Retour au mitan des années 1990 quand la guerre, plus ou moins montée de toutes pièces par la presse, mettait aux prises le gang des Gallagher et la bande à Damon. Avec du Pulp en bonus.
La bataille d’Angleterre
Il existe un mur de la honte en Angleterre. Une muraille épaisse et invisible, qui coupe le pays en deux. Plus infranchissable encore que le mur d’Hadrien, caprice malfaisant d’un empereur romain pour repousser les Ecossais, cette séparation symbolique alimente rancœurs, jalousies, injustices. On l’appelle The Great Divide et deux cent cinquante ans après la révolution industrielle, il continue de hanter la psyché anglaise. En (très) gros : prolétaires au nord et propriétaires au sud, le labeur contre l’argent, l’humiliation contre le mépris.
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Tout ou presque sépare les deux camps : les salaires, les loyers, les accents, la culture, la société, les classes sociales, le football, la santé, l’humour, l’histoire, la politique, même les sauces accompagnant l’English breakfast – Ketchup au Sud, Brown Sauce au Nord. Et la musique, bien sûr.
En 1995, Blur sortait son quatrième album The Great Escape, à ne pas confondre avec The Great Divide, donc. Le groupe y ironisait sur le nombrilisme du pauvre blanc riche à en crever, ricanant notamment sur le tube Country House de cet ennui yuppie, de ce désœuvrement néo-aristo. Le second degré échappa à beaucoup. Car pendant ce temps, le même lundi 14 août,Oasis sortait Roll with It, surjouant les gouapes, les scallies.
La presse anglaise, qui existait encore et avait même du poids dans ce genre de débats haut de game, s’empressa de faire de ces deux sorties concomitantes un nouvelle bataille d’Angleterre. Le Sud de Blur contre le Nord d’Oasis, les bourges contre les prolos. Ce fut un combat de catch pipé où tout le monde était masqué, pour la gloriole d’une médaille Britpop en chocolat.
Masqué, car si Oasis joue les crétins, voire les demeurés, chaque rencontre avec les frères Gallagher révèle au contraire une rapidité d’analyse fulgurante, une culture musicale infaillible et un humour désopilant. Pendant ce temps, face à cette constance bornée, Blur navigue à vue, se cherche, tente de jouer sans conviction la partition lad, essaie même de se raccrocher à l’esthétique mod. Damon Albarn s’humilie, lui si raffiné, en se laissant entraîner dans cette guéguerre des boutons. Le temps fera le tri.
On sait que les disques ne font pas le rock, que des milliers de détails – l’attitude, la dégaine, le discours, les frasques même – sont parfois des substituts de chansons. On sait que le rock peut tolérer la médiocrité, si tout le reste remplace. Mais quand même : comment a-t-on pu en 1995 mettre sur un pied d’égalité Damon Albarn et les Gallagher ? Pendant qu’Oasis terminait sa carrière cette même année avec l’euphorisant (What’s The Story) Morning Glory?, ne réservant aux futurs albums que quelques rogatons indignes, Damon Albarn démarrait vraiment la sienne, affranchi de tout et de tous.
Pendant que les frères Gallagher ruminaient dans leur coin des lennoneries exsangues, Damon Albarn se ressourçait jusqu’au vertige dans des projets tous azimuts : Gorillaz, Mali Music, The Good, The Bad & The Queen, Rockets Juice & The Moon, Africa Express, Journey to the West ou Doctor Dee – entre autres voltes-faces. Pendant que Damon Albarn se goinfrait d’humanité, les frères Gallagher se recroquevillaient sur l’Angleterre éternelle et moisie. Privés de refrains dignes, délaissés par leur musique, ils sont pourtant aujourd’hui encore les meilleurs en Angleterre. Catégorie stand-up. Jean-Daniel Beauvallet, journaliste et ex-rédacteur en chef aux Inrockuptibles
Oasis hors catégorie
En avril 1994, le paysage musical mondial a basculé en six jours, sans que personne ne s’en rende compte sur le moment. Kurt Cobain s’est donné la mort le 5, moins d’une semaine avant la sortie de Supersonic, le single séminal d’Oasis. Avec le recul, on peut rapprocher le suicide de celui qui avait chanté “I hate my self and I want to die” (“Je me déteste et je veux mourir”) avec l’émergence du plus grand groupe de rock des années 1990 (osons les mots), dont le premier titre débutait par ces mots : “I need to be myself, I can’t be no one else” (“J’ai besoin d’être moi-même, je ne peux être personne d’autre”).
