Forever blue restera comme l’album de la rupture pour le bellâtre de Stockton : un disque ou le boxeur Chris Isaak reçoit enfin les coups et où les filles tiennent leur revanche sur le dernier play-boy.
C’est un souvenir rigolo, glané au merveilleux pays du PAF. Sur le plateau de Taratata, Gilbert Bécaud, grand seigneur, sert obligeamment d’interprète à Chris Isaak, venu faire de la retape pour San Francisco days et mettre KO les badauds avec un Diddley daddy carrément contondant. Tout chamboulé, monsieur 100 000 volts soupèse de l’œil les biceps du boxeur de Stockton qui, badin, joue les modestes: It’s ail steroids, man ! ? (C’est seulement l’effet des anabolisants, mon pote!) Se rengorgeant, Bécaud le bilingue traduit: Il dit qu’il est un astéroide ! C’est un extraterrestre !?
Sans avoir grand-chose d’un petit homme vert, Chris Isaak vient d’assez loin. D’Italie par sa mère, des salles d’entraînement pour pugilistes calamiteux par son père. De Memphis aussi, via le Japon, où une bourse d’études pour adolescents fauchés ( White trash kid, dit-il lui-même) lui permit de s’immerger dans les rééditions Sun. Selon Jacques Séguéla, avec qui il était récemment invité au Top Live d’Europe 1, Chris Isaak viendrait des produits laitiers. Des écrans de cinéma, surtout. Le cil charbonneux, les pommettes sculptées et les joues effacées par des éclairages roublards, on avait reconnu l’éphèbe de l’album Silvertone avant même de l’avoir entendu. On l’avait entrevu sous les traits de Warren Beatty, amoureux inconstant de Natalie Wood, dans La Fièvre dans le sang. On l’avait déjà repéré sous ceux de Martin Sheen, tueur rêveur, dans La Balade sauvage. Chris Isaak était un sacré condensé d’Amérique, nombre de filles rêvèrent de se baigner dans le lac bleu velours de ses yeux, sans prendre garde à la faune abyssale qui y rôdait- soupçon parfois, obsession souvent, solitude presque toujours. D’autres, plus délurées, se liquéfièrent au spectacle de ses déhanchements d’Elvis Chippendale. Destin tout tracé: devenir homme-sandwich, courtier de nostalgies au pays de La Dernière séance et des légions de moutons en blousons Chevignon. Ou encore: ambassadeur du cherry pie (traduit, saura-t-on jamais pourquoi, par tarte aux fraises’) dans le meilleur des cas, par le biais de Twin Peaks, ce merveilleux cauchemar.
A force de guetter ses apparitions à l’écran, quitte à râler ferme en sortant de la projection de Little Buddha, monument d’art pompier, on en avait un peu oublié ses disques – trop faciles à aimer, trop avares de surprises. On s’était habitué à un art de la composition dramatique exigeant de la voix qu’elle s’envole d’autant plus haut que le c’ur sombrait davantage, à des roucoulades gorgées de sirop d’érable balafrées par des guitares millésimées. En concert, l’incompréhension régnait. Les ménagères pimpantes venues se faire titiller le derme par la guitare ophidienne de Wicked game, hit adventice, trouvaient un peu cannibales à leur goût les embardées fiévreuses de In the heat of the jungle ou Beautiful homes et ordonnaient aux agités des premiers rangs de s’asseoir. Lesquels firent grise mine en découvrant la suspension moelleuse et les montées en régime pépères de l’album San Francisco days, passant tranquillement à côté d’une superbe chanson, Except the new girl.
Dire que Forever blue, le cinquième album de Chris Isaak était attendu sans fébrilité particulière serait donc un euphémisme. A son écoute, parler de choc esthétique relèverait de l’hyperbole. Mon seul souci, c’est d’écrire des mélodies intéressantes. Ensuite, le choix des arrangements n’a qu’une importance secondaire. On m a dit que je devrais me remettre question, comme Elvis Costello, changer de style, essayer un orchestre, un quatuor à cordes. Mais moi, ce qui m intéresse, c’est seulement d’essayer une mélodie nouvelle; ça ne me tente pas particulièrement d’avoir des violons, à moins que la chanson l’exige vraiment. Pas sectaire – Il y a aujourd’hui des groupes fantastiques, REM, les Cranberries. Je trouve des chansons très chouettes sur le dernier Pavement ? juste entêté et mélancolique, comme si à force de chanter le malheur d’aimer, il avait fini par l’attirer sur lui. Forever blue, c’est son Nous ne vieillirons pas ensemble, ses Fragments d’un discours amoureux, le récit de ses pérégrinations au long des sentiers tordus du royaume du Tendre. « A l’origine, je n’envisageais pas d’écrire un album-concept, mais imaginez-vous en train d’écrire des chansons dans une pièce dont un mur est enfeu, je suis sûr que ça se sentirait dans vos chansons. Moi, j’écris en permanence et après une rupture qui m avait assommé, j’étais dans un état tel que mes chansons ne pouvaient pas avoir d’autre sujet. Autrefois, au temps de Silvertone, je chantais à propos de mon premier amour, de ma première petite amie, avec qui c’était déjà fini depuis plusieurs années. Je me disais qu’en ne restant pas avec elle, j’avais fait une grosse bêtise ? d’ailleurs je le pense toujours. Je revoyais cette histoire sous un angle romantique, le passage du temps embellit tout. Sur Forever blue, il y a beaucoup plus de colère, un ton plus sarcastique aussi. Walkin’ down there, c’est le récit d’une promenade dans un paysage en ruine. Ça me fait penser à des photos d’une ville bombardée : on cherche un signe de vie, mais il ne reste rien. ?
