[Best of musique 2020] Entre tubes populaires et albums cultes, le chanteur, disparu à 74 ans le 26 mars dernier, laisse une œuvre majeure et une voix incomparable.
Chanteur extraterrestre, compositeur insatiable, joueur de poker invétéré, oiseau de nuit, pilote sans permis, hédoniste assumé, Christophe était surtout l’auteur et l’interprète de succès fous qui ont imprimé notre mémoire collective depuis des décennies (Aline, Les Marionnettes, Les Paradis perdus, Les Mots bleus, Petite Fille du soleil, Un peu menteur, Succès fou, Ces petits luxes, Comme un interdit). Il était Le Beau bizarre de la chanson française, toujours à mi-chemin entre le sublime et le cliché, le visionnaire et le populaire, la démesure et la mesure, une légende souvent imitée, jamais égalée. “Dans la quadrature du rock français, Dutronc aux abonnés absents, Bashung, Manset, Murat et Christophe portent la casaque de nos mousquetaires”, écrivait à raison son ami journaliste et réalisateur François Armanet dans le livret de l’intégrale de 114 Chansons (2008).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Je suis un peintre de sons, nous confiait encore Christophe, une nuit d’avril 2019, dans son appartement du boulevard du Montparnasse en forme de caverne d’Ali Baba, où ce musicien nyctalope composait inlassablement jusqu’au petit matin, avant de s’endormir de jour et de vivre la nuit. La musique, c’est ma camisole de force. J’ai bien conscience de ne pas être tout à fait normal. Je cultive ma différence. A part physiquement, je n’ai jamais changé.” Le dernier des Bevilacqua, comme il se surnommait lui-même en ouverture de l’album Les Mots bleus (1974), s’est éteint le 16 avril, à Brest, où il avait été transféré depuis quelques jours, après son hospitalisation à Paris pour une insuffisance respiratoire consécutive à un emphysème, une maladie pulmonaire le 26 mars dernier.
« Pour tous les jeunes qui ne me connaissent pas encore »
Né à Juvisy-sur-Orge (Essonne) le 13 octobre 1945, d’un père entrepreneur d’origine italienne et d’une mère couturière, Daniel Bevilacqua connaît une scolarité agitée et une adolescence fugueuse (expliquée entre autres par le divorce de ses parents à 12 ans), avant de découvrir le blues, qu’il collectionnera compulsivement en 78 tours, et de s’initier à la guitare. Avec son premier groupe monté avant sa majorité, Danny Baby et les Hooligans, il se produit tous les samedis dans un club à Jouy-en-Josas et commence à démarcher quelques éditeurs. Après un concert au Golf-Drouot, “le temple du rock” à Paris, il rencontre Eddie Barclay, qui lui offre l’opportunité d’enregistrer un premier 4 titres.
En 1964, paraît le 45 tours Reviens Sophie de Christophe, accompagné par les Doodles comme indiqué sur la pochette. Au verso, on peut lire ceci : “Pour mes copains du Golf, mon premier disque, et pour tous les jeunes qui ne me connaissent pas encore, ces chansons qui expriment la violence et la fureur de vivre.” Le disque est un bide, mais l’année suivante, il écrit et compose Aline, un slow lancinant, une ballade sentimentale, un tube absolu qui va propulser Christophe, adepte des bolides et des vitesses effrénées, sur l’autoroute du succès. Bande-son chantée à tue-tête de l’été 1965, Aline va s’écouler à un million d’exemplaires.
>> A lire aussi : Christophe : “Pharrell Williams ? C’est qui ?”