Car le succès immédiat rencontré par le groupe s’explique, en partie, par l’affirmation de soi prônée par son leader, Noel Gallagher, à travers ses paroles ou en interview. Ce message, traduit en acte par l’attitude bravache de Liam, le chanteur et petit frère de Noel, a séduit une génération qui ne se retrouvait pas dans le nihilisme du grunge.
De sorte qu’on ne peut comparer Blur, un quatuor anglo-centré qui trouvait son inspiration dans la météo marine de la BBC (sur This Is a Low), avec Oasis, qui a eu d’emblée l’ambition de conquérir le monde, et qui y est donc parvenu grâce à son discours galvanisant, mais aussi par la qualité de ses morceaux sortis entre 1994 et 1996.
C’est l’âge d’or du songwriting de Noel, qui va jusqu’à planquer ses bijoux dans les faces B (Acquiesce, The Masterplan…). La bande à Damon Albarn ne s’est pas permis une telle audace, pas plus qu’elle n’a pondu de hit aussi renversant que Wonderwall ou Don’t Look Back in Anger. Des hymnes repris, encore aujourd’hui, par les guitaristes en herbe du monde entier, alors qu’on n’a jamais croisé personne gratouillant l’air de Charmless Man, l’insigne single balancé par Blur en réponse aux deux tubes précités.
Ainsi, il y avait quelque chose de grotesque dans la fameuse une du NME mettant en scène la rivalité entre Albarn et les Gallagher, présentée comme un choc entre des “poids lourds” des charts… Puisqu’en réalité, Oasis et Blur n’ont jamais boxé dans la même catégorie. Pierre-Etienne Minonzio, journaliste à L’Equipe
Pulp, mon amour
Si je ne devais retenir qu’un seul hymne de soirée – soirée avinée, hystérique et à demi-poil –, mon choix se porterait, immédiatement, par réflexe pavlovien, sur Common People. Sommet de Pulp en forme d’hymne à la middle class que les tristes sires autoproclamés puristes rejettent bien souvent en proclamant leur amour pour le Pulp des débuts (genre les deux sont incompatibles). Car Pulp a démarré en 1978, a bien galéré durant plus d’une décennie – trop différent, trop lubrique, trop loufoque, trop triste, trop tout – avant de se retrouver programmé aux Inrocks Festival en 1991 avec… Blur en tête d’affiche.
La France s’extasie, quand l’Angleterre boude. Damon et sa bande kiffent Jarvis et ses potes, et leur font bonne presse. Il faudra pourtant attendre 1995 et la sortie de l’immense Different Class porté par Common People mais aussi Disco 2000 ou le dégoulinant Underwear, pour que leur terre natale célèbre à raison le génie du poète dégingandé Jarvis Cocker qui, un an plus tard, montera sur la scène des Brit Awards en plein show égotripique de l’éreintant Michael Jackson pour mimer des pets (aux alentours des 4’40 ici). Un des meilleurs moments télévisuels de toute la vie, bien entendu.
Quand Blur est pris pour des bourges et Oasis pour des prolos, Pulp incarne la classe moyenne, celle que l’on ne voit pas, celle qui ne s’exprime jamais. Pulp a la tragédie simple du cœur mouillé mais l’art sublime du décalage.
Pas le décalage arty de Blur ni celui hooligan on-casse-tout-et-on-pisse-partout d’Oasis. Non, un à-côté chic, une maladresse romantique, un sens de la plaisanterie en peau de banane, parfaitement incarnés par l’intellol Jarvis Cocker, grande endive fiévreuse d’une androgynie hyper sexy.
Quand Blur et Oasis jouent et rêvent aux superstars, Pulp a l’héroïsme fragile et faillible, dans lequel tous les “common people”, les “gens normaux” se reconnaissent immédiatement. Fini la rockstar adulée, Pulp c’est le triomphe du nerd, du creep, du chelou, de l’intello, c’est le binoclard qui triomphe du footballeur à la fin de la comédie romantique.
Pulp c’est le sursaut de vie dans un quotidien morose et pantouflard, c’est un dandy dix-neuvièmiste à l’extravagance azimutée d’un pauvre hère sous taz. Pulp n’est jamais bien là où il est, toujours à côté de la plaque. On croirait lire Les Hauts de Hurlevent en pleine rave. Pulp est in(dé)classable. Carole Boinet, rédactrice en chef adjointe aux Inrockuptibles
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