fait que je n’avais pas d’argent. Je pensais aller à Nashville, faire un disque de country-western et ainsi résoudre mon problème financier. Sur le chemin de Nashville, je suis passé par New York. Je ne savais pas ce qui se passait en Amérique, je n’avais aucun contact avec l’Amérique depuis longtemps. C’est alors que j’ai entendu parler pour la première fois de Joan Baez, Bob Dylan, Judy Collins, Phil Ochs, Tim Buckley Lorsque j’ai débarqué à New York, j’ai réalisé qu’il se passait là autre chose et que Nashville n’était pas l’endroit où aller. Il fallait être à New York. Je suis donc retourné à Montréal et j’ai commencé à vraiment écrire des chansons. Je faisais l’aller-retour entre New York en Montréal, je jouais mes morceaux à des gens, je voulais rencontrer des gens, je voulais faire partie de quelque chose. Je n’y suis jamais parvenu. La plupart du temps, je me retrouvais seul dans la ville. Et si quelque chose a eu lieu, je ne l’ai jamais découvert. De temps à autre, je tombais sur quelqu’un dans un club, Bob Dylan, Phil Ochs ou Joni Mitchell, j’en ai connu certains plus intimement. Mais c’était principalement une situation solitaire pour moi, je ne faisais partie d’aucun groupe.
Par l’intermédiaire d’une amie, Mary Martin, j’ai connu Judy Collins. Je suis allé chez elle, je lui ai chanté quelques chansons qui ne l’intéressaient pas, elle m a dit « Rappelez-moi si vous avez quelque chose que je pourrais aimer. » Plusieurs mois plus tard, après avoir fini Suzanne, je l’ai appelée de Montréal et lui ai chantée au téléphone. Elle voulait la chanter immédiatement. Mary Martin, qui était devenue ma manageuse , a téléphoné à John Hammond, qui connaissait l’enregistrement de Judy Collins. Il m a emmené déjeuner près du Chelsea Hotel, puis m a demandé de lui jouer quelques airs. Il a dit You got it !?, je pouvais commencer à enregistrer un disque. C’était une époque très accueillante pour les chanteurs-songwriters, les maisons de disques en cherchaient. On avait beaucoup d’indulgence pour le chant Moi, je chantais un peu plus mal encore que les autres, mais ce n’était pas un obstacle. Beaucoup plus tard, après le festival de Newport, j’ai dit à mon avocat Ecoute, Marty, je ne sais pas chanter, je sais maintenant que je ne peux pas chanter.? Il a répondu Mais aucun de vous ne sait chanter ! Lorsque je veux entendre des chanteurs, je vais au Metropolitan Opera (rires)?
Lors de votre fameuse toute première apparition sur une scène, vous n’aviez encore jamais enregistré. A la stupeur générale, vous avez quitté la scène au beau milieu de Suzanne.
C’était un concert pour une station de radio new-yorkaise. Judy Collins m a demandé de venir sur scène pour chanter. Il y avait une importante différence de température entre la scène, où il faisait froid, et les coulisses, où il faisait très chaud. J’avais cette guitare espagnole très fine, qui s’est complètement désaccordée. Je me souviens de la panique en essayant de réaccorder ce truc. Finalement, j’ai quitté la scène (rires)? Je l’ai accordée et je suis revenu.
Vous sentiez-vous des affinités avec les célébrités de la scène « folk » new-yorkaise ?
Je me sentais proche d’eux, j’achetais leurs disques. Je pensais que nous faisions partie, en gros, du même monde. Je n’étais pas intime avec eux, mais je les rencontrais dans la rue de temps en temps, nous prenions parfois un verre ensemble. On avait l’intuition d’être embarqués, d’une façon ou d’une autre, dans le même bateau.
Contrairement à vous, Dylan avait une très forte conscience sociale, c’était l’une des motivations essentielles de son travail.
La conscience sociale de tous ces gens étaient très forte. Ils avaient différentes façons d’aborder la situation. Pete Seeger, Phil Ochs ou Bob Dylan pouvaient l’affronter de face. Tim Hardin ou moi-même l’abordions d’une manière radicalement opposée. Mais nous parlions tous de la même chose. Nous parlions tous d’un nouveau monde, d’une façon ou d’une autre. On n’avait pas le sentiment que l’un était plus conscient politiquement qu’un autre. Certains étaient plus actifs politiquement, comme Joan Baez par exemple. Mais tous ceux qui élevaient la voix le faisaient au nom de quelque chose que nous comprenions tous.
Lorsque vous étiez à New York, vers 66-67, c’était auss l’époque du pop-art. Vous intéressait-il ?
