Le mec qui avait mal à la tête. Vétérans de l’underground américain, les Flaming Lips et leur rock psychédélicieux tiennent enfin, avec le richissime Clouds taste metallic, leur revanche sur dix ans de mépris. Une musique en permanent dérapage dans la loufoquerie, à des années-lumière du sage Wayne Coyne, aussi terrien que sa musique est […]
Le mec qui avait mal à la tête. Vétérans de l’underground américain, les Flaming Lips et leur rock psychédélicieux tiennent enfin, avec le richissime Clouds taste metallic, leur revanche sur dix ans de mépris. Une musique en permanent dérapage dans la loufoquerie, à des années-lumière du sage Wayne Coyne, aussi terrien que sa musique est magnifiquement martienne.
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Si l’on y regardait de trop près, les Flaming Lips pourraient avoir l’air tout droit sortis d’un Spinal tap version punk-rock. D’aimables potaches un peu gourds et munis d’un poil dans la main aussi long que leurs cheveux, d’ambitions aussi minuscules que leurs cerveaux, d’un présent en tête à claques et d’un futur en tête à queue. Un groupe comme l’Amérique des campus en démoule des douzaines : passif et désenchanté, prêt à faire commerce d’une piteuse image de gueux soigneusement entretenue, à racler les derniers restes d’une gamelle grunge déjà froide, puis à retourner dans l’ornière de l’histoire sans avoir décroché le moindre galon. La réalité, en revanche, surfe à rebrousse-poil sur tous ces clichés et les Flaming Lips sont peut-être les plus fins épiciers à avoir jamais tenu boutique au sein de la grande braderie alternative US. Il faut dire que ces natifs d’Oklahoma City ne sont pas tombés avec la dernière pluie, ni même avec la précédente : Clouds taste metallic est déjà leur septième album le second pour une multinationale et le groupe accuse au compteur une bonne décennie d’activisme plus ou moins mémorable. Si, de ce côté-ci de l’Atlantique, on n’a pour ainsi dire jamais entendu parler d’eux, s’il faut s’armer d’une patience d’horloger pour dégoter leurs disques précédents, sans doute est-ce parce que ces faux nonchalants voulaient, après une longue et douloureuse traversée du désert, garder l’Europe pour la soif, comme une seconde oasis indispensable à une consécration massive qui leur est désormais promise. Car, depuis la bande originale de Batman forever, sur laquelle ils ont niché leur excellent Bad days, certains bookmakers avisés ne jurent plus que par ces coureurs de fond bientôt transformés en sprinters. Pour preuve : on a pu entrevoir l’une de leurs prestations dérangées dans la très lisse et agaçante série télévisée Beverly Hills 90210. A notre échelle, c’est comme si les Thugs se voyaient offrir la vedette d’un épisode de Classe mannequin : l’hallucination psychédélique ultime. La deuxième image qui vient à l’esprit à propos des Flaming Lips, lorsqu’on les observe cette fois à la loupe, est parfaitement opposée à la première : on jurerait leur leader Wayne Coyne mûr pour l’asile, dernier rejeton d’un arbre généalogique d’entamés notoires de la cafetière qui compte Syd Barrett et Roky Erickson comme aïeuls, les membres de Mercury Rev et de Ween comme plus récents bourgeons empoisonnés. Car un type capable d’imaginer des titres de chansons tels qu’Exploration psychiatrique d’un f tus avec des aiguilles ou Le Mec qui avait mal à la tête et qui, en conséquence, a sauvé la planète par hasard n’appartient forcément pas, pense-t-on, à cette catégorie d’humanoïdes qui dînent à heures fixes, pissent debout et regardent Julien Courbet. Mais, là encore, on a tout faux : les Flaming Lips cultivent une normalité une banalité ? presque outrageuse. On aura beau chercher dans le discours de Wayne Coyne le moindre début de dérapage incontrôlé qui concorderait avec l’incroyable dérèglement formel et sémantique de ses compositions, lui nous ramènera constamment sur le terrain neutre de la raison : une départementale pépère et balisée qu’il emprunte avec l’humble sagesse et la prudence d’un conducteur de car scolaire. Génie accidentel ou fumiste inspiré, ce n’est pas aujourd’hui que l’on tranchera : « Les gens qui nous suivent depuis 84 doivent nous considérer comme une sorte de groupe expérimental, perpétuellement en quête d’une formule ésotérique et cherchant à aller constamment de l’avant vers l’inconnu. Tout ça nous fait bien rire : pour nous, à vrai dire, seul le fait d’être toujours là dix ans après nos débuts parvient encore à nous étonner. J’admire tous ces groupes qui savent exactement où ils veulent aller, qui définissent à l’avance la façon dont sonneront leurs trois prochains albums et s’emploient ensuite à brouiller les pistes pour faire croire qu’ils se donnent du mal. Notre attitude est quasiment inverse : les gens trouvent souvent notre musique très inspirée et sophistiquée alors que, en réalité, nous sommes très peu inspirés la plupart du temps. On a juste quelques éclairs par moments qui nous permettent d’enregistrer des disques auxquels le public peut trouver un certain charme. A chaque album, nous nous retrouvons tous les quatre en studio, on s’installe et on se dit (voix nonchalante) « Bon, allez, on y va. » Comme nous n’avons pas beaucoup d’idées, nous usons chacune d’elles jusqu’à la corde. »