Au milieu des autres vedettes yéyé de l’époque, Christophe figure sur la photo du siècle immortalisée par Jean-Marie Périer le 12 avril 1966, bientôt éditée en poster central dans Salut les copains, un milieu vis-à-vis duquel ce “solitaire dans l’âme” se sent déjà à l’écart. S’il enchaîne avec un autre hit (Les Marionnettes), Christophe n’a qu’une obsession : courir sur les circuits automobiles à Montlhéry (Essonne) et Magny-Cours (Nièvre). S’il faillit bien devenir pilote pour Porsche, il perd une première fois son permis de conduire à cause d’une soirée trop arrosée avec Polnareff, l’autre dernier des Mohicans dont il est l’exact opposé et dont il exprimera souvent ses différences
Un “beau bizarre venu là par hasard”
En 1970, Christophe revient au détour de la musique du film de Georges Lautner, La Route de Salina, dont il compose quelques thèmes orchestraux ainsi que la chanson solaire The Girl from Salina, comme s’il était accompagné par Brian Wilson. Par le truchement de son producteur, Francis Dreyfus des Disques Motors, Christophe rencontre un jeune parolier, Jean-Michel Jarre, avec lequel il collabore sur le doublé magique Les Paradis perdus (1973) et Les Mots bleus (1974), deux disques majeurs et indémodables, qui demeurent, près d’un demi-siècle après leur parution, des étendards d’une variété française à la fois universelle et expérimentale. En quelques mots, Jean-Michel Jarre dépeint admirablement le chanteur moustachu en “dandy un peu maudit, un peu vieilli” (Les Paradis perdus), une étiquette qui lui collera superbement “au revers de (son) smoking blanc cassé” (La Dolce Vita).
Et que dire des Mots bleus, sublime scie larmoyante et quintessence lexicale des maux bleus sur le sentiment amoureux, dont Alain Bashung livrera, en 1992, une version admirable. Les 26 et 27 novembre 1974, Christophe se produit pour deux soirs complets et enregistrés à l’Olympia, la salle du boulevard des Capucines devenant le fil rouge d’une carrière scénique pour le moins erratique.
Deux ans plus tard, on le retrouve faisant équipe avec un autre parolier, Boris Bergman (bientôt happé par Bashung), pour Samouraï (1976), puis avec le méconnu Bob Decout pour Le Beau bizarre (1978), chef-d’œuvre ovniesque et inusable. Au sortir de seventies aussi fécondes et principalement passées dans les studios Ferber (Ferber endormi, comme il concluait Les Paradis perdus), Christophe est ce “beau bizarre venu là par hasard”, sans équivalent hexagonal ni même international par sa trajectoire singulière. “Je déteste le mot carrière, je préfère celui de parcours, nous répétait-il encore au printemps 2019, avant de poursuivre tout en métaphore automobile. Mes disques constituent simplement la route de ma vie, avec des lignes droites, des virages et parfois des accidents.”
https://www.youtube.com/watch?v=QCxy4MljcVQ
Pour lancer les années 1980, Christophe pose, à sa manière kitschissime, sur la pochette de Pas vu pas pris, en débardeur noir, pantalon jaune et mocassin blanc (sans chaussettes), un transistor à la main, sa femme Véronique Bevilacqua accolée à son dos, le tout photographié par Jean-Baptiste Mondino. Une photo d’ambiance tropicale qui définit assez bien le successeur improbable du Beau bizarre, où l’on trouve pourtant Minuit Boul’vard, superbe ballade nocturne écrite par son beau-frère et chanteur Alain Kan, également signé chez les Disques Motors. En 1983, sort Clichés d’amour, où l’on remarque au générique Philippe Paringaux, le rédacteur en chef de Rock & Folk qui adapte en français les paroles de standards popularisés par Bryan Ferry (As Time Goes By) ou Julie London (Cry Me a River). Un exercice de style, suivi de quelques singles (Succès fou, J’l’ai pas touchée, Ne raccroche pas et Chiqué, chiqué, magnifiquement repris par Dominique A sur son deuxième album en 1993), avant un long hiatus discographique.