Je voyais le pop-art à la même lumière que tout ce qui se passait : il y avait un effort de ramener les choses chez nous, de stopper la tyrannie de l’art académique. Le pop-art était fondé sur notre propre culture, nos propres boîtes de conserves, nos propres bandes dessinées. Mon c’ur adhérait bien sûr à ces idées, parce que je voulais que notre art parle de nous, tout comme je voulais que nos chansons parlent de nous. Tout allait dans ce sens, ça faisait partie de l’excitation. On sentait qu’il y avait de la beauté, de la dignité, de la signification dans les choses que tout le monde méprisait comme étant vulgaire, infantile. Pas du tout ! C’était ça notre monde, et pourquoi ne pas le célébrer ?! Mais je n’ai rencontré quasiment personne. Un soir, vers 1966, je cherchais la fameuse scène (rires)? Je suis entré dans ce club de la 8e Rue, il faisait sombre, du papier d’argent collait aux murs : c’était ça la scène . Et on pouvait voir cette femme d’une extrême beauté qui chantait d’un ton monotone. Je suis immédiatement tombé amoureux d’elle, évidemment. C’était Nico. Jackson Browne l’accompagnait à la guitare. J’ai essayé de me présenter à elle, mais elle s’intéressait à Jackson Browne, qui avait 18 ans, était très beau et talentueux (rires)? Nico et moi, et Jackson, sommes devenus amis, nous passions quelques soirs ensemble au Dom. Andy Warhol passait de temps en temps, je le saluais, il me saluait. J’avais une toute petite réputation à l’époque, celle de l’homme qui avait écrit Suzanne, que Judy Collins avait enregistrée. C’était ma seule crédibilité. Jusqu’à ce que je rencontre Lou Reed, qui connaissait bien mon travail. Il avait lu Beautiful losers et Flowers for Hitler. Il a été très gentil avec moi, très accueillant. Un soir, j’étais avec lui à une table du Max’s Kansas City, quand on m’a m insulté. Je ne m’en rendais pas compte, comme souvent. Lou Reed me l’a fait remarquer et m a dit N’y prête pas attention, Leonard, tu es l’homme qui a écrit Beautiful losers’ (rires)?
Est-il vrai que vous avez écrit Take this longing pour Nico ?
Je lui ai donné cette chanson. Elle me l’a chantée quelquefois, mais ne l’a jamais enregistrée. Nico était très étrange. J’essayais de lui parler, elle rétorquait toujours une réponse très arcane et mystérieuse. Quoi que vous lui disiez, elle répondait de façon très curieuse. Ce n’est qu’après plusieurs semaines, déconcerté par sa conversation et paralysé par sa beauté, qu’elle m a avoué être sourde. C’était donc son habitude, elle répondait à tout ce qu’on lui disait par ce qui lui passait par la tête car elle n’entendait presque jamais rien. Ce qui expliquait son style particulièrement étrange. Mais il est sûr que j’ai écrit Take this longing en pensant à elle.
A l’époque du premier album, aviez-vous des principes musicaux ?
Je suppose, mais je n’en étais pas conscient. Je pensais que c’était les accords qui servaient ces mélodies et ces mots. Mais le minimalisme m a toujours intéressé, même si on n’employait pas ce terme. J’aimais les choses simples, la poésie simple, le simple plutôt que le décoratif. C’était mon goût. Je n’avais pas de principe à défendre ou à promouvoir, les chansons que je chantais réclamaient ces accords spécifiques, pas plus et pas moins. Il n’y avait là dedans aucun principe esthétique.
John Hammond a été victime d’une attaque cardiaque pendant l’enregistrement de votre premier album, en 67 à New York. A cause de vous ?
Je ne crois pas. Il était malade. Jusque-là, il m aidait beaucoup en studio. Je n’y avais jamais mis les pieds, je ne savais pas quoi faire. Nous avons tenté différentes approches, avec des groupes, mais on terminait le plus souvent avec juste ma voix, la guitare, et éventuellement une basse. Au début de l’enregistrement, j’étais prêt à me lancer, puis John Hammond est tombé malade et j’ai perdu contact avec les chansons. A la longue, j’ai oublié de quoi parlaient les chansons et je suis allé voir une hypnotiseuse (rires)? Le truc s’est écroulé et j’ai recommencé. On dirait que c’est ce qui arrive tout le temps, je le perds et puis je le retrouve. John Hammond a été remplacé par John Simon, qui tenait à ajouter des arrangements partout. Il a apporté beaucoup d’éléments mélodiques aux chansons. Nous avons eu plusieurs désaccords très sérieux, entre autres lorsqu’il a voulu qu’on utilise un piano dans Suzanne. J’aimais beaucoup ce qu’il avait fait avec les cordes, avec les voix féminines, mais j’étais farouchement opposé au piano rythmique qu’il voulait imposer, ainsi qu’à de drôles de gimmicks et au mixage de la voix. Au bout du compte, il m a dit Ecoute, j’en ai assez. Je pars en vacances de Noël, tu mixes le disque et tu en fais ce que tu veux.? C’est à cette l’époque je me séparais de Marianne, que je suis venu à New York pour enregistrer et y vivre. Marianne était en Europe, nous avons commencé à nous voir de moins en moins pendant cette période.
