Le metteur en scène Claude Régy, infatigable défricheur d’écritures contemporaines, ouvrait la saison théâtrale avec Quelqu’un va venir du Norvégien Jon Fosse et présente maintenant Des couteaux dans les poules de l’Ecossais David Harrower. Il vient également de publier un livre : L’Ordre des morts. Trois bonnes raisons pour rencontrer celui qui ne confond jamais art et culture.
Comme on le dit de certains peintres, Claude Régy a eu plusieurs époques. Et chacune d’elles l’aura placé en contrepoint des modes de son temps. Il y eut d’abord l’assistant doué, apprenti comédien, du cours Dullin et de Tania Balachova dans les années 50. Engagé au Théâtre de l’Atelier, il laisse passer dix ans, « s’endort à l’ombre d’un maigre salaire« et se réveille à 40 ans en découvrant les auteurs anglais : Harold Pinter, Edward Bond. Ensuite l’homme de troupe, entouré de Delphine Seyrig, Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, qui est hébergé au Théâtre de l’Atelier. Deux années jalonnées de succès éclatants et d’échecs retentissants, au terme desquelles Régy se retrouve seul. C’est à ce moment-là que Marguerite Duras le contacte et lui propose de mettre en scène L’Amante anglaise. Ce sera le début d’une longue collaboration et la formation d’une autre troupe avec Madeleine Renaud, Michael Lonsdale, Claude Dauphin, Gérard Depardieu. A cette époque, le théâtre de l’absurde s’oppose au théâtre didactique et brechtien. Celui de Claude Régy trace une ligne de fuite entre ces deux versants du théâtre. L’écriture de Marguerite Duras comme celle de Nathalie Sarraute feront émerger l’art singulier de Claude Régy, donnant la primauté à l’écoute de la langue. Infatigable défricheur d’écritures contemporaines, il nous balade cette année de la Norvège de Jon Fosse à l’Ecosse de David Harrower. L’écriture sans ponctuation de Fosse, 40 ans, cette toile textuelle sur laquelle il imprime des images stylisées par d’infimes modifications déjoue l’attente des trois personnages, moteur de l’inaction de Quelqu’un va venir. David Harrower a 30 ans, Des couteaux dans les poules est sa première pièce, écrite dans un anglais « pas tout à fait normal, d’une rapidité elliptique » qui ne s’encombre pas du carcan de la syntaxe, remarque Claude Régy qui l’a traduite en français avec Jérôme Hankins. Fil conducteur d’une oeuvre à l’autre ? « Une même découverte : on est déconnecté de la relation traditionnelle du signe et du sens. »
Dans votre livre, vous pointez immédiatement du doigt l’invasion du socioculturel. Que pensez-vous des remous qui agitent aujourd’hui le monde de la culture ?
Claude Régy L’organisation de la culture se résume à recopier des formes connues pour mieux les vendre, avec cet amalgame épouvantable selon lequel les artistes doivent faire du socioculturel. Si on regarde les gens qui ont fait quelque chose pour l’art, ça n’est pas du tout en allant faire les assistantes sociales pour résoudre des problèmes qui sont ceux de l’Etat. On oublie que les artistes sont des gens qui dérangent et qui ne peuvent pas s’entendre avec l’institution. Faut pas croire que l’Etat peut faire de l’art ! L’idée que ça marche bien si les salles sont pleines, c’est une idée extrêmement dangereuse et très récente.
Quelle serait la position juste de l’Etat par rapport à la création ?
Il faudrait pouvoir trouver au ministère de la Culture des gens qui sachent que l’art est avant tout création, laquelle s’aventure dans un terrain qui n’a pas encore été exploré, des gens qui comprennent que toutes les vérités ont besoin de leur contraire. Le capitalisme avait besoin du marxisme. On ne sait plus comment se perdre maintenant. L’Etat a besoin du contraire de l’Etat et il devrait subventionner les artistes uniquement parce que l’art est essentiel pour deux raisons. La première, c’est la nécessité d’avoir des noyaux de résistance, d’explosion et d’invention, qui recommencent à nous faire poser des questions sur nous-mêmes et sur le monde. La deuxième consiste simplement à observer ce qui nous reste des civilisations depuis l’Antiquité : des dessins sur les murs des grottes, des hiéroglyphes, de la sculpture, de la peinture, de l’écrit… Et c’est ça qui fait que l’humanité demeure et que quelque chose passe d’une génération à l’autre.
Essentiel et, dans le cas du théâtre, éphémère. Qu’est-ce qui s’inscrit dans un art éphémère ?
