Sous l’apparence naïve du premier album de la jeune Québécoise Coeur de Pirate se cache des trésors sentimentaux venimeux et un personnage passionnant et complexe : après le blog, après les écoutes, l’article.
19 mars au soir, Québec. Dans le ravissant Petit Champlain, le concert de Cœur de Pirate vient de s’achever. Réussite, totale. Adorable et disponible, Béatrice Martin, le cœur corsaire en question, va à la rencontre de son public. Signe des autographes, se fait prendre en photo. De très jeunes filles, des adolescentes, leurs mamans, leurs papas, des trentenaires élégants, des hispters patentés. Son premier album, paru au Québec il y a quelques mois déjà, a déjà fait fondre la Belle Province. La France, c’est une évidence, suivra -ses parfaites premières parties à l’Olympia, Arthur H puis Julien Doré, avec lequel elle a enregistré un très beau duo, ont déjà conquis pas mal d’âmes chancelantes.
Car Cœur de Pirate est un phénomène, rare. Elle fascine totalement, et fascine tout le monde. « Tu sèmes le bonheur à chaque pas que tu fais » chante-t-elle sur la belle Fondu au Noir, écrite pour une jeune fille suicidaire mais qui semble parfaitement coller à la jeune Québécoise de 19 ans –« et demi », précise-t-elle. Cœur de Pirate fascine, car Béatrice Martin est une songwriteuse formidable. Et Cœur de Pirate fascine parce que Béatrice Martin est un personnage complexe, ambivalent, nuancé. A peine extirpée d’une adolescence trouble, l’embryon de femme fatale. Une admiratrice d’Aznavour, Christophe, Gainsbourg (voire Francis Cabrel) qui reprend Rihanna sur scène et se passionne tout autant, ultramoderne et ultrapop, pour les très hype Little Boots, Ting Tings, La Roux ou Katy Perry. Une corsaire tatouée jusqu’au cou, chose commune en Amérique du Nord, mais qui joue aux Pokémons sur sa Nintendo DS quand l’ennui pointe le bout de sa glue. Une artiste en apparence insécure, candide, mais une artiste décidée et brillante, qui sait parfaitement où elle va, vers une potentielle gloire, qui sait comment y aller, en parfait contrôle des choses et individus.
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[attachment id=298]La veille, Béatrice Martin nous accueillait chez elle. Chez ses parents plutôt, un confortable pavillon dans une anonyme et cossue banlieue de Montréal. Signe de transparence totale, peut-être pour définitivement cacher quelques cadavres d’un placard intime à boucler au plus vite : apparue sur le net, une série de photos un peu olé-olé a ainsi beaucoup fait jazzer Montréal, malgré la relative innocuité de la chose, et fait la joie méchante d’une tripotée de jaloux de son succès naissant. « Tout ce que j’ai à dire, je le dis dans mes chansons. Je pourrais parler de tout ce qui m’est arrivé, mais j’ai fait une croix là-dessus. Next question ! » se ferme-t-elle, avec le sourire, quand on gratte un peu trop près de l’os, sans même poser la question taboue. « Comme tu peux le voir, s’explique-t-elle quand même plus largement, je n’ai pas grandi dans la pauvreté extrême. Mais je suis allée dans une école de l’est de la ville : une autre mentalité qu’ici. Je découvrais plein de trucs. C’était cool parce que j’ai changé de milieu, j’ai eu de nouveaux amis, découvert des musiques nouvelles. Les Stones, Bowie. Puis j’ai commencé à écouter du emo, à fond, ou des trucs hardcore, comme Fugazi... Je me cherchais, tout le monde le fait, mais je ne m’en rendais pas vraiment compte. Je me rappelle quand même que je changeais de couleur de cheveux tous les mois, et radicalement de style d’année en année… J’ai eu une adolescence très difficile, sur plein de niveau. Comme beaucoup de gens, j’étais renfermée, persuadée que personne ne me comprenait. J’ai eu beaucoup de copains, mais ça ne durait pas longtemps, et je me sentais quand même très seule. Je passais de l’un à l’autre, je m’en foutais un peu. Sauf quand un gars me repoussait : c’était alors la fin du monde. Mais une fille de 14-15 ans, c’est ça… »