Les gens ont immédiatement été impressionnés par votre faculté à parler sans pudeur de la douleur, du chagrin, de la peur. Vous n’avez jamais ressenti de gêne à admettre ces sentiments aussi ouvertement ?
La seule chose dont vous pourriez avoir honte, c’est de ne pas dire la vérité. Je n’ai même pas commencé à développer un style confessionnel, j’ai l’impression de l’avoir juste effleuré. J’aimerais entendre un réel sentiment, une réelle pensée, une réelle description de la situation fâcheuse dans laquelle un homme se trouve. Moi, je l’ai à peine effleuré. Je ne peux donc pas être embarrassé, sinon par le fait que je n’arrive pas à aller suffisamment profond. On m a beaucoup critiqué en disant que j’étais déprimant, mais j’étais déprimé ! Je me souviens qu’une fois, mon vieil ami, celui qui m a appris à boire, était au studio alors que j’enregistrais New skin for the old ceremony. Le lendemain, au petit déjeuner, il m a dit Tu devrais chanter plus triste (rires)? Maintenant je comprends, je devrais chanter plus triste. Je crois que nous avons juste gratté la surface de l’émotion dans la musique. On commence tout juste. Ça demande énormément de courage Non, d’urgence et de nécessité, pour vraiment en parler. Le marché étant ce qu’il est, c’est encore plus difficile maintenant. Il y a de profonds sentiments, mais ils ne se transcendent pas, je n’entends pas de très grandes chansons. Si je ne suis pas allé assez profond, c’est parce que j’avais peur. Je n’en avais pas le courage ou la capacité. J’ai besoin d’aller plus profond, toujours plus profond. Soit ça, soit s’arrêter courageusement à la surface, comme Fats Domino, comme les artistes noirs, les chanteurs de blues : Everybody wants to laugh, nobody wants to cry / Everybody wants to go to heaven, nobody wants to die . C’est à la fois superficiel et aussi profond que possible. Vous devez être sacrément bon pour écrire aussi simplement. Donc, soit écrire aussi simplement, soit vraiment dire l’histoire vraie de sa propre vie : voilà ce que j’aimerais faire. Mes chansons n’y sont pas encore parvenues, mais c’est tout ce dont j’étais capable. Je ne pouvais pas faire mieux à l’époque. Mais c’est OK. La voix est vraie.
Comment a été reçu le premier album ?
Il a eu pas mal de succès. Surtout en Europe, mais en Amérique aussi. Pour moi, c’était suffisant. Je sentais que le disque était entré dans le monde et avait été accepté. Mes problèmes personnels devinrent tels que je n’étais pas en position d’apprécier ma vie ou mon succès. Ma vie personnelle a commencé à s’effrondrer très sérieusement. Je n’avais pas conscience de ce succès car je ne pouvais pas l’adopter. Je ne comprenais pas le succès. J’étais heureux de gagner ma vie, que mon travail marche bien, de recevoir des lettres de gens qui trouvaient un certain réconfort dans mes chansons. Ça a également facilité la rencontre des femmes’ Mais je ne connaissais pas le goût du succès. On pourrait penser que le succès aide à résoudre les problèmes personnels, mais ça ne marche pas ainsi pour moi.
Pourquoi avez-vous choisi un peu plus tard de vivre un moment à Nashville ?
J’ai toujours aimé la country-music. C’était mon but initial lorsque je suis passé par New York et que j’ai découvert ces gens et ce qu’on appelait la renaissance de la chanson folk. Quelques années plus tard, je suis donc effectivement allé à Nashville. Je voulais vivre à la campagne. Un ami, Bob Johnston, qui a produit mon troisième et mon quatrième album, connaissait Boudleaux Bryant, l’auteur de chansons magnifiques telles que Bye bye black bird et de hits pour les Everly Brothers. Il louait une cabane à 75 dollars par mois, avec 1 500 hectares et un ruisseau. Je me suis donc installé là. J’avais un cheval, une jeep, une carabine, une paire de boots de cowboy, une petite amie Une machine à écrire, une guitare. Tout ce dont j’avais besoin.
Comprenez-vous les gens qui vous ont reproché de continuer à vous rendre en Grèce après le coup d’Etat des généraux, en 69 ?
En fait, j’ai arrêté de m y rendre régulièrement vers cette époque Je comprends qu’ils pensent que c’était une trahison de l’esprit humain de prendre des vacances dans un pays gouverné par des fascistes. Mais, je ne le voyai pas ainsi. J’y avait une maison, des amis, je ne considérai pas ma présence là-bas comme une indication de collaboration. Au contraire
Comment avez-vous réagi lorsque vous avez été insulté sur scène, notamment en France, lors d’un concert de votre toute première tournée, à Aix-en-Provence, en 1970 ? Quelqu’un a même crié fasciste , on jetait des bouteilles sur la scène.