Harrower dit très justement « Ça ne peut pas être tenu comme je tiens une table, ça ne peut pas être vendu ou cuit. » Ce ne sont pas des objets, on ne peut rien en faire d’utile. Mais l’éphémère, c’est comme l’absence : ce n’est pas nul. Il faut au contraire travailler sur la perte, le trou, le passif, le négatif. Et on s’aperçoit que quelque chose d’éphémère se met à vivre dans le souvenir et qu’il est renouvelé. L’art est une forme d’expérience. Ce n’est pas une distraction, c’est un moyen d’augmenter la connaissance. C’est donc parallèle à la science, à la philosophie, mais l’art permet d’explorer en aveugle toutes ces régions de l’être qui échappent à la science, qui sont les plus secrètes, les moins définissables, pour lesquelles il n’y a pas encore d’appareil de contrôle. Ces zones qui deviennent essentielles dans la mesure où les moyens de contrôle deviennent techniquement de plus en plus performants : des caméras qui vont filmer l’intérieur du corps, jusqu’à l’oeil électronique utilisé en cas de guerre. C’est encore bien plus terrible que le soi-disant oeil de Dieu qui regardait Caïn du haut de son ciel. Giorgio Agemben évoque ainsi tout ce qui échappe à ces contrôles électroniques : la masse des oeuvres qui n’ont pas été écrites agit sur nous probablement avec plus de force que la masse de celles qui ont été écrites. Ce que publie chaque écrivain ne représente qu’une toute petite partie de la masse de sa pensée créative. Laquelle est invisible, mais existe et agit sur nous.
Est-ce la raison pour laquelle vous intitulez votre dernier livre L’Ordre des morts’
Bien sûr. J’ai été frappé de lire la phrase de Klee qui dit que son ardeur est plutôt du côté de l’ordre des morts et des non-nés. C’est une façon de faire entendre la force de naissance qu’il peut y avoir dans l’absence de naissance. Si on pense à tous les êtres qui ne sont pas nés, c’est une population gigantesque et qui probablement existe d’une certaine façon. Elle existe en potentiel. Et probablement qu’elle a une action sur le petit nombre qui est créé, vit une vie provisoire et se transmet pour que les choses continuent. Plus je vis, plus je le ressens empiriquement. On est déterminé, d’une manière qui peut rester vague, par un monde gigantesque, proliférant, qui est comme parallèle au monde que la majorité des gens croit être le tout du monde, celui de la vie rentable. C’est ça, au fond : l’Etat voudrait des citoyens qui se rentabilisent, dont la vie est réduite à une sorte de rentabilité de la vie. Comme pour l’art.
Vous dites qu’il n’y a pas d’art confortable, et David Harrower explique qu’il ne veut pas faciliter le travail du public.
Il constate que sa pièce a été jouée dans beaucoup de pays et que, en général, les gens suivent. Malgré ou à cause de cette difficulté et parce qu’il s’est retenu d’expliquer plus clairement les choses.
Comment vous a-t-il parlé de son théâtre ?
Il m’a parlé d’une première pièce qu’il avait écrite avant Des couteaux dans les poules, sur l’appropriation des terres des paysans par les seigneurs au moment de la révolution industrielle. Le Moyen Age, en Ecosse, a duré jusqu’à la fin du xviiième siècle. On a jeté les paysans sur les routes et on a fait un système de culture qui permette d’alimenter les marchés des villes : ce qui a eu pour conséquence de créer des misérables dans des conditions totalement injustes. Harrower a récusé ce texte qu’il trouvait trop politique. Il dit qu’il « battait le tambour ». Dans cette pièce, il y avait un rétameur sur un marché racontant l’histoire d’une paysanne qui tombait amoureuse d’un meunier. Il a juste gardé cela pour écrire Des couteaux dans les poules.
De Quelqu’un va venir de Jon Fosse à Des couteaux dans les poules de David Harrower, quel lien agit d’une pièce à l’autre, hormis les ressemblances qu’offrent ces trois personnages placés dans un espace isolé ?
