Pièce majeure de l’art contemporain, l’oeuvre de Cindy Sherman fait l’objet d’une première rétrospective française au capc de Bordeaux. Ces images fortes, inoubliables, révèlent un univers nourri de cinéma, un monde intérieur aussi obsessionnel qu’envoûtant.
Jeune étudiante en art, il arrivait parfois à Cindy Sherman de se rendre à une exposition déguisée en femme enceinte. Culte du masque poussé en art du déguisement. Brune, blonde, sorcière, garçon manqué : depuis plus de vingt ans, cette artiste américaine offre une vision éclatée du moi. Des Film stills, noirs et blancs, en 1977, où elle pose en héroïne de cinéma, jusqu’aux récentes Horror and surrealist pictures (1994-96), déclinaison de masques effrayants, elle joue avec nos désirs et nos peurs, traverse les représentations médiatiques de la femme, construisant un univers cauchemardesque, drolatique et angoissé. Une oeuvre qui l’impose comme l’une des grandes figures de l’art du xxème siècle. Refusant les apparitions télé et ne posant pour aucun autre photographe qu’elle-même, elle dérobe au grand public son véritable visage, s’effaçant derrière ses personnages. C’est dire l’agilité de ses métamorphoses, la force de ses mutations en images.
Des photos tellement denses, physiques et écrasantes que l’on s’attendait à rencontrer une maîtresse femme. Mais, décidément, Cindy Sherman ne se ressemble pas : c’est une petite femme blonde, mince et timide, visage de lycéenne et voix juvénile. Des gestes contenus, une extrême modestie. Rien à signaler à la surface des choses.
La rencontre avec Cindy Sherman se fait à quelques jours de l’ouverture de sa première rétrospective française au capc, musée d’Art contemporain de Bordeaux. Après New York, Los Angeles, Lisbonne et Prague. Avant l’Australie. L’expo fait le tour du monde et Cindy, star malgré elle, aussi. Ouverte et chaleureuse, elle se raidit soudainement quand, au cours de l’interview, on aborde son oeuvre. Plus sérieux, moins spontané, son visage se tend, se crispe. Au passage, elle reprend des mimiques déjà entrevues dans ses photos, imite certains de ses personnages, la tête renversée ou grimaçante. On traverse ainsi sa galerie des glaces. Sans vraiment trouver la clé du mystère.
Cindy Sherman Quand je suis arrivée à la fac dans les années 70, la mode était au naturel : pas de soutien-gorge, pas de maquillage, pas de coiffure sophistiquée. On était des puristes. Le règne du « naturel hippie ». Mais moi, j’avais l’habitude d’acheter mes fringues dans les fripes, je portais des gaines et des corsets qui me faisaient des seins pointus. Adolescente, j’avais de grosses boucles dans les cheveux, que je me faisais avec des boîtes de soupe. Et quand ce fut la mode des cheveux raides, alors que mes cheveux sont naturellement lisses, je les repassais pour les aplatir encore plus ! Plus tard, j’ai trouvé ça archaïque, ridicule et fascinant. Au lycée, je portais beaucoup de maquillage. J’adorais ça. Dans mes photos, j’ai donc voulu jouer avec les artefacts de mon enfance, avec le maquillage, me transformer en quelqu’un d’autre, presque comme un archéologue.
Ce plaisir du maquillage vous vient-il aussi de votre amour du cinéma ?
Oui, quand j’étais étudiante, à Buffalo, dans l’Etat de New York, je m’intéressais davantage au cinéma qu’à l’art. Nos profs ne nous apprenaient pas grand-chose et je m’investissais bien plus dans l’espace alternatif dont je m’occupais avec des amis. A Buffalo, il y a une célèbre école de cinéma. Tony Conrad y enseignait, Michael Snow y passait. J’avais 18 ans. J’ai fabriqué un film d’animation à partir d’autoportraits. Après l’avoir fait, je me suis rendu compte que je préférais les photos seules, en dehors du film. Et c’est devenu mon premier travail artistique sérieux. Pendant quelques années, j’ai utilisé des photos découpées que j’assemblais pour créer des petits scénarios de moi-même déguisée. J’apparaissais en homme, en enfant, en femme, recréant ainsi une véritable famille.
De là vient votre première série photographique et votre travail le plus célèbre, les Film stills ?