Il y avait une espèce de rébellion maoïste dans le public. Un groupe de gens pensaient qu’ils n’avaient pas à payer pour entrer. Je crois qu’ils me considéraient comme le représentant d’un ordre politique décadent. Je crois même qu’ils ont tiré sur moi. Nous n’en avons jamais été sûrs, mais ça en avait le bruit. Quelques bouteilles, quelques coups de feu (rires)? Quelques insultes. Que voulez-vous faire ? Continuer de chanter. Je leur ai dit Ecoutez. Nous ne sommes que 5 ici sur scène, vous êtes 2 500. Si vous n’aimez pas ça, venez nous prendre le micro. Jusque-là, nous continuerons de chanter.? Non, ce n’était pas violent comme relation, c’était clair. Je pensais que ça se passerait bien. Et puis nous nous sentions assez bien. D’abord, nous étions venus à cheval de l’hôtel à la scène, nous nous étions promenés à cheval dans la campagne de nuit. C’était une belle nuit, et j’étais avec tous ces gars du Texas et du Tennessee. Nous nous sentions indestructibles. Nous avons attaché nos chevaux derrière la scène et sommes montés pour chanter quelques chansons. Et certaines personnes semblaient de pas apprécier notre présence J’ai essayé de le prendre en plaisantant. Je n’ai pas voulu provoquer une émeute.
Lorsque j’ai innocemment commencé mon premier disque, je pensais savoir chanter. C’est plus tard que tout le monde m a dit le contraire. En fin de compte, le Melody Maker a écrit, après mon concert sur l’île de Wight, Leonard Cohen est un vieux raseur qui ferait bien de retourner se faire voir au Canada, qu’il n’aurait jamais dû quitter. »
Avez-vous alors songé à arrêter ?
Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas abandonné. J’ai simplement continué. C’est à peu près à cette époque que tout ça a commencé à s’effondrer en termes d’esprit, d’intention, de volonté. C’est alors que je suis entré dans de profondes et très longues dépressions. Ma vie a commencé à se disloquer radicalement.
Vous avez été particulièrement critique avec votre troisième album, en 71, Songs of love and hate. Au point de le renier.
L’album n’est pas mauvais, les chansons sont bonnes, mais c’est l’époque où j’ai commencé à être très autocritique. Je me suis mis à croire tout ce que les gens disaient concernant ma façon épouvantable de chanter. Je me suis mis à détester le son de ma propre voix. C’est pourquoi j’ai détesté l’écouter. A l’époque, je trouvais qu’il y avait quelque chose de faible et d’auto-apitoyé dans la voix. Ma vie s’écroulait vraiment, je n’étais pas disposé à me voir, ou à voir mon travail sous un angle très charitable. J’avais une profonde sensation d’échec. Je ne comprenais pas que j’étais encore gravement atteint par la période de drogue que j’avais connue. Avec la perspective de plusieurs années, je vois seulement tout le temps qu’il a fallu à ma vie pour retrouver un certain équilibre.
Vos dépressions étaient-elles dues à des problèmes sentimentaux ou de travail ?
Ces deux éléments faisaient souvent partie de ces périodes, mais ils n’en étaient pas la source. Peut-être qu’ils les déclenchaient. Ces profondes dépressions apparaissaient de manière cyclique.
Vos enfants, Adam et Lorca, sont nés à cette époque. Quelle a été votre réaction ?
Il n’y a que lorsque vous avez des enfants que vous êtes forcé de quitter le centre de votre propre vie et du souci de vous-même. Si vous prétendez répondre à un enfant, vous ne pouvez plus jamais penser à vous-même de la même manière. Vous cessez d’être le centre de votre drame, qui devient très dérisoire à la lumière de cette demande, de cette urgence. J’ai tout de suite compris que le piège s’était refermé en claquant (rires)? Il y a beaucoup d’aspects merveilleux, bien sûr, la beauté en est indiscutable. Mais la destruction de l’image que vous avez de vous-même est inévitable. Il y a beaucoup de choses que je n’aimais pas là dedans. J’étais très égoïste, je pensais beaucoup à moi, et j’étais contrarié. Je n’admettais pas le fait que d’autres êtres revendiquent avec légitimité mon attention.
Vouliez-vous laisser quelque chose derrière vous, une descendance ?
Oh non’ Pas du tout. Je n’avais aucun désir conscient d’avoir une progéniture Je ne souhaitais pas vraiment avoir d’enfants. Leur mère, Suzanne, voulait des enfants, je m y suis fait.