Fulgurances magnétiques & et classiques immédiats
Un véritable coup de poker puisque Christophe disparaît des radars entre 1988 et 1996, année de son come-back inespéré. Désormais signé chez une major, Sony, il sort enfin de son silence et publie Bevilacqua, composé de treize titres comme autant d’années écoulées depuis Clichés d’amour. Le disque comporte toutes les obsessions de son auteur : sonore (des mois de mixage maniaque), automobiles (Enzo, long hommage au constructeur de Ferrari) et artistiques (Rencontre à l’as Vega, première collaboration avec Alan Vega de Suicide). L’évidence du premier single, Le Tourne-cœur, résume mal l’exigence d’un disque qui dévoile son épaisseur labyrinthique à chaque écoute. Ainsi replacé dans le paysage hexagonal au mitan de la décennie 1990 et bénéficiant d’une unanimité critique, la cote et le culte de Christophe ne vont plus se démentir.
Expérimentateur de claviers et chercheur de sons, il poursuit son grand œuvre, en 2001, avec Comm’si la terre penchait…, un album sur la pochette duquel le sexagénaire Christophe pose de profil, cheveux en arrière et moustache taillée, en statue métallisée et énigmatique. “Elle dit, elle dit, elle dit, elle dit…”, psalmodie d’entrée Christophe avec une voix de l’au-delà. Entre fulgurances magnétiques (La Man, J’aime l’ennui, un titre qui prend un autre relief en plein confinement) et classiques immédiats (Comme un interdit, Ces petits luxes), ce neuvième lp ressemble à une fascinante météorite.
>> A lire aussi : Christophe – Un bluesman qui ne fait pas de blues, par respect
C’est aussi la rampe de lancement idéale pour le grand retour de Christophe sur scène, après vingt-sept ans d’attente interminable. Les 10 et 11 mars 2002 à l’Olympia, le Tout-Paris se bouscule pour assister aux concerts de Christophe dans la plus prestigieuse salle du music-hall d’ici. Dans une scénographie imaginée par la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster, l’auteur d’Aline se déploie dans une cage de verre pour un tour de chant absolument mémorable et capté pour un CD/DVD au titre faisant écho à l’album live de 1974 enregistré au même endroit.
Avec un budget pharaonique et un générique pléthorique (Eumir Deodato, Carmine Appice, Isabelle Adjani, Erik Truffaz ou encore Murcof), Christophe retourne en studio pour graver Aimer ce que nous sommes (2008), un disque ambitieux d’une longueur insensée (79 minutes à l’heure d’iTunes !), mélangeant nappes synthétiques (Mal comme) et guitares pyrotechniques (Parle lui de moi), le beau (Tonight Tonight) et le bizarre (Interview de…). Définitivement, Christophe a repris le goût de la scène, et multiplie les tournées en groupe et en solitaire. En 2004, il ira même jusqu’à enregistrer un live au fameux Studio Davout, tristement détruit depuis. Dans le livret, on peut lire cette phrase typique du fonctionnement bevilacquaïen : “Je suis ce que je cherche et quand je trouve, je fais.”
Loin d’avoir dit son dernier mot, et cinquante ans après son tout premier album, Christophe publie Les Vestiges du chaos, grand œuvre au titre soufflé par son parolier historique, Jean-Michel Jarre. Bluffant tout le monde comme au poker, le chanteur moustachu livre un disque ahurissant, d’une modernité rare, d’une ambition sonore jamais démentie, oscillant entre ballades amoureuses, hommage à Lou Reed et retrouvailles enfiévrées avec Alan Vega.
Au point de considérer, dès sa sortie au printemps 2016, Les Vestiges du chaos comme “le troisième côté d’un triangle formé par Le Beau bizarre et Bevilacqua”. Un album avec lequel il repartira en concert, avant de faire paraître, en 2019, un double volume de duos intergénérationnels, revisitant son illustre répertoire entre associations fulgurantes (Philippe Katerine, Jeanne Added, Sébastien Tellier) et mariages improbables (Eddy Mitchell, Arno, Nusky & Vaati). Un soir à l’Olympia, en mars 2009, pendant la tournée Aimer ce que nous sommes, Christophe avait régalé le public de ses bons mots : “Le rêve, c’est une sorte de matérialité. Je veux bien la perdre, mais je me jetterai de haut.”
>> A lire aussi : Grand entretien avec Christophe : “Je suis un fou en liberté”
{"type":"Banniere-Basse"}