D’une certaine façon, oui. Après la fac, je suis allée à New York. J’en avais assez de découper tous ces petits personnages, mais je voulais garder le principe d’une narration dans mes photos. Je voulais tout ça dans la même photo : que ce soit toujours moi, mais que chaque photo évoque d’autres personnages, qu’on ait l’impression que, pour chaque femme photographiée, il existait un mari, un amant, un meurtrier. Qu’il y avait une vie en dehors du cadre. Je travaillais à partir de livres sur le cinéma, des anthologies du cinéma européen, du cinéma russe, des histoires d’Hollywood. Je cherchais les photos tristes, menaçantes. Les films d’Hollywood regorgeaient de belles blondes platine à la Marilyn Monroe. Je préférais de loin Sophia Loren.
Pourquoi tenez-vous à figurer dans vos photos ?
L’important n’est pas qu’on me voie dans les photos, mais le fait de changer de personnage tout en utilisant toujours le même modèle à savoir moi-même ajoute quelque chose aux images. Mais j’ai fini par sortir de mes photos. J’en ai finalement eu assez de m’utiliser. Au bout d’un moment, ça devenait presque un gimmick. Je ne voulais pas avoir à me demander comment être différente à chaque fois.
Avez-vous essayé d’intégrer d’autres personnes dans vos images ?
Vers 1985, j’ai fait quelques tentatives avec d’autres modèles. J’ai photographié mon mari, mes belles-filles, quelques amis. Une dizaine en tout. Mais je ne les aimais pas trop parce que j’avais toujours l’impression que tout ça était un jeu pour les personnes qui posaient. Et j’avais toujours l’impression de leur faire perdre du temps, même si je les payais pour ces séances de pose. Quand je m’utilise, je m’utilise à fond, je refais les poses indéfiniment, je tâtonne. Quand je travaille avec quelqu’un, j’ai toujours tendance à me dépêcher, pour qu’ils puissent rentrer chez eux le plus vite possible.
Vous avez donc commencé à photographier tout un attirail de masques et de poupées.
Oui, comme je n’arrivais pas à travailler avec d’autres personnes mais que je voulais toujours la présence de quelqu’un, j’ai commencé à utiliser des poupées, des mannequins. Par exemple, pour les Disasters, j’avais envie de montrer des endroits saccagés, comme si les personnages avaient été désintégrés. Même si ce n’est pas évident, je suis toujours là, dans ces photos : on peut me voir dans le reflet des lunettes ou en arrière-plan. Masques, poupées : j’étais vraiment fascinée par ces morceaux de corps, je voulais jouer avec ces membres. La photo Untitled #180, par exemple, était à l’origine un masque de Michael Jackson, dont j’avais recouvert les yeux et la bouche de nourriture pour chiens. Il est resté dans mon studio plusieurs jours, d’où la moisissure sous la paupière et dans le coin des lèvres. J’achetais beaucoup de poupées, très mignonnes, que je transformais en trucs déchirés de partout. C’était marrant : je pouvais à ma guise transformer quelque chose qui n’était ni moi ni une autre personne. C’était une libération. Mais c’était aussi plus difficile parce que je devais tout organiser, réfléchir à une mise en scène précise, savoir ce que je cherchais. Quand je m’utilise, je peux essayer toutes les positions possibles et imaginables jusqu’à ce que je trouve ce que je cherche. Pour ce genre de natures mortes, il faut penser en termes de composition. Je ne peux plus prendre de risques.
Poupées qui vous ont également servi pour traiter de la pornographie ?
En 1992, j’ai trouvé un catalogue de mannequins médicaux dont les sexes sont interchangeables. Les hôpitaux s’en servent pour former leur personnel aux piqûres et intubations de la verge. Je me suis aussi servie d’un faux bassin de femme, utilisé en école de médecine pour s’entraîner à l’accouchement, que j’ai repeint et sur lequel j’ai collé des poils. Avec tous ces instruments à ma disposition, je pouvais enfin montrer des nus explicites. A l’époque, on me demandait tout le temps « Quand est-ce que tu vas te mettre au nu ? » Comme si c’était l’étape suivante que je devais aborder pour encore plus me dévoiler. Ce qui est ridicule, puisque aucune de mes photos ne cherche à révéler quoi que ce soit de moi. Le nu n’était de toute façon pas un enjeu pour moi je ne suis pas prude. Donc j’ai préféré utilisé de faux seins et de faux culs et faire un commentaire sur la nudité. En plus, il y avait alors beaucoup de censure aux Etats-Unis et des menaces de suppression d’aides à la création en raison du caractère jugé obscène de certaines oeuvres, pour Mapplethorpe et Serrano entre autres. Mais je ne cherchais pas à montrer des rapports sexuels bizarres. Je ne voulais pas montrer de pénétration. Simplement des poupées de plastique curieusement sexuelles.