En 72, dans votre dernier recueil de poésie, Energy of the slave, vous proclamez l’inefficacité de la poésie. Qu’est-ce qui vous donnait ce sentiment ?
Je crois que c’est mon petit livre préféré. Il est vivant Ce sentiment est juste une étape du trajet. C’est une beauté âpre. The poems don’t love us anymore ? : c’est une belle phrase. C’est vrai. Mon ami Layton écrivait à la même époque que l’art n’était que du vernis à ongle. Et c’est ce moment où vous sentez que la culture elle-même est pourrie. Que toutes les manifestations culturelles sont des leurres complets. Que c’est juste un alibi. Même à cette époque, je préférais la culture populaire à la culture académique, mais’ Les mots ne veulent rien dire. Qu’est-ce que ça veut dire Les poèmes ne nous aiment plus’ ? Ça n’a pas de signification, ça a juste une résonance. Ça veut dire que toute cette culture littéraire ne nous nourrit plus, nous ne pouvons plus vivre nos vies avec cette description d’un poète ou d’un écrivain. Ce n’est simplement plus assez pour s’y accrocher. Dans un des poèmes, je dis When things went wrong / I didn’t turn to drugs or teaching / I learned to write / Learned to write what might be read / On nights like this / By one like me (Lorsque ça a mal tourné / Je ne me suis pas tourné vers la drogue ou l’enseignement / J’ai appris à écrire / Ce qui pourrait être lu / Lors de nuits comme celles-ci / Par quelqu’un comme moi). Dans ce livre, je salue ceux qui se sentent ainsi. Sous-entendu, si vous ne vous sentez pas ainsi, ça ne fait rien, ce livre n’est pas là pour ça. Ce livre est là pour saluer ceux qui se sentent ainsi.
Avec New skin for the old ceremony, votre quatrième album, étiez-vous toujours aussi peu satisfait, mécontent de votre voix ? Vous avez dit qu’il n’y avait pas de puissance dans ce disque parce que vous étiez faible.
J’ai dit ça aussi ? J’imagine que j’ai l’ai dit tout le temps (rires)? Vous savez, ce qu’on ressent sur un disque n’a rien à voir avec la réalité objective, à savoir si c’est bon ou non.
C’était au moment de la guerre du Kippour. Il est surprenant d’entendre dans votre bouche autant de termes belliqueux : guerre, ennemi
J’imagine que j’étais à l’époque d’humeur belliqueuse. Je suppose que j’étais en guerre avec moi-même Qu’y a-t-il sur cet album ? Field commander Cohen, Lover lover lover, Who by fire, There is a war Oui, il y a beaucoup de chansons de guerre. C’était en quelle année ? 73 ? 74 ? Lorsque vous entendrez le nouveau disque, vous verrez que maintenant je suis vraiment en colère (rires)? En 73, lorsque la guerre du Yom Kippour a éclaté, j’ai été volontaire. Je suis parti pour Israël. J’étais en Grèce et, sans y réfléchir, j’ai immédiatement pris l’avion pour Israël et offert mes services. Nous avions une jeep et nous nous approchions au plus près du front et dès que nous trouvions des blessés, nous chantions des chansons.
On ne vous laisse partir qu’en cas de guerre. Sinon, on ne vous laisse pas sortir de la maison. C’était un alibi pour partir, c’est certain. Ils ne vous laissent quitter la maison que pour gagner votre vie ou pour aller à la guerre, c’est légitime. Si vos frères se considèrent attaqués et que vous avez un sentiment de responsabilité, vous y allez. C’était à la fois mon devoir et mon alibi.
Quand avez-vous rencontré pour la première fois le bouddhisme et le zen ?
Je ne les ai jamais rencontrés, ils ne m intéressaient pas beaucoup. Mais j’ai rencontré un homme, il y a vingt ans, que j’appréciais beaucoup. Il était plus âgé que moi, il paraissait savoir quelque chose. Une des choses qu’il savait, c’était comment boire. J’ai appris avec lui comment boire. Il se trouve que c’était un vieux moine zen. Et comme il me l’a dit il y a quelques années : Leonard, je te connais depuis dix-huit ans et je n’ai jamais essayé de te donner ma religion. Je te sers juste du saké. » Voilà ce qu’a été ma relation avec le bouddhisme, je n’ai aucun intérêt pour le bouddhisme, aucun intérêt pour le zen. Ce qui m intéresse, c’est boire avec mon vieil ami et être en sa compagnie. Et j’apprécie de m asseoir dans la salle de méditation parce qu’il n’y a pas de téléphone, l’encens est doux, c’est très calme et je peux m accrocher à mon bout de bois, très très bien, lorsque je suis assis là au matin. On a la possibilité d’étudier son moi. Comment il s’élève et comment il se dissout. Mais ce que les théologiens bouddhistes ont à dire sur la question ne m intéresse pas beaucoup.
De quoi parlez-vous avec ce moine ?
