Avec Pretty Girl, un morceau bricolé dans sa chambre, Clairo s’est offert une entrée fracassante dans le paysage musical. Elle publie un premier album en forme de journal intime qui s’avère aussi une démonstration d’un savoir-faire mélodique rare.
Des concerts donnés devant plus de 6 000 personnes aux côtés de Tyler, The Creator, des centaines de millions de streams pour une poignée de titres, une tournée à guichets fermés en Amérique du Nord, en Europe et en Asie, un tube générationnel, documentant à merveille l’expérience adolescente (Pretty Girl), ou encore des morceaux enregistrés avec Rejjie Snow ou Cuco. Si certains artistes attendent une vie, voire deux, que de tels miracles se produisent, Clairo, 20 ans à peine, a déjà tout connu.
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Il faut dire qu’avec l’Américaine, tout est à la fois parfaitement normal et totalement extraordinaire. Extraordinaire, car Claire Cottrill n’imaginait probablement pas il y a encore deux ans rencontrer un tel succès, elle qui s’inquiétait alors de connaître le nom de sa future université, qui tentait tant bien que mal de gérer ses premiers émois et de s’extraire d’une certaine norme pour glisser vers ses propres désirs.
Normal, car elle semble pour le moment être restée la même fille qui écrivait des chansons sur ses amourettes adolescentes dans sa chambre et appelait sa mère entre deux cours pour lui livrer ses pensées. “Bien sûr, j’ai ressenti de la pression au moment de composer mon premier album, précise-t-elle. Mais je voulais surtout me concentrer sur ce que je pensais être important. J’y suis allée à l’instinct, dans l’idée de présenter tout ce que je pouvais faire.”
Le refus de se laisser enfermer dans sa “bedroom pop”
Avec Immunity, Clairo dévoile en effet bien plus que ce que ses premiers singles avaient pu laisser penser. “Après cet ep, je veux passer à autre chose. Je ne veux plus être la même qu’il y a quelques années”, racontait-elle à Pitchfork au moment de la sortie de Diary 001 en mai 2018. Ce qui n’aurait pu être qu’un caprice, voire une accroche marketing, s’est finalement révélée être le souhait d’une artiste qui n’a aucunement envie de rester cette pretty girl composant des pop-songs depuis sa chambre.
Cette musicienne que l’on tente opportunément d’enfermer dans un registre (la bedroom pop) le trouve en effet assez restreint, presque limitant. Parce qu’elle a elle-même beaucoup de mal à se considérer comme une artiste, qu’elle estime n’avoir que peu de liens avec les musicien.ne.s regroupé.e.s au sein de cette scène (Elvis Depressedly, Rex Orange County, Stella Donnelly ou Gus Dapperton) et qu’elle n’a jamais vraiment eu l’intention de composer des morceaux uniquement destinés à la chambre à coucher.
Depuis ses 13 ans, Clairo compose ses propres chansons
Pour le dire autrement, Clairo, derrière son goût pour la normalité, son manque de confiance en elle, ses chansons timides et sa volonté d’apparaître telle qu’elle est (les cheveux gras, les yeux chargés de fatigue, la main plongée dans un paquet de Flamin Hot Cheetos, etc.), n’a pas l’intention de rester cette jeune fille qui reste cloîtrée dans sa chambre dans l’idée de mettre en son ses désillusions. Ce processus, elle le dit, le répète et l’affirme, résultait avant tout d’un manque de moyens, comme pour tout.e adolescent.e rêvant de mettre au point ses premiers morceaux.
Mais son ambition est claire : elle veut être une pop-star. Ce qui ne paraît pas illogique quand on sait que l’on parle ici d’une songwritrice qui, depuis ses 13 ans, compose ses propres chansons, les enregistre via la messagerie de son portable, entreprend tout un tas de reprises (Maroon 5, Edward Sharpe And The Magnetic Zeros, Weezer…) et publie des mixes de hip-hop sur SoundCloud sous le pseudonyme DJ Baby Benz.
Cet état un peu paumé entre l’adolescence et l’âge adulte
Lorsqu’elle revient sur cette période, Clairo révèle souvent ses influences (Wincing the Night away des Shins, Frankie Cosmos et Norah Jones), confesse qu’elle s’est longtemps sentie comme MacGyver, partageant ses journées entre les cours et toutes ces heures passées à mettre ses compositions en ligne, et évoque tous ces instruments avec lesquels elle travaillait alors – un synthé Midi Oxygen acheté pour dix dollars dans un marché aux puces de Boston, d’où elle est originaire, un clavier Yamaha et GarageBand.
Quand on lui pose la question, elle préfère plutôt revenir sur ce qui a suivi cette période, tous ces moments, difficiles ou non, qu’elle a connu suite à la publication de Pretty Girl, et la difficulté qu’elle a ressenti à assumer son rôle de teenage idol. “C’était vraiment bizarre de voir une chanson et une vidéo devenir virales quand je suis entrée à l’université de Syracuse. Les gens ont commencé à me reconnaître, je répondais aux propositions des professionnels de l’industrie musicale entre les cours et je devais apprendre à gérer l’école et la musique en même temps.”