Vos photos reprennent et détournent une image de la femme vue dans le cinéma, la publicité et les magazines… Etait-ce d’emblée votre intention ?
En fait, à l’époque des Film stills, je ne savais pas exactement ce que je faisais. J’avais un rapport ambigu, d’amour/haine, pour ces modèles, ces femmes qu’on voyait à la télé et au cinéma. Plus tard, beaucoup de féministes m’ont reproché de donner une image de la femme trop proche de celle que véhiculent les magazines féminins : des victimes sexy. Là, je me suis rendu compte que mes intentions n’étaient pas assez claires. Donc j’ai lancé la série des Pink robes, des portraits de femmes très fatiguées, presque épuisées par une longue séance photo. Comme si elles étaient les dernières images de la pellicule. Mais je ne voulais pas faire un travail qui ne s’adresserait qu’aux femmes. Je ne me suis jamais considérée réellement comme une artiste féministe. Les gens pensent toujours que mon travail est politique. C’est vrai qu’il comporte des éléments politiques, mais je ne suis pas une féministe en colère. Barbara Krueger et Jenny Holzer sont bien plus politiques que moi. Je crois que j’essaie d’être un peu plus subversive en essayant de mélanger ces éléments politiques au domaine même que je voudrais changer, la photo de mode par exemple.
Votre démarche a-t-elle été vraiment bien comprise des magazines de mode ?
Pas toujours : j’ai commencé dans la photo de mode en 1983 par une campagne pour Dorothée Bis, mais ils n’ont pas aimé mes photos. Je leur avais proposé l’image d’une femme avec des cicatrices sur le visage, assise sans rien faire. Et ils m’ont répondu « Non, on ne pourra pas la faire passer dans le Vogue français ! » J’ai vraiment eu du mal avec eux. Je n’aime pas travailler avec les rédacteurs en chef mode, ceux qui disent « Non, pas cette photo, on préfère celle qui est joyeuse. » Mais même quand la commande est un échec, elle n’est pas inutile. Par exemple, la série des Centerfolds, à l’origine, avait été conçue en 1981 pour le magazine Artforum. Ils voulaient que je fasse quatre pleines pages, j’aimais bien ce format et l’idée que le lecteur tombe d’abord sur la photo d’une jolie fille puis, en tournant les pages, qu’il découvre progressivement un univers plus intime, angoissé. Mon intention était de m’adresser à un lecteur qui s’attendait à voir des photos sexy et de le faire réagir, histoire qu’il se rende compte qu’il y a un véritable être humain derrière ces photos… en espérant qu’il s’en souvienne la prochaine fois qu’il ouvre une revue porno ! Mais Artforum n’a pas voulu les publier, et j’en ai donc fait un thème de travail et toute une série de photos. J’ai connu une expérience semblable pour la série des Fairy tales (1985). Le magazine Vanity Fair voulait faire une série pour illustrer des contes de fées. J’ai fait beaucoup de recherches je cherchais une histoire pour enfants mais très violente et terrifiante. Je n’ai pas trouvé le « conte de fées » parfait, mais j’ai commencé à travailler sur ce thème. Et j’ai réalisé des photos que Vanity Fair n’a jamais publiées.
Au fil des ans, vos photos sont plus graphiques, organiques, violentes.
Je crois que j’en ai eu assez de cette notion d’artiste réfléchissant à la beauté. La beauté peut être trouvée partout, même là où elle est la plus inattendue. J’aime l’idée de créer une image qui, de loin, a l’air pleine de belles couleurs et de belles textures, vous attire sans que vous puissiez clairement distinguer ce que c’est ; et quand vous vous rapprochez, vous vous rendez compte que vous regardez du vomi, du sang ou de la nourriture pourrie. J’aime cette opposition beauté/laideur. Et je trouve ça bien plus intéressant que de simplement rechercher la beauté dans l’art, avec de beaux corps nus, de beaux visages, une belle nature. Je préfère voir ça en réalité, aller à la campagne, voir de beaux arbres, de belles fleurs plutôt que de recréer ça artificiellement.
Les photos de l’exposition couvrent la période 75-95. Qu’avez-vous fait depuis ?
Entre-temps j’ai fait un film, Office killer, ce qui m’a pris énormément de temps. Pour un résultat étrange puisque, apparemment, il est quasi impossible de le voir. Même à New York, il n’a été
montré en salles que pendant un mois. Les critiques ont été désastreuses. Les gens de l’art l’ont aimé, pas ceux du cinéma. Alors que ce n’est pas un film artistique, ça n’a rien à voir avec Andy Warhol. Il y a une histoire, sa structure est classique.