Déjà, il ne parle pas anglais, il est donc très difficile de discuter de théologie avec lui. Il me dit Connais-tu la différence entre un cognac Rémy Martin et un Courvoisier ? Je ne sais pas, dit-il, j’essaye Hum Il goûte Hum, le Rémy Martin a peut-être un goût plus féminin’? Voilà le genre de conversation que nous avons. Il aurait plutôt tendance à ne pas particulièrement aimer la religion. C’est difficile de ne pas avoir d’aversion pour la religion lorsque vous voyez ce qu’elle fait aux gens, à quel point elle les rend satisfaits d’eux, à quel point elle les sépare les uns des autres. Disons d’une manière générale que la religion a une odeur pas très agréable. L’amour de Dieu, c’est autre chose.
Au moins deux fois par an, je vais à Mount Baldy : ça ressemble à un monastère, c’est un centre d’entraînement zen intensif. Les journées sont faites de méditation et de travail manuel. Dans la cuisine, dans le jardin, on bêche, on peint. J’aime bien m associer à une communauté de temps en temps. Il n’y a rien à regarder : vous vivez la journée, pas de théologie, pas de dogme. Vous menez une vie rigoureuse de l’intérieur, pas de l’extérieur. Vous vous levez à 3 h du matin, vous vous asseyez deux heures dans la salle de méditation, vous préparez le petit déjeuner, vous nettoyez, vous peignez, vous jardinez, puis vous vous asseyez à nouveau dans la salle de méditation. Et vous étudiez le soi avec vos propres investigations, avec l’aide de l’enseignant mais sans théologie.
Vous avez parlé de votre volonté d’aller toujours plus profond. N’est-elle pas en contradiction avec le statut de pop-star ?
Ce sont les autres que je veux voir aller plus profond, pas moi. Moi, je veux m’en aller, j’aimerais perdre le contact avec moi-même Je n’ai pas cette chance (rires)? Je ne sais pas si je suis un chanteur pop. Je ne pars pas souvent en tournée, tous les trois ou quatre ans peut-être, et alors je suppose que je suis un pop-singer pendant quelques mois. Le reste du temps, je suis autre chose.
Bob Dylan vous a dédicacé son album Desire en 75, avec ces mots : This is for Leonard, if he s still here . Aimez-vous disparaître de la scène publique ?
Ça semble être le rythme de ma vie. Préparer mon travail me demande du temps, et lorsqu’il est terminé, je l’emmène sur la route et je chante les chansons. Quand c’est fini, je retourne préparer le prochain. Il n’y a pas de grande stratégie, c’est juste le rythme de l’activité. Je ne joue pas à cache-cache avec le public, non (rires)? Je ne me préoccupe pas de cela.
Qui est sur la pochette de l’album Death of a lady s man, en 77 ?
La brune est la mère de mes enfants, celle aux cheveux plus clairs est une amie à nous. La photo a été prise par le photographe d’un restaurant polynésien de Montréal, celui qui va de table en table pour prendre tous les clients’ J’aime les chansons, mais je ne savais pas vraiment comment les chanter. Je les chanterais très différemment maintenant. Et j’ai eu des problèmes avec la production. Il était difficile de travailler avec Phil Spector.
Pourtant, vous connaissiez Phil Spector et sa réputation d’excentrique mégalomane.
Je connaissais ses chansons, j’aimais beaucoup son travail. Mais je ne savais pas ce que c’était que de travailler avec lui, en studio ! Il était venu à un concert que j’avais donné ici, à Los Angeles, au Troubadour. Après le concert, Phil nous a invités chez lui. La maison était glacée par l’air conditionné, il faisait 4°. Il a fermé la porte à clé, pour qu’on ne puisse pas partir. J’ai dit Ecoute Phil, si nous sommes enfermés ici, nous allons nous ennuyer Alors tant qu’à être enfermés, autant écrire quelques chansons ensemble. Nous avons donc commencé cette nuit-là. L’écriture des chansons a continué pendant à peu près un mois, c’était très agréable. Car Phil est un homme très charmant lorsqu’il est seul avec vous. J’écrivais le texte, ensuite il travaillait sur la chanson, puis je révisais le texte pour l’harmoniser avec la mélodie, on s’échangeait des idées. Mais en studio, lorsqu’il y avait d’autres gens autour, c’était un homme radicalement différent. Il est très gentil, mais il fait semblant d’être violent : il avait autour de lui beaucoup d’armes à feu, de gardes du corps armés, de balles et des bouteilles de vin jonchaient le sol’ Une atmosphère quelque peu dangeureuse Je ne dirais pas que Phil est quelqu’un d’aimable, mais il n’était pas menaçant. Sauf une fois, lorsqu’il m a mis un revolver sous la gorge, et l’a armé. Il m a dit Je t’aime, Leonard’, J’espère bien que tu m aimes, Phil’, lui ai-je répondu (rires)? En studio, il a aussi pointé le revolver sur le violoniste, qui a remballé son violon et est parti en courant (rires)? Mais pour Phil aussi, c’était une sale période. Ma mère était en train de mourir de leucémie, je faisais l’aller-retour entre Montréal et Los Angeles’
Vous avez dit que vous espériez trouver Phil Spector dans sa période Debussy, mais que vous l’avez trouvé dans sa période Wagner.
