Donner priorité à la musique : tel est l’enjeu de la mise en scène invisible proposée par Claude Régy pour Carnet d’un disparu, uvre majeure du compositeur tchèque Leos Janacek.
D’un extrême à l’autre. Après Melancholia – théâtre, extraits du roman de Jon Fosse, Claude Régy met en scène Carnet d’un disparu, du compositeur tchèque Leos Janacek. uvre inclassable, ni un opéra, ni un poème symphonique, ni une cantate ; mais la transformation d’une passion éblouissante en verve créatrice.
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Leos Janacek a 61 ans quand il rencontre Kamila, 23 ans, mariée et mère de famille. Et quelles que soient les conventions fixées par le réel, son ami Max Brod porte un regard clairvoyant sur l’évidence de cette passion : « Il vit dans le bonheur d’une force créatrice complètement juvénile, toujours intacte. » Jusqu’à sa mort, dix ans après, Leos Janacek ne cessera de composer des chefs-d’ uvre, La Petite Renarde rusée, De la maison des morts, la Sinfonietta, le Quatuor à cordes n°2, entre autres…
« D’une certaine façon, il est mort à 10 ans… », s’amuse Claude Régy. Avec un mordant savoureux, il insiste en passant sur la ségrégation inadmissible infligée à la sexualité des vieillards, mais la passion de Janacek pour Kamila lui semble avant tout remarquable en ce qu’elle a généré une inspiration absolument nouvelle : « Cette poussée de sève a mêlé l’érotisme à la création. L’ uvre porte la trace du fait que cette passion (du jeune paysan Janik pour la tzigane Zefka, protagonistes du Carnet d’un disparu) le concerne si intimement. Ces quarante minutes sont d’une telle densité que le temps y est complètement aboli. »
C’est dans le quotidien de Brno, Lidove noviny (Journal du peuple), que Leos Janacek a découvert, en 1916, la publication des poèmes semi-anonymes qui constituent l’argument de Carnet d’un disparu. Signé des initiales J.D., suivies de la mention « De la plume d’un autodidacte », la rédaction ajouta une notice à la publication de ces poèmes, créant, volontairement ou pas, la légende du poète autodidacte Janik : « Dans un village de montagne de la Moravie de l’Est, on signalait depuis quelque temps la disparition inexplicable de J.D., un jeune paysan travailleur et ordonné, seul espoir de ses parents. On craignit d’abord un accident ou un crime. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’on découvrit dans sa chambre des notes manuscrites qui dévoilaient le secret du disparu. (…) La famille crut qu’il s’agissait d’une simple copie de chansons populaires comme les jeunes paysans s’en font volontiers, et elle ne leur prêta aucune attention. Seule l’enquête judiciaire révéla leur contenu et leur véritable signification. » Il s’avéra plus tard que l’auteur était l’écrivain valaque Ozef Kalda qui se serait dévoilé dans une lettre écrite à la même époque.
De fait, ce poème de 24 strophes ne pouvait que séduire Leos Janacek. Car, non seulement il est écrit dans le dialecte de la Moravie, région dont est originaire le compositeur, mais surtout, né dans l’empire des Habsbourg, Janacek n’aura eu de cesse de travailler sur sa langue maternelle qui n’était plus parlée que dans les campagnes et par les domestiques. Une attitude politique, puisqu’il était proche sympathisant des révolutionnaires russes, entièrement dévolue au domaine de l’art. Leos Janacek parcourait les campagnes et notait sur un carnet les « motifs » du langage parlé. « Il était très attaché à l’écoute de l’intonation parlée, précise Claude Régy. Il notait tout : l’heure, la saison, le lieu. »
Un travail engagé dès 1890 avec le philologue Frantiscek Bartos, et souvent mal compris par ceux qui ne voyaient en lui qu’un folkloriste de grand talent, un spécialiste de l’ethnologie musicale, sans considérer son travail de compositeur. Or, l’articulation entre son étude sur la langue tchèque et l’écriture de sa musique donne la clé du caractère novateur de Carnet d’un disparu. « Outre la partie vocale des deux protagonistes qui épouse les caractéristiques du dialecte valaque et la profondeur de sens autant que la poétique des sentiments, l’alliance avec le piano, si simple et si naturelle, montre en réalité une subtilité et une originalité jamais atteintes dans ce genre de dispositif musical », écrit Guy Erismann, dans le programme édité par le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence.
En écho, Claude Régy constate : « Tout me convient dans cette uvre. A l’écoute, on perçoit une nouveauté et une force d’une nature tellement incontestable. C’est absolument inclassable. De son vivant, Leos Janacek avait souhaité que Carnet d’un disparu soit représenté et donne même des indications. Il parle de clair-obscur ça m’arrangeait ! , d’un chœur off et précise que la tzigane est une sorte d’apparition, pas une présence réelle. Tout se passe dans l’imagination du protagoniste. Tout naît dans l’écriture. Je pense qu’il faut sauver l’opéra de la mise en scène théâtrale et j’ai été heureux de découvrir cette phrase de Wagner, citée dans un article de Franck Erickson : « Après avoir créé l’orchestre invisible, j’aimerais aussi inventer le théâtre invisible. »
Baignant dans la pénombre, le plateau est simplement pourvu d’un cyclo blanc, sur lequel glissent des ondes de lumières colorées, et du piano d’Alain Planès, posé au centre de la scène. D’abord, on entend le comédien Yann Boudaud, accompagné de Bénédicte Le Lamer l’apparition/l’ombre de Zefka , dire en français le poème qui sera ensuite chanté par le ténor Adrian Thompson et la mezzo-soprano Hana Minutillo. L’ombre et le double, la pénombre et le trouble, le jaillissement de la sève et la montée du désir, l’amour et la mort : pour mettre à jour la complexité foisonnante à l’ uvre dans le poème comme dans la musique, Claude Régy s’est concentré sur deux lignes de force : la musique et la lumière. « Toutes deux circulent sur des ondes impalpables, mais qui peuvent se modifier sans cesse, donnant ainsi une sensation de l’infini. Pas de remplissage, pas de liaison dans cette uvre réduite à l’essentiel, mais plutôt des cellules collées les unes aux autres. L’histoire d’amour de ce paysan pour une tzigane, dans un pays où le racisme envers ce peuple est très virulent, fait éclater tous les cadres sociaux (famille, travail, religion) pour s’ouvrir au risque absolu. La naissance de l’enfant, à la fin du poème, représente le désir d’une manière panthéiste : le chemin de la sève et celui du sperme sont ici parallèles. Toute l’ uvre est empreinte de cette poussée d’énergie vitale à un moment où la mort est extrêmement proche. »
Autant la critique musicale a réservé un accueil difficile à Carnet d’un disparu, autant le travail avec Alain Planès et les chanteurs a été un « enchantement ». Mais comment aurait-il pu en être autrement dans ce projet où la musique et l’écoute de cette musique sont mises en avant de la plus belle et la plus simple des façons. Il est vrai qu’à force d’aller voir des opéras, on en oublierait presque que la musique s’écoute. Un comble…
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Carnet d’un disparu, de Leos Janacek, mise en scène de Claude Régy, au Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre du festival Alternative lyrique (les 18 et 19), du 18 au 30 septembre. Tél. 01.46.14.70.00.
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