Longtemps, il est vrai, les Flaming Lips ont renvoyé l’image d’un groupe de milieu de tableau, n’appartenant ni au clan des premiers de cordée Husker Dü ou Sonic Youth ni à celui des traîne-la-patte. Confinés à une relative transparence, nullement dopés par une scène musicale identifiable Boston ou Seattle , il ne leur restait plus qu’une solution à portée de main : rassembler leur énergie et quelques bonnes recettes pour décrocher un hit. Ce qui arriva finalement en 92 avec She don’t use jelly, après un léger remaniement de personnel et leur signature sur une grande écurie : « Au moment d’ In the priest driven ambulance, en 89, notre label de l’époque a sorti l’album du come-back de David Cassidy. Un ratage monumental, qui a précipité toute la boîte vers la faillite. Pour nous,ce fut une sacrée chance pour prendre le large : on ne pouvait pas les saquer et eux non plus. C’est là que nous avons rencontré les gens de Warner Bros, des drogués qui trouvaient que les Flaming Lips auraient fière allure dans leur vitrine. Ils nous ont dit « On va vous voler votre âme mais, en contrepartie, vous aurez le droit de sortir tous les disques que vous souhaitez » (rires)… Je pense qu’ils avaient l’intention de nous inclure dans un plan marketing à moyen terme sur la musique alternative, post-grunge ou je ne sais quoi, on les a laissés faire. »
Pourtant, le punk-rock psychédélique, démembré et gentiment absurde des Flaming Lips ne doit presque rien aux récentes secousses telluriques que l’Amérique a connues. Les Pixies s’avèrent le seul groupe contemporain auquel on pourrait éventuellement les rattacher, parce qu’ils ont en commun, outre le fait d’être totalement affranchis artistiquement, cette fascination pour les saynètes tordues mettant en scène des animaux, des astronautes ou d’improbables et mystérieuses expériences sensorielles. D’ailleurs, Coyne et Frank Black possèdent un registre vocal aux similitudes parfois étonnantes, quoique, physiquement, presque tout les oppose. « C’est vraiment un compliment d’être comparés à eux mais, honnêtement, je doute que nous le méritions. Je suis aussi très étonné qu’on attache autant d’importance à mes textes. Je ne suis ni Bob Dylan ni Elvis Costello : sortie de son contexte, sans musique, ma prose ne tient pas vraiment la route. Lorsqu’on me cite des poètes surréalistes, je n’en connais pas un seul, ce qui me rend d’ailleurs très confus et honteux. » Ses explications de texte valent pourtant leur pesant de cacahuètes hallucinogènes : « They punctured my yolk raconte la triste histoire d’un jeune couple d’astronautes de la Nasa. Ils tombent amoureux mais, au dernier moment, il arrive quelque chose au type et il ne va pas dans l’espace. La fille, elle, part pour une expédition interstellaire qui dure dix ans. » On croirait du Pierre La Police ! Vous en connaissez beaucoup, vous, des types qui confessent un intérêt majeur pour le placebo ? Et le petit pouvoir spécial des Flaming Lips consiste à faire tremper cet imaginaire de foutraques, peuplé de girafes et de facteurs, où l’on envisage même de passer Noël au zoo, dans un bain musical faussement tiède et crasseux et qui révèle vite des trésors de jouvence.
Certains passages de Clouds taste metallic donnent l’étrange impression que le combo grungy bas-du-cul du fils de la concierge s’est payé les services de Phil Spector : ici, le lo-fi, ce misérable chat maigre et décati, prend une dérouillée sévère dans son propre jardin. La basse désaccordée entame un dialogue de sourds avec une armada de cloches pimpantes, des mélodies dont on n’aurait pas donné cher deviennent soudainement familières, nous tutoient l’esprit, se rendent indispensables. Et peu à peu, sans en avoir l’air, ce petit disque fluorescent nous tient lieu de lampe de chevet, de petite flamme domestique, dont on n’a nullement envie de se défaire.
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