Les Buzzcocks furent les Salinger du punk-rock, les adolescents sublimes des années destroy, osant admettre leurs doutes ou exhiber plaies et romantisme. Oubliés par l’histoire officielle, ils sont pourtant devenus l’étalon de toute pop pressée, des Smiths à Supergrass, de Green Day à Blur. Une compilation, Chronology, en fouille les zones d’ombre.Après s’être conséquemment soulagé […]
Les Buzzcocks furent les Salinger du punk-rock, les adolescents sublimes des années destroy, osant admettre leurs doutes ou exhiber plaies et romantisme. Oubliés par l’histoire officielle, ils sont pourtant devenus l’étalon de toute pop pressée, des Smiths à Supergrass, de Green Day à Blur. Une compilation, Chronology, en fouille les zones d’ombre.
Après s’être conséquemment soulagé les tiroirs et rempli les bourses avec les trois Anthology de son actionnaire numéro un, la multinationale centenaire EMI poursuit le nettoyage de son meuble d’archives portant la lettre B. Cette fois, on n’aura guère jugé nécessaire de convoyer le butin par camions blindés ni d’affoler la ruche médiatique : si les Buzzcocks demeurent aux yeux de quelques-uns les Fab Four de la classe 77 une machine à hits lancée à toute allure dans le mur du son punk , Chronology ne pèsera pas lourd dans la balance commerciale du Royaume-Uni. A l’heure où l’on célèbre les 20 ans du printemps historique du punk, les fabricants de madeleines truffées aux épingles de nourrice insisteront sans doute largement sur le décorum londonien et accorderont comme toujours des miettes aux groupes du Nord. On mettra ainsi l’accent sur la bêtise revendiquée de la plupart, sur les slogans simplistes et les attitudes top-destroy, jamais sur l’intelligence fulgurante et l’érudition des satellites isolés, tels ces Buzzcocks de Manchester. Qu’importe, la mémoire des Buzzcocks mémoire vive, puisque le groupe est actuellement en studio pour enregistrer le successeur du très estimable All set, paru l’an passé se rafraîchit au présent : Supergrass ou Blur, pour ne citer qu’eux, repassent les plats jadis concoctés dans cette cuisine différente, retrouvent intactes les saveurs poivre et miel et se chargent d’en transmettre le goût capiteux et unique aux nouvelles générations. Après le coffret Product, qui rassemblait en 89 l’intégrale des trois albums et de la compilation Singles going steady, après les inévitables albums live plus ou moins audibles, après la réédition des enregistrements de 76 avec Devoto comme leader Time’s up, sorti en 91 , Chronology accommode les restes du festin : une vingtaine de versions alternatives des plus belles saillies pop-punk de l’histoire contemporaine Fast cars, Oh shit!, Fiction romance ainsi que quelques pièces historiques une version de Boredom chantée par Pete Shelley , six inédits cahotiques et des demos recouvrant majoritairement le dernier volet de la trilogie seventies des Buzzcocks. Pas de quoi bouleverser ni amoindrir la cote de popularité depuis longtemps culminante de ceux dont Morrissey lui-même jure qu’ils étaient le groupe : celui qui sut traduire avec le plus de justesse les frustrations de l’âge adulte, qui resta pendant trois ans et autant d’albums un formidable capteur d’énergie adolescente Sixteen , à peine talonné sur ce terrain par les Undertones et les Jam.
Le 16 août 1977, jour où le monde a les yeux tournés vers Graceland son dernier triple-burger-mayo a été fatal à Elvis , les Buzzcocks paraphent leur premier contrat sur une major, United Artists. Nul doute que la plume agile de Pete Shelley s’en ira bientôt chatouiller les pieds du cadavre à peine refroidi, tandis que les riffs scalpels de Steve Diggle se chargeront d’une autopsie en règle. Le rock perd un cachalot et gagne un nid d’anguilles munies de mâchoires de piranhas. Bonne affaire. Pour les Buzzcocks, ce contrat est l’achèvement d’une lente montée en pression entamée un an plus tôt, lorsque le groupe, alors balbutiant, fait la première partie des Sex Pistols au Lesser Free Trade Hall de Manchester. Le concert à l’affiche duquel figure également Slaughter & The Dogs, un autre bourgeon mancunien a été monté par Howard Devoto, qui a découvert les Pistols quelques mois plus tôt à Londres et entend bien propager l’onde de choc ressentie alors jusqu’à son fief du Nord. A Manchester, Devoto qui s’appelle en réalité Howard Trafford passe volontiers pour un poseur, un de ces lads qui répudient leurs origines prolos en citant Proust et les situationnistes, drapés dans une attitude ténébreuse propre aux vanités provinciales et estudiantines. C’est d’ailleurs au Bolton Institute of Technology qu’il rencontre Pete Shelley en 75 après avoir passé une annonce recherchant « quelqu’un capable de reprendre Sister Ray« . Shelley qui se nomme encore Peter McNeish connaît par coeur le Velvet pour avoir acheté l’année précédente plusieurs de leurs albums dans une boutique d’occasions, ce qui le rend aux yeux de Devoto éminemment fréquentable. De plus, la recrue providentielle joue de la guitare depuis cinq ans et a même fait partie d’un groupe, Jets Of Air, en 73. Fasciné par l’avant-garde allemande de Can et Kraftwerk, il met également à profit ses études d’électronique pour composer d’étranges pièces musicales à base de synthétiseurs et d’oscillateurs, tandis qu’un vieil amour des Beatles et des Who l’amène à écrire aussi des mélodies pop. McNeish est en outre doté d’une personnalité assez fantasque, revendique son homosexualité il prend pour nom d’emprunt Shelley, prénom qui lui aurait été donné s’il était né fille et possède une culture nettement au-dessus de la moyenne locale.