Treize chansons pour un amour qui bat de l’aile. Scènes de la vie conjugale inconduite (Baby did a bad bad thing), perte de l’innocence (Graduation day), vaines suppliques (Don’t leave me). On n’avait pas eu le moral à ce point en berne depuis le Lonely & blue de Roy Orbison, on ne s’était pas senti à ce point esseulé depuis le Lonesome town de Ricky Nelson, dont la chanson-titre renvoie à l’écho pleureur. Avant même ma première histoire d’amour, j’étais ému par le sentiment de solitude qui se dégageait de certaines chansons. Quand je vivais à Stockton et que j’entendais à la radio du Hank Williams ou du Roy Orbison, j’avais l’impression d’être la seule personne de ma ville à comprendre ces chansons, je me disais.? C’est ça, c’est ma musique. Quand on est gosse, il y a des tas de choses qu’on comprend de travers, mais il est impossible de se méprendre sur le sens de I’m so lonesome I could cry. Double constance: fidélité à un style, épuré, et à une hantise. je ne sais pas quelle influence le fait de parler de ça aura sur moi, j’ignore où ces interviews vont me mener. Je pense encore à cette fille, ce n’est pas fini. Parfois, ce que je désire le plus au monde, c’est la retrouver. J’ai envie de prendre un téléphone et de l’appeler mais, après de deux ans, je ne l’ai pas fait. S’il ne me restait qu’une heure à vivre, je voudrais la passer dans ses bras. Mais s’il me fallait la quitter à nouveau, j’en serais incapable.? Chris Jsaak a pris pension à l’hôtel des c’urs brisés, il y chante le malheur d’aimer avec des pudeurs de couventine. Chasteté un brin suspecte si on songe aux reprises lourdement libidineuses avec lesquelles il clôt encore ses luxurieux concerts, à l’increvable Diddley daddy, morceau fétiche (et fétichiste) durant lequel il échange force clin d’œil entendus avec Kenny Johnson (son batteur, formé à la rude école de Bo Diddley) tout en chantant les hauts faits d’un curieux fermier (qui, à chaque fois, se fait affubler du nom d’un des musiciens) éleveur de poulettes en lingerie coquine d’Hollywood. Pas facile de reconnaître dans le solitaire au c’ur en écharpe le joyeux drille qui, enthousiasmé par un film d’Ed Wood, égaye les loges en imitant Bela Lugosi, lançant des Beware!? tonitruants d’une voix de stentor, comme s’il avait eu Lux Interior pour mentor. Louche, ce soin porté à occulter sur disque un pan entier de sa personnalité, à se faire Werther pour mieux cacher ce Johnny Weissmuller que les autres ne sauraient voir. Etrange, la façon dont il évoque la fille dont le souvenir le poursuit, expliquant sur un ton mélancolique qu’elle avait l’habitude de s’asseoir dans une boîte, une torche électrique entre les dents, et qu’il lui faisait faire le tour de la maison en la poussant et en faisant des bruits de voiture : Elle était petite et elle tenait pile dans la boîte. On s’amusait bien.?
Pourtant, cette fois, Chris Isaak sera lavé du soupçon de duplicité. Forever blue ne brasse pas d’air, ses chansons ne font pas de foin. Elles sont franches comme l’or, bien qu’elles sortent d’un c’ur plombé. Oublié, l’orgue tex-mex grassouillet qui empatait San Francisco days, répudiées, les guitares semi-remorques, supplantées par une cousine espagnole frémissante lovée au creux du pénétrant Shadows. «J’imagine les gens écoutant ces chansons, seuls, le soir, en voiture. C’est ce que j’aime faire, me balader la nuit, en écoutant grandes ondes une station de radio mexicaine. Si je devais vraiment changer de style, j’aimerais essayer de jouer de la musique hawaïenne. Je crois que ce que j’ai le plus chanté cette année: une chanson d’amour hawaïenne, aux paroles superbes.?
On a pu s’interroger sur l’absence qui hantait les disques précédents de Chris Isaak: était-ce celle d’un être de chair ou d’une Amérique édénique
en Technicolor, assassinée à Dallas puis enterrée dans les rizières du Vietnam ? Cette fois, en faisant son deuil des chromes et des dorures du passé, en ne s’abritant plus derrière la remarquable guitare à tout faire de James Calvin Wilsey, Chris Isaak se résout à sortir de l’écran. Forever blue, disque à la première personne, n’a ni la séduction chaleureuse de Heart shaped world ni les lumières avantageuses de San Francisco days, mais il révèle enfin que, derrière le digest de mythes et la réjouissante mise en scène Barnum, un véritable auteur de chansons attendait son heure. En renonçant à la belle carrure de ses costumes d’emprunt, Chris Isaak a trouvé sa propre épaisseur.
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