Oui L’ambiance qu’il avait instaurée était telle qu’il était impossible de travailler. Je n’aimais pas du tout ce disque lorsqu’il est sorti, mais il a un certain charme pour moi maintenant. Les orchestration sont brillantes, mais je n’aime pas le chant. On n’a utilisé que les premières prises de voix. Phil était dans une période très fantasque Je n’étais pas là lorsqu’il l’a mixé, il l’a mixé en secret. Chaque nuit, il confisquait toutes les bandes’ Je n’ai pas pu travailler dessus. Il a donné l’album fini à la maison de disques, je devais juste dire oui ou non’ Et ce n’est qu’une petite partie de l’histoire (rires)? A un moment, je me suis demandé si j’allais ou non prendre des gardes du corps et régler l’affaire avec les siens sur Sunset Boulevard (rires)? Je n’ai jamais revu Phil depuis. Il vit en reclus, moi aussi. Nous nous sommes parlé au téléphone, et je lui ai envoyé une paire de bretelles rouges comme gage de réconciliation.
On trouve dans ce fantastique album, le plus mésestimé, l’une de vos phrases les plus terribles : Whatever happened to my eyes happened to your beauty ? N’êtes-vous jamais effrayé par la cruauté de certaines de vos paroles ?
Vous n’avez encore rien entendu (rires)? C’est une bonne phrase. Je n’ai rien à en dire, les mots viennent, vous les travaillez en une forme qui vous semblent juste.
77, c’était aussi l’explosion punk, qui s’attaquait notamment à la vieille génération. Comment y avez-vous réagi ?
J’ai toujours été au courant des différents mouvement musicaux, mais j’ai toujours suivi ma propre voie J’aimais bien cette musique, je l’appréciais. Je crois qu’ils m aimaient bien. Je comprenais leur position, je me suis souvent senti la volonté de tout détruire. C’est certainement le sentiment d’un livre comme The Energy of slaves. Cette position ne m était pas étrangère, il y avait là quelque chose qui me plaisait beaucoup.
Certains des groupes issus de cette génération reprennent vos morceaux. Vous qui passez tant de temps à les finir, à les mettre au point, à les enregistrer, n’êtes-vous pas ennuyé de voir vos chansons vous échapper ? Les jugez-vous ?
Je suis ravi de les voir m échapper ! (Rires)? Rien ne pourrait me rendre plus heureux qu’un disque de mes propres chansons. Pourquoi les jugerais-je ? C’est juste leur manière de voir mes chansons. Mes facultés critiques sont complètement suspendues lorsque quelqu’un joue l’une de mes chansons. J’adore écouter la manière dont ils la font, quelle qu’elle soit.
Quelle était la motivation pour écrire le recueil de psaumes Le Livre de miséricorde, votre dernière publication, qui date de 84 ?
C’est venu d’une intense nécessité de parler de cette façon. Et vous ne parlez pas ainsi à moins d’avoir le dos au mur, à moins de sentir un certain désespoir et une certaine urgence dans votre vie. Tous nos mots sont importants, mais « miséricorde » d’un côté et « jugement » de l’autre sont les deux polarités de l’expérience religieuse. Mais ça n’a pas d’importance, c’était juste la manière dont je devais parler à ce moment-là. Je voulais aussi affirmer la tradition dont j’avais hérité, une certaine manière de parler qui vient de la Bible, des psaumes, des lectures saintes. Je voulais exprimer ma gratitude d’avoir été exposé à cette tradition.
Avec l’album Various position, en 84, votre voix change à nouveau, elle est plus profonde que jamais.
Oui, j’avais plus confiance en moi à ce moment-là.
Avec cet album, puis I’m your man, en 88, avez-vous le sentiment d’être dans des temps moins troublés ?
Oui, oh oui Quoique, lors de I’m your man, j’étais assez mal. Mais j’en suis sorti, fort (rires)? J’ai maintenant l’impression de mieux savoir quoi faire quand je commence à m’effondrer.
Parlez-vous de vos disques avec vos enfants ?
Mes enfants connaissent ces textes par c’ur, ils me les citent. Mon fils, qui veut se consacrer entièrement à la musique, noire surtout, a fait une très bonne version de Tower of song. Ils ne m’en parlent pas en termes critiques, ils me disent juste qu’ils aiment ceci ou cela, nous parlons plus d’autres genres de musique.