Cœur de Pirate, le projet, et Cœur de Pirate, l’album, ne sont pas nés de nulle part. Ils sont nés d’une adolescence, de ses abyssales montagnes russes pour cœurs en construction. Nés de l’envie de nettoyer dans une lumière baptismale les souillures et regrets, de s’extraire d’une chrysalide plutôt noire -un peu plus crasse que celle de n’importe quelle adolescence normalement branlante. « J’ai eu des fréquentations qui ont vécu des moments très durs. Je venais de mon milieu particulier, préservé ; les voir m’a aidé à comprendre, à voir les deux côtés de la médaille. J’ai connu des gens qui sont tombés dans la drogue, dans le vol, dans plein de choses. Je n’ai jamais suivi, je ne suis pas tombée très bas. Mais j’ai vu. J’ai des copains qui sont tombés là-dedans, et ça m’a fait très mal. » Une fréquentation, en particulier, a allumé la mèche de la bombe sentimentale que constitue Cœur de Pirate. Un type qu’on a envie d’étiqueter « sale », bien qu’on ne sache pas grand chose de lui. Une grande histoire fracassante, et fracassée. Une rupture sanglante, de celles dont on ne se relève presque jamais ; sauf quand on a de l’or dans les mains, de beaux mots dans la tête, la vengeance aussi froide qu’éclatante, sauf donc quand on sait écrire un morceau aussi parfait que la violente Ensemble. « A 17 ans, j’ai eu ma première véritable histoire d’amour. C’était très fort, passionnel, on se hurlait dessus. Et il m’a finalement trompé. Il a été lâche, il a arrêté de me parler pour que je le laisse tomber. Ce que j’ai fait. Mais j’ai eu énormément de mal à me relever. J’étais blessée, frustrée, revancharde. Ensemble parle de lui. Je ne veux pas lui donner tout le crédit pour le projet Cœur de Pirate, il n’a été que l’élément déclencheur. Je devais arrêter de broyer du noir. J’ai décidé de composer des chansons ; je ne savais même pas que j’en étais capable. La première a été écrite en cours de philo. J’avais trouvé le signe, le truc pour parler de tout ce qui m’était arrivé, de toutes les fois où on m’a souillée, toutes les fois où je suis tombée. J’avais trouvé le truc pour en sortir. »
[attachment id=298]Merci au sale type, donc : il fut le déclencheur d’un exutoire adolescent, disons-le clairement, plutôt grandiose. Cœur de Pirate naît après une courte expérience au sein de Bonjour Brumaire. Les labels se pressent, quelques morceaux sont jetés sur bande. Que des trésors. Des morceaux classiques, mais des chansons concises, aériennes, sentimentalement cinglantes, aux paroles aussi simples que bouleversantes. Des pianos Yanntierseniens en cascade diamantaires -sous la houlette de sa maman, pianiste elle-même, la demoiselle a appris l’instrument dès 3 ans avant de laisser tomber à l’adolescence. Des textes aigres-doux, drôles et amers, des histoires de cœurs partagés (Comme des Enfants), de fuites obligées (La vie est ailleurs), un hommage magnifique à son meilleur ami (Francis), l’historiette renversante d’un coup de foudre enfantin détrempé (Printemps). Des comptines subversives sous leurs atours soyeux, des vendettas amoureuses, de la sensualité triste, mises en musique étincelante et magnifiquement arrangée. Au-dessus de tout voltige la voix d’une fausse enfant mais vraie malicieuse. Bientôt immense, et déjà intenable : elle sait où elle va, et elle fonce. « Cœur de Pirate représente ce que j’étais à ce moment précis, mais ma musique va sans doute évoluer, en même temps que j’évolue. C’est un premier album. J’ai déjà écrit pas mal de nouvelles choses J’ai encore le temps de grandir. » Ça promet.
Album : Coeur de Pirate (Dare to Care/Barclay)
Photos : John Londono
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