Si l’on excepte Time’s up, album de demos enregistrées en un après-midi d’octobre 76, la seule trace discographique officielle de ces Buzzcocks première mouture avec Steve Diggle à la basse et John Maher à la batterie figure sur le Spiral scratch ep, quatre titres produits par Martin Zero (alias Martin Hannett, le futur bâtisseur du son Factory) parmi lesquels se détache Boredom, manifeste du ras-le-bol social écrit rageusement par Devoto une nuit où il était de garde à l’usine de textile. Avec cette sentence définitive (« Je viens de nulle part/Et j’y repars dare-dare »), les Buzzcocks auraient pu se voir bombardés porte-parole principaux du nihilisme ambiant, mais ils préféreront au contraire par la suite jouer la distanciation par rapport aux tenants officiels d’un no future borné et dangereusement récupéré. On ne les verra jamais arborer non plus la panoplie punk réglementaire à laquelle ils opposeront un non-look assez remarquable ni s’adonner aux provocs d’usage. Après une dizaine de concerts, Devoto quitte le groupe début 77 sous prétexte de vouloir se consacrer à ses études. Il formera Magazine quelques mois plus tard et avouera en 79 : « Il y avait des centaines de groupes qui sonnaient de manière identique à cette époque. Je ne me sentais pas du tout convaincu par cette musique. Je me suis retiré du groupe parce que le coeur n’y était pas. » Devoto a clairement sous-estimé à l’époque le potentiel du tandem Shelley-Diggle à se différencier du tronc commun de 77. Plus âgé, il entend laisser l’urgence présente aux mômes de 18 ans pour mieux anticiper avec Magazine sur un lendemain inévitable du punk : « Face à cette surenchère, chacun voulant jouer plus vite que son voisin, j’ai commencé à retrouver le goût des chansons lentes et atmosphériques. »
Dans cette compétition de lièvres décrite par Devoto, les Buzzcocks restés au bercail vont remporter haut la main les premières étapes, grâce notamment à Orgasm addict, l’une des chansons laissées en partant par le royal Howard et qui configure d’entrée leur nouveau son. Les deux premiers albums Another music in a different kitchen et Love bites ainsi que la flopée de singles qui paraissent en rafales courant 78 ouvrent sur une perspective nouvelle, en marge d’une punkitude pure et dure déjà vacillante. Du punk, les Buzzcocks conservent la débauche de vitamines et le format dynamique des chansons, mais ajoutent du sucre dans leur réservoir mélodique. A cette formule détonante dont une part déterminante revient au producteur Martin Rushent , Shelley façonne des textes en forme de Polaroids dans lesquels se bousculent les images d’un Epinal intime où la nostalgie de l’adolescence tient le rôle principal et où l’ambiguïté sexuelle conduit le fil narratif. Depuis les Beach Boys, jamais la pop n’avait ainsi conjugué les contraires, jamais un groupe n’avait affiché une mine si vive tout en semblant tapissé de l’intérieur par des blessures inguérissables. Avec Ever fallen in love (with someone you shouldn’t have), les Buzzcocks écrivent d’ailleurs leur Wouldn’t it be nice et pénètrent sans les formalités d’usage, presque par effraction, dans le club réduit des auteurs de classiques. En cherchant, avec A Different kind of tension en 79, le second souffle un peu plus nuancé qui fit défaut à tant d’autres groupes de leur génération, ils abandonnent dans la dope une large part de leur candeur stupéfiante sauf sur Paradise et I believe et s’embrouillent un peu les méninges. Le quatrième album n’arrivera jamais à son terme et le bide enregistré par les trois singles à paraître en 80 dont l’excellent Are everything précipitera une fin annoncée depuis plusieurs mois, en raison du désir affiché par Shelley d’aller désormais seul à la poursuite de sa Raison d’être.
Avant la reformation de 90, les membres des Buzzcocks n’auront pas, en ordre dispersé, laissé de trace fondamentale sur la production des années 80. Ni Shelley avec ses albums en solo dont on peut éventuellement sauver Homosapien, son manifeste electro-gay de 81 , ni Diggle avec Flag Of Convenience ne retrouveront jamais l’éclat éblouissant de leur jeunesse commune. Avec les années, leur recherche du temps perdu Sixteen again s’est avérée de plus en plus infructueuse.