Entrez dans n’importe quel bar et prenez un verre avec le type à côté de vous’ Je n’ai jamais rencontré de gens qui ne parlent pas de la même chose : l’amour cherché, l’amour perdu, les défis ratés, les choses dont ils sont fiers, ceux qui les ont trahis, ceux qui ont été loyaux envers eux C’est l’essence d’une vie humaine. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un dont la vie intérieure semblait très différente de la mienne.
Acceptez-vous une certaine vanité pour vous-même ? Une certaine futilité est-elle nécessaire ? On dirait que vous les avez rayées de votre vie.
J’aime bien les deux (rires)? Vous pensez peut-être que je ne suis pas intéressé par le confort et le bonheur ? C’est bon de voir du plaisir. Mais je n’ai aucune opinion solide de ma nature, elle change en permanence, ça ne m intéresse par particulièrement de savoir à quoi je ressemble.
Avez-vous le sentiment que c’est un luxe de vivre à votre façon, détaché des choses matérielles ?
Je ne suis pas détaché des soucis matériels, personne ne peut l’être. J’ai une famille à soutenir, j’ai des amis, j’ai des claviers qui coûtent cher, je dois payer la location de ma voiture (rires)? Je ne suis pas du tout détaché des choses matérielles. Elles ne m obsèdent pas. J’essaye de vivre simplement, mais ce n’est pas une vertu, c’est mon plaisir de ne pas avoir trop de choses. Car si vous avez beaucoup de choses, vous devez vous en occuper et je n’aime pas ça. J’aime donc en avoir le moins possible, j’ai déjà trop de choses ici (rires)? Vivre simplement est un grand luxe, c’est vrai, il faut beaucoup d’argent pour ça. Vous savez, mon dernier disque s’est bien vendu, mais les précédents ne se vendaient quasiment pas, j’ai toujours dû lutter, toujours eu des préoccupations financières. Mais j’ai eu une vie très privilégiée, j’ai eu beaucoup de chance, je ne le nie pas. J’ai pu faire mon travail et être bien payé pour ça. C’est un grand luxe. Je ne peux pas me plaindre d’avoir pu mener la vie qui est la mienne. Je vois qu’il y a des gens qui travaillent aussi dur, des gens qui travaillent dans les mines en Bolivie et ne sont pas aussi bien payés que moi. Je travaille autant d’heures qu’eux mais je suis beaucoup mieux payé. Dans notre société, les gens ne sont pas encouragés à travailler si dur. Je préférerais vraiment ne pas travailler ainsi.
La discipline, les principes de travail sont-ils importants pour votre vous ? Avez-vous des règles de vie très strictes ?
Je n’appellerai plus ça de la discipline. Ça l’a été, mais maintenant c’est une seconde nature. C’est simplement ce que je fais au cours de la journée. D’habitude, je me lève très tôt et je me rends à la salle de méditation. J’y suis à 5 h du matin. Puis je reviens ici à 7 h et je fais un grand bol de café, j’ouvre un paquet de cigarettes et je me mets à mon travail, ou à ce qui passe pour du travail. Je m assois devant mon synthétiseur, j’ai un bloc de notes à côté de moi et je joue et rejoue toujours les mêmes chansons. Jusqu’à ce que ça prenne un sens quelconque à mes yeux. Ça dure quelques heures et puis ça s’arrête, pour peut-être reprendre l’après-midi. Généralement, mes journées commencent ainsi.
Avez-vous besoin de vous forcer pour vous mettre au travail ?
Non, c’est au-delà, car c’est de l’esclavage. L’esclave n’a pas le choix en la matière. Moi aussi j’essaye de m évader, mais ils me rattrapent, me remettent les chaînes et me mettent devant la table, tout comme mes chansons m attachent à ma table (rires)? Vingt-sept anges vous attachent à la table, comme je le dis dans Tower of song. Je suis un vieil esclave maintenant, je n’essaye plus de m évader si souvent. De temps à autre, je tombe malade et tout le processus s’écroule. Alors ils ne me font pas travailler, me laissent errer dans la maison.
Que faites-vous des distractions de la vie de tout le monde, de la télévision par exemple ?
J’ai besoin de beaucoup de télé. Ils me nourrissent, à la télé. Si j’ai travaillé dur la journée, ils me laissent regarder la télé le soir pendant un moment. C’est très bon pour trouver le sommeil. C’est tellement ennuyeux que ça vous endort. Ça crée une légère dépendance, mais ce n’est pas aussi mauvais que des somnifères.
Alors, finalement, que faites-vous à Los Angeles ?
Mon vieil ami, celui qui m’a appris à boire, est très âgé. Je suis ici pour passer ces derniers moments près de lui Et puis j’aime quand rien ne se passe. Regardez, est-ce qu’il s’est passé quoi que ce soit depuis que nous sommes ici ?
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