De quoi s’agit-il ?
En fait, on m’a commandé un film d’horreur. Je n’avais jamais pensé faire un film. Et comme je travaille toujours toute seule dans mon studio, l’idée de travailler avec une équipe ne me séduisait pas a priori. C’était juste après que Julian Schnabel et David Salle ont tous les deux fait leurs films. Les producteurs cherchaient une femme artiste. Ils m’ont convaincue de le faire. Pour le scénario, je suis partie de la façon dont je travaille, dans mon studio, avec mes mannequins. L’histoire tourne autour d’une femme qui tue quelqu’un par accident et ne sait pas quoi faire du corps. Elle le ramène chez elle. D’autres meurtres suivent. Au bout d’un moment, tous ces cadavres deviennent, pour elle, comme des amis, plus réels que les vivants. Elle les arrange, leur met du vernis à ongles. Sa cave devient en quelque sorte son nouveau bureau, avec tous ces personnages dont elle devient la chef. Mais on ne la voit jamais vraiment tuer quelqu’un : je ne montre que ce qu’elle en fait après. Ce n’est pas un film qui horrifie, donc pas un film d’horreur classique. C’est la chose la plus difficile que j’aie jamais eu à faire. Il m’a fallu un an pour le réaliser, puis un an pour m’en remettre. Une fois le film terminé, il faut organiser des projections, recueillir la réaction du public, du genre « Je n’ai pas aimé la fin » ou « Je n’aime pas ce personnage », et du coup Miramax me dit « Vous devriez changer ci et ça. » Mais je ne voulais rien changer. Ça ne me dérange pas que le public soit perdu, qu’il ne comprenne pas tout. J’ai vraiment eu l’impression que les critiques de cinéma ne voulaient pas d’une nouvelle venue dans leur cercle. Enfin, toute cette histoire m’a profondément ennuyée et m’a retardée dans mon travail personnel. En fait, je pense que le problème avec ce film, c’est aussi que les gens ne savaient pas si c’était une comédie ou un film d’horreur. Le film ne fait pas peur, il ne fait pas non plus rire aux éclats : c’est quelque part au milieu. Les gens ne savent pas comment le prendre.
A quoi ressemblent vos derniers travaux photographiques ?
Je travaille en ce moment sur une série que je voudrais terminer rapidement pour peut-être monter une expo à New York, au printemps. Mais je me bats avec ces photos. Je me suis remise au noir et blanc, pour la première fois depuis longtemps. J’utilise des poupées que j’ai découpées et agencées pour en faire de petites sculptures. Je les photographie en train de se battre, ce qui leur donne une forte connotation sexuelle. Cette nouvelle série est en fait un mélange de musculation féminine et de légère pornographie masculine, comme dans les années 50, façon Tom of Finland ou Bruce of Hollywood. Une imagerie gay portée sur l’exagération physique, avec de gros muscles, de grosses bites, mais aussi avec des poses très nonchalantes, mignonnes, féminines. J’ai commencé ce travail quand j’ai découvert Billy et Carlo, un couple de poupées gays qui m’ont fait hurler de rire. J’ai travaillé à partir d’une anthologie de photos masculines, commencée dans les années 40 pour montrer la beauté du corps masculin, qui se termine sur les photos des années 90, complètement désinhibées, avec des gros plans sur leurs trous du cul. Il y a beaucoup de photos de lutte, comme métaphore du rapport sexuel. J’y ai intégré des personnages féminins parce que je ne voulais pas qu’on pense que je cherchais à commenter la culture gay, le sida et toutes ces problématiques. Les personnages féminins sont très musclés aussi, si bien qu’on ne sait plus si ce sont des hommes ou des femmes.
Vous refusez les interviews télé, vous paraissez peu en public. Vous semblez beaucoup contrôler votre image.
Quand on veut me photographier ou me filmer, j’ai toujours l’impression que c’est simplement pour voir à quoi ressemble la véritable Cindy Sherman. Et tout ce cirque showbiz autour des artistes m’ennuie profondément. Dans les années 80, les artistes essayaient tous de passer à la télé dans les talk-shows, comme celui de David Letterman. Je déteste ce star-system. Mais certains continuent. J’ai beaucoup d’amis artistes à New York, mais pas ceux-là !
Vous avez décidé de ne plus apparaître dans vos photos ?
Parfois je me dis ça, parfois non. J’y reviendrai peut-être. Je vieillis, je change. Parfois, je me dis que ça pourrait être intéressant à faire lorsque je serai toute vieille.
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