C’est peut-être un isolement de la pensée. Si on décide de faire oeuvre de création, il faut placer ça dans un lieu qui n’est pas un lieu réel. La maison de Jon Fosse dans Quelqu’un va venir, ces gens qui arrivent sans valise et sans voiture de déménagement, sans vêtements, sans rien, soi-disant pour vivre là… c’est une extrémité, une fin du monde. C’est une manière de se placer au-delà de l’agitation, de la réalité d’une ville ou d’un monde vivant. En effet, ça se passe chaque fois entre une femme et deux hommes. Je pense que c’est un pur hasard. Mais, même si elle est invisible, il y a une communication énorme entre ces gens. Dans Des couteaux dans les poules vous avez le paysan, sa jeune femme et le meunier, qui est présenté comme l’ennemi absolu. Il prélève l’impôt, vole de la farine, sait écrire et parler ; il est à part. Au beau milieu de cette haine, la paysanne est prise de désir pour le meunier, et lui et le paysan sont comme unis dans le désir de cette femme que l’un transmet à l’autre.
Comment se fait-il que celui qui contient toute la haine d’un groupe soit également celui qui détient le trésor de ce groupe ?
J’attribue ça au bonheur d’auteurs qui s’occupent enfin des contradictions de l’être. Celui qui peut être soupçonné d’être un démon, d’avoir tué sa femme et ses enfants, de faire des pratiques tout à fait condamnables est en même temps celui qui transmet cette possibilité d’écrire chez la jeune femme. Il l’enveloppe dans une couverture, elle écrit une page entière, puis s’endort. L’endormissement me plaît beaucoup d’ailleurs ; ça a trait à l’épuisement. Quand Duras écrivait L’Eden cinéma, j’allais la voir le soir et elle était épuisée, parce que c’est une dépense psychique énorme, que les acteurs connaissent aussi. La pièce d’Harrower est très nocturne : il y a beaucoup de scènes d’aubes, de couchers de soleil, de nuits. Et cette sorte d’obscurité m’intéresse, il faut cesser d’opposer l’ombre et la lumière.
Pour en revenir au meunier, je ne suis pas sûr qu’il y ait crime. Dans la scène où le mari
rejoint l’ennemi meunier, on a presque l’impression qu’ils sont absorbés l’un dans l’autre et que, d’une certaine façon, il a déjà disparu. Comme s’il s’était effacé lui-même. Ce n’est donc pas vraiment un crime. Et d’ailleurs, on voit la pierre tomber pendant un tableau. Et ce n’est qu’au tableau suivant, quand le meunier et la femme se déshabillent, que les hurlements sont entendus. Avec un décalage. Chez Harrower, les choses ne sont pas vraiment accomplies. Il nous maintient dans l’écriture, dans la force de l’imagination, mais il ne crée pas une réalité qu’on va représenter ce qui nous éloigne énormément du réalisme.
C’est d’ailleurs le parcours de la jeune femme qui consiste à nommer les choses.
Harrower refuse la métaphore. La jeune femme dit qu’elle « est comme rien sauf elle ». Elle ne veut pas être assimilée à quoi que ce soit. Dès la deuxième scène, elle s’interroge sur la nomination. Nommer les choses, c’est un moyen d’entrer en contact avec elles et, pour elle qui est croyante, c’est un moyen d’entrer en contact avec Dieu à travers les objets de la création. Mais elle s’aperçoit que les noms du langage ne sont pas adéquats. Ensuite, elle s’interroge sur tout ce qui n’est pas nommable. Elle dit que c’est une matière fluide qui « ne peut pas être tenue comme les rênes d’un cheval ». Il y a une analyse et une découverte du monde et du langage, mais aussi du rapport du langage au monde. Mais c’est dit d’une façon empirique et naïve. Tout est simple, sensoriel.
Comment le décor, sur scène, participe-t-il de cette découverte du monde à travers le langage ?
Avec Daniel Jeanneteau, cela fait douze ans qu’on travaille de la même façon. On s’occupe moins de faire un décor que de trouver un rapport scène-salle travaillé et préparé, à la fois sur le plan du regard et sur celui de l’acoustique. Ce dispositif est commun aux deux pièces. Pour Des couteaux…, on a fait un plancher qui démarre là où commençait la passerelle dans Quelqu’un va venir : en avant, mais qui va en pente douce et descendante jusqu’au fond du plateau. On a mis tous les éléments qu’Harrower demande : les lits, une meule, l’écurie, des sacs de blé, une table et deux sièges, répartis dans l’espace. Les lieux se mélangent et la lumière est mouvante : elle suit les acteurs dans ce dédale de lieux qui se superposent. J’aime travailler sur le plateau pour montrer simplement les choses à l’état de possibles et non pas à l’état de choses réalisées. Ça me paraît beaucoup plus intéressant qu’une vérité simple accrochée à un signe simple.
L’Ordre des morts (éditions Solitaires Intempestifs).
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