Journaliste indépendante et autrice de plusieurs livres, notamment “En relisant Gainsbourg” (Bleu Nuit éditeur, 2021) et “Toutes pour la musique” (Hugo Image, 2022), Chloé Thibaud analyse pour nous la face sombre de l’œuvre de Gainsbourg.
Comment a évolué votre rapport à l’œuvre de Gainsbourg depuis l’écriture de votre livre il y a trois ans ?
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Chloé Thibaud — Mon livre, En relisant Gainsbourg, est tiré d’un travail de recherche effectué durant mes études de lettres en 2013-2014. Cela fait donc dix ans que j’analyse la vie et l’œuvre de Serge Gainsbourg. Mon rapport à lui a beaucoup changé, dans la mesure où j’ai moi-même évolué, notamment vis-à-vis de mes engagements féministes. Plus jeune, j’étais tellement fan de cet artiste que je lui passais tout. Aujourd’hui, ma position est plus inconfortable. Je l’aime encore, mais je l’admire de moins en moins…
Y a-t-il eu une image, un moment, un couplet ou un événement déclencheur à cette remise en cause ?
Je connais les recoins les plus sombres de son œuvre : le grand public cite systématiquement Lemon Incest, mais, dans son unique roman, Evguénie Sokolov, il met en scène le viol d’une petite sourde-muette de 11 ans par son antihéros principal. L’Homme à tête de chou, l’un de ses albums les plus encensés (qui est mon préféré), n’est autre que le récit d’un féminicide. Ma position face à ces exemples est inchangée : si ce qui se passe dans une œuvre d’art reste dans cette œuvre d’art, rien n’est interdit. Je suis convaincue que l’une des fonctions de la création artistique est de nous libérer de nos passions les plus viles. Le problème, c’est le réel. Après la sortie du film Le Consentement de Vanessa Filho, j’ai ressenti le besoin de relire La Jeune Fille et Gainsbourg de Constance Meyer. Cette fois-ci, le récit de leur relation lorsqu’elle avait 16 ans et lui plus de 50 m’a mise terriblement mal à l’aise… Je n’arrive plus du tout à romantiser ce schéma omniprésent dans la culture française. Je n’y vois plus qu’emprise et détournement de mineure – une expression que Gainsbourg utilise dans la chanson Charlotte for Ever. Enfin, quand je revois l’archive de Gainsbourg et Catherine Ringer et que je l’entends dire à cette dernière “Vous allez prendre deux baffes dans la gueule, ça va être vite fait”, je suis effarée. Sur le plateau de Michel Denisot, tout le monde rit. Il fut un temps, j’ai ri aussi.
La déconstruction que vous opérez passe par plusieurs axes : les textes, mais aussi le personnage médiatique et public qu’il est devenu avec l’âge. Comment expliquez-vous la dérive Gainsbarre ?
J’ai toujours revendiqué le fait de ne pas aimer Gainsbarre. Cela étant dit, je me méfie désormais de la figure (empruntée à la littérature) du double maléfique : Gainsbarre, c’était Gainsbourg. Il est très important de le rappeler car la société a tendance à excuser les violences masculines en jouant la carte de l’autre face, alcoolisée, monstrueuse… En affirmant “J’aime Gainsbourg mais je déteste Gainsbarre”, j’ai précisément tenté de séparer les bons et les mauvais côtés de l’artiste. Or, je ne peux plus me leurrer, nous ne le pouvons plus : ils ne font qu’un. Gainsbourg a été l’un des premiers personnages médiatiques à comprendre l’impact d’un buzz. Tout le monde a profité de ses excès et provocations pour faire de l’audience. Mais les fameuses archives avec Catherine Ringer ou Whitney Houston sont des flagrants délits de violences sexistes. Et personne ne disait rien, pas même les journalistes-animateurs, parce que personne ne prenait au sérieux les violences faites aux femmes jusqu’à une date très récente.
Comment s’opèrent aujourd’hui la relecture et la forte remise en question de son œuvre dans un monde post-MeToo ?
Déconstruire est une démarche propre à chacun et chacune. Je ne voudrais pas d’un monde où les livres, les films, les tableaux ne me proposent que des histoires de Bisounours. Cependant, contextualiser l’œuvre d’un tel artiste est indispensable. L’axe principal est simple : il suffit d’utiliser les bons mots. Quand l’Homme à tête de chou frappe Marilou avec un extincteur d’incendie, il ne s’agit pas d’un “crime passionnel”. Idem pour Requiem pour un fou de Johnny Hallyday. Ce sont des féminicides. Dans mon essai, j’évoque aussi le racisme ordinaire et la fétichisation des femmes noires lorsque je parle de sa chanson Glass Securit dans laquelle il cite le poème Une négresse de Mallarmé.
Pourquoi est-ce nécessaire d’interroger le culte d’une légende telle que Gainsbourg ?
Notre culture entière est à interroger. De la maternelle à l’université, j’estime avoir étudié 95 % d’œuvres d’hommes. Parmi eux, combien de misogynes notoires ? Prendre du recul face aux légendes, c’est d’abord se rendre compte que c’est la société elle-même qui les a construites, une société patriarcale qui nous a longtemps fait croire que le génie était uniquement masculin. C’est ensuite décider, par exemple, de ne plus présenter Jane Birkin comme la muse de Gainsbourg, mais comme une artiste à part entière…
Comment continuer à l’écouter sans ressentir un certain malaise ?
Ce questionnement est très intime. Personne ne force personne à écouter ou non Gainsbourg, Michael Jackson, Bertrand Cantat… Les antiféministes sont persuadés que la cancel culture fait des ravages, mais ces trois artistes continuent de passer à la radio. Personnellement, je zappe quand j’entends Noir Désir. Je suis assez convaincue du fait que la musique, plus que les autres arts, n’a pas vocation à créer du malaise.
Y a-t-il pour vous un paradoxe entre le sexisme ignoble de certaines de ses déclarations, la dimension pédocriminelle de ses fantasmes chantés
et le couple en apparence idéal qu’il formait avec Jane Birkin, bien qu’elle ait évoqué de violentes disputes entre eux ?
J’étais sur le plateau de BFM lors des obsèques de Jane Birkin et j’étais la seule femme journaliste parmi les invités. En tant que spécialiste des questions féministes, il était de mon devoir de rappeler les violences conjugales qui ont existé au sein de leur couple, parce que ce sont deux icônes dont la passion destructrice et avérée est encore et toujours érotisée. Je n’ai jamais reçu autant de messages de haine sur les réseaux sociaux que ce jour-là. Une grande partie du public refuse de voir la réalité en face. Pourtant, il est capital d’expliquer que les violences sexistes, sexuelles, conjugales, et aussi l’inceste, n’épargnent aucun milieu, et surtout pas celui des stars…
Propos recueillis par Bruno Deruisseau
En relisant Gainsbourg (bleu nuit éditeur, 2021) et Toutes pour la musique de Chloé Thibaud
(Hugo Image, 2022).
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