A 76 ans, avec une pièce et un livre essentiels, Claude Régy occupe toujours le devant de la scène.
Claude Régy est obsédé par le silence. Il le traque à travers l’écriture, glisse dans tous les interstices qui viennent se frotter aux zones inconscientes. « Ce n’est pas phrase par phrase qu’il y a un sens. Le sens se perçoit d’abord par les sons. Tous ces vieux os rongés : l’incarnation, la psychologie du personnage, être ou ne pas être le personnage, travailler le personnage, tout ça déjà me blesse. Mais quand je vois des gens se consacrer au travail vocal, pendant que d’autres se spécialisent dans le travail corporel et dans la gestuelle (quel mot affreux), ça crie l’incohérence. »
Quelqu’un va venir est sa dernière mise en scène. Une fois de plus, Claude Régy part à la découverte d’un auteur parfaitement inconnu sous nos latitudes, le Norvégien Jon Fosse. Lorsque le couple Marcial Di Fonzo Bo/Valérie Dréville entre en scène, ils viennent de loin, de très loin, deux silhouettes minuscules, enfantines, se tenant par la main, affrontant la traversée d’une plaine noire, désolée, où se trouve la maison, leur maison, celle qu’ils viennent d’acheter. Le drame tient en trois propositions non ponctuées : « On est là seuls ensemble mais quelqu’un va venir. » De là se forme une boucle obsessive, où chaque silence se remplit des monstres de la jalousie, de l’impossibilité, du désir. La conversation n’est pas alimentée, mais elle est pourtant sous tension avec toujours cette même angoisse qui va crescendo : impossible d’être là seuls ensemble. On n’y arrivera pas et la preuve : quelqu’un va venir, vient et, comme l’énonce magnifiquement Marcial Di Fonzo Bo, « c’est la merde ». Les trois acteurs, complices du metteur en scène depuis plusieurs spectacles, savent entrer dans son monde du silence et donnent par leur atonie et leurs déplacements calculés l’exacte force du vertige qu’entraîne la peur de perdre l’autre. Jamais elle ne sera apaisée et les mots qui seront prononcés ne sont que de piètres garde-fous. Les lumières de Dominique Bruguière et la scénographie de Daniel Jeanneteau alimentent l’inquiétude.
Le théâtre de Claude Régy n’est pas du genre facile, mais il vient de publier L’Ordre des morts, un livre essentiel qui, sans être un ouvrage pédagogique ou un livre de recettes, ouvre au lecteur-spectateur les chemins que le metteur en scène emprunte. Très simplement, il y exprime ses interrogations, partage le bouleversement occasionné par les rencontres d’auteurs et d’acteurs, l’intensité d’une répétition. Il fustige aussi une société qui fait de la culture un produit, bien de consommation comme un autre. « La matière d’un spectacle n’existe pas, elle n’existe pas plus que la matière de l’écriture… Mais on ne vit que d’imaginaire. Et seuls ne sont pas artistes les gens qui ne font pas travailler leur imagination. Ils ne peuvent pas être spectateurs non plus. Si un spectateur n’a pas d’imagination, il s’ennuie. D’ailleurs, ils le disent, « Je m’ennuie beaucoup à vos spectacles. » C’est vrai, vous pouvez sortir excédé d’un spectacle de Claude Régy. Mais il continue de vous travailler insidieusement, habite vos pensées, s’installe dans vos rêves. N’est-ce pas là la vraie rencontre avec l’art ?
Claude Régy L’Ordre des morts (Editions Les Solitaires Intempestifs).