Dans la foulée, Clairo avoue qu’elle n’en a pas fini avec les études. On s’étonne, sachant qu’elle a accumulé les mauvaises notes lors de sa dernière année scolaire, mais l’Américaine semble déterminée : si elle a bel et bien été déçue par son cursus en Music Business, elle compte bien continuer les cours, et se verrait bien devenir enseignante. Une question d’équilibre de vie, probablement. En attendant, et pour notre plus grand plaisir d’auditeur, elle continue de construire son œuvre, sans se soucier des commentaires sur les réseaux sociaux – qui l’affecte et dont elle semble se méfier depuis que certains impudents piétinent sa vie privée.
Ce qui n’empêche pas l’Américaine, sur Immunity, de disserter encore et encore sur ce que lui inspire cet état un peu paumé entre l’adolescence et l’âge adulte, de parler de plus en plus ouvertement de la plasticité de son orientation sexuelle, de raconter à merveille son expérience de la vingtaine, cette période de la vie où l’on est en quête d’expressions, de désirs et des premières fois. Surtout, elle ose ici s’attaquer de front à sa maladie (une polyarthrite rhumatoïde, une maladie auto-immune qui lui a notamment inspiré le titre de son album) et à son anxiété.
“Etoffer mes chansons pour leur permettre d’atteindre leur plein potentiel”
“Est-ce que je vais me sentir comme ça pour toujours ?”, s’interrogeait-elle l’année dernière sur 4EVER. Il faut croire que non, tant Immunity est le disque d’une artiste qui s’affirme, qui assume la vulnérabilité de sa voix (au point de lui confier une place nettement plus centrale que par le passé) et qui comprend le rôle qu’elle peut avoir à jouer auprès de nouvelles générations à la recherche de repères, en quête identitaire.
“Je pense vraiment que mes expériences ne sont pas uniques. Beaucoup de gens ont vécu les mêmes choses que moi, que ce soit lié à une romance, à une amitié ou à l’image que l’on a de nous-mêmes. Alors, oui, je suis forcément heureuse de pouvoir écrire des chansons qui résonnent chez les gens, des morceaux qui peuvent permettre à certains de comprendre que l’on n’est pas seul lorsque l’on est déprimé.”
Sans jamais tomber dans le piège du misérabilisme, Clairo préfère parler de son premier album comme d’un journal intime, doux et nécessaire, qu’elle a visiblement souhaité élégant. “Soigné”, dit-elle, avant d’évoquer ses sessions dans le studio à Los Angeles de l’ex-Vampire Weekend Rostam Batmanglij . “On a aussi enregistré dans un autre petit studio à L.A. et à Atlanta, mais l’idée était à chaque fois d’étoffer les chansons pour leur permettre d’atteindre leur plein potentiel. Chaque chanson a donné naissance à quelque chose de frais et de soigné, ce qui est très différent de la plupart de mes anciens titres.” Aux côtés de Rostam, Clairo dit s’être sentie capable de tout expérimenter, tout tenter. Entre deux confessions, elle va même jusqu’à souligner que les onze plages réunies ici n’auraient sans doute pas pu naître ainsi sans son apport.
A ce propos, on la sent très fière de North, I Wouldn’t Ask You (certainement parmi ses chansons préférées) et d’Impossible, qu’elle a entièrement composée, modifiée et déconstruite avec Rostam. On la sent également entretenir un lien tout particulier avec Bags, un titre envoyé en éclaireur il y a quelques semaines pour annoncer l’album.
“Les gens qui écoutent ma musique me voient changer en temps réel”
“C’est une des chansons les plus importantes que j’aie jamais écrite. J’en ai composé environ trente ou quarante pour ce disque, mais une fois que j’avais écrit Bags, j’avais l’impression d’avoir quelque chose de réel, quelque chose qui explique clairement la tension que l’on ressent lorsque l’on est à côté d’une personne à laquelle on livre ses sentiments.”
On comprend alors qu’Immunity n’est pas seulement un disque d’intérieur, pour rêver en volutes, questionner son identité, fantasmer ses premières relations ou se protéger du monde extérieur. C’est au contraire l’un des disques les plus accueillants que l’on ait entendu cette année, l’œuvre d’une artiste qui s’autorise à exposer son intimité, qui ose ici publier ce qu’elle a de plus délicat dans sa touchante panoplie et qui semble ouverte à l’inconnu – après tout, avoir 20 ans, c’est aussi la promesse d’être en devenir.
“Les gens qui écoutent ma musique me voient grandir et changer en temps réel, argumente-t-elle. Il est donc logique que ma musique évolue, c’est ainsi que fonctionnent les êtres humains. Et il est très important que je fasse corps avec tous les changements qui se présenteront à moi.” L’entendre, à la tombée de l’album, chanter ses peines de cœur sur des ballades fiévreuses (Sinking et I Wouldn’t Ask You), l’électricité en veilleuse, accompagnée par une chorale d’enfants, permet en tout cas de comprendre qu’il y a chez Clairo, dans son jeu, sa voix, son écriture quelque chose de très sincère qui prend immédiatement au cœur.
Album Immunity (Fader/Caroline). Sortie le 2 août
Concert Le 25 août à Rock en Seine
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