Sur un album franchement inspiré et entièrement interprété dans “la langue de Baudelaire et Bangalter”, le Canadien paie enfin son tribut à la France qui l’a tant acclamé depuis les années 2000. Rencontre estivale avec l’entertainer stakhanoviste Chilly Gonzales, revenu vivre à Paris.
Depuis combien de temps mûrissais-tu ton premier album en français ?
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Chilly Gonzales – Intimidé par la langue française, je me refusais d’y songer et de m’exprimer artistiquement avec… J’ai pourtant vécu à Paris pendant une dizaine d’années à partir de 2003. Mais la relation des Français à leur langue n’a pas d’équivalent dans un autre pays, même en Allemagne. Ce n’est pas un hasard si une institution comme l’Académie française existe ici…
Le vrai déclic, c’est peut-être lorsque j’ai commencé à lire de la littérature française en 2019. Les nouvelles du monde qui va de plus en plus mal m’affectaient à un point tel qu’il fallait que je m’en échappe et que je me plonge dans des romans. Me perdre dans la lecture m’apaise. J’ai commencé par lire Bel-Ami de Maupassant, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, des bouquins de Virginie Despentes, Emmanuel Carrère, les romans de Fabrice Caro – que je préfère à ses bandes dessinées. À force, certaines phrases me venaient spontanément en français, comme : “C’est Wonderfoule de prendre un bain de foule.”
Jusqu’à ce qu’un déclic se produise pour imaginer French Kiss ?
Début 2022, je suis revenu vivre et habiter à Paris, où j’ai retrouvé mon appartement sur l’île Saint-Louis. Un matin, en attendant la livraison d’un piano, j’ai écrit cette mélodie qui est devenue Piano à Paris. Revenir ici après ma parenthèse à Cologne n’est pas anodin.
Pour la première fois de ma carrière, j’étais peut-être enfin prêt à écrire en français, bien aidé par des amis comme Teki Latex, mon ghost writer qui m’a aidé à rédiger les paroles de Wonderfoule et Piano à Paris. Avant de me jeter dans le grand bain avec le morceau French Kiss. Pourtant, à l’origine, je devais sortir un album de rap en anglais en 2024, mais ce disque s’est imposé sans trop y réfléchir ni surtout le conscientiser. Au grand dam de l’équipe de mon label Gentle Threat, à qui j’avais annoncé une année 2023 plutôt tranquille… [sourire]
Tu t’es surpris toi-même ?
Complètement, car j’enquillais les morceaux à une vitesse digne d’un rappeur. Quand un artiste venait chez moi, on écrivait la chanson ensemble et, le lendemain, on filait l’enregistrer aux studios Ferber. Par exemple, Bonnie Banane a observé Notre-Dame depuis ma fenêtre et le titre Il pleut sur Notre-Dame existait quarante-huit heures après, dans sa version quasi finale. Idem pour Nos meilleures vies avec Teki Latex, qui venait de mixer dans la cour de son ancien lycée et qui était plus enthousiaste qu’après n’importe quelle date à la Fabric de Londres.
Au début des années 2000, avec Teki, nous étions des partenaires de misère, assez complexés et énervés par l’industrie du disque. Nous étions même rancuniers envers le manque de reconnaissance pour notre génie. Vingt ans après, Nos meilleures vies est notre manière de fêter joyeusement nos progrès, nos parcours respectifs et notre belle amitié. Je n’ai jamais fait d’album avec autant de collaborations et d’étincelles pour chaque morceau. French Kiss est comme un cadeau qui s’offre à moi. Cela m’a rappelé la manière dont j’ai réalisé le tout premier Solo Piano et aussi Ivory Tower avec Boys Noize.
“La gestion de ma carrière est autant une œuvre d’art que les disques eux-mêmes.”
Sur French Kiss, tu mélanges la plupart de tes influences, de Gabriel Fauré à Michel Berger en passant par l’electro de Mr. Oizo et le rap…
C’est la première fois que ce mélange est aussi visible. Le choix de reprendre Romance sans paroles n°3 de Gabriel Fauré, Message personnel de Michel Berger et Cut Dick de Mr. Oizo est une manière d’exprimer directement mes influences. Ce sont trois compositeurs essentiels pour moi, et qui posent déjà un statement. Pour représenter trois époques de la musique française, quelqu’un d’autre aurait peut-être choisi Debussy, Brassens et Daft Punk, mais je préfère les outsiders, les musiciens sous-estimés.
Et j’ai procédé de la même façon pour mes invité·es : j’évoque Juliette Armanet, avec qui je chante, dans les paroles de Piano à Paris, ou Richard Clayderman comme celui “qui possède la clé des larmes” avant qu’il ne me rejoigne sur le titre suivant, Richard et moi. J’ai toujours rêvé d’avoir un casting conceptuel sur un album. C’est aussi en France que j’ai accès à des artistes aussi variés, après avoir passé autant de temps aux studios Ferber avec Renaud Letang dans les années 2000. L’absence notable de mon disque, c’est évidemment Philippe Katerine, mais on n’a malheureusement pas réussi à croiser nos agendas respectifs.
Qu’as-tu découvert et appris pendant ces années-là ?
Ayant eu rapidement accès à la cour royale de la musique française, entre la reine Birkin, monsieur Aznavour et l’ami Philippe Katerine, j’ai toujours gardé mon côté punk et provocateur hérité de mon passage à Berlin avec Peaches, quand j’étais signé sur le label Kitty-Yo. Je faisais déjà du troll avant même la mode du trolling, ce qui n’est pas bien vu dans le milieu de l’industrie du disque, qui préfère la séduction et la diplomatie. J’ai bien conscience d’être une personnalité rafraîchissante pour le public.
J’ai volontairement gardé une jambe dans l’élite de la musique et une autre à l’extérieur. C’est une position de cul entre deux chaises qui me convient parfaitement. Je suis autant un insider qu’un outsider, un bon élève qu’un vrai punk. Je tremble encore et toujours devant les dieux de la musique. J’ai toujours assumé d’être à la fois un musicien et un entertainer. La gestion de ma carrière est autant une œuvre d’art que les disques eux-mêmes. Comme pour Daft Punk, d’ailleurs. Plus que leurs albums ou leurs tubes, l’existence même de Daft Punk est une œuvre d’art. Les rappeurs l’ont bien compris dès le début…
Avec la profusion de sorties de disques et les nouvelles formes d’écoute de la musique, n’est-ce pas plus difficile d’obtenir du succès avec un nouvel album qu’il y a cinq, dix ou vingt ans ?
Moi, je fais avant tout des concerts – c’est la scène qui me nourrit et c’est le rapport au public qui me rend vivant artistiquement. Mes albums ne sont qu’un prétexte pour partir en tournée. J’évalue ma musique à l’aune de la réaction des spectateurs qui sont devant moi. En studio, je me laisse d’ailleurs guider par Renaud Letang, à qui je fais une confiance aveugle, c’est mon chef d’orchestre. Je suis meilleur en studio quand je collabore avec d’autres artistes, comme lorsqu’on a fait Il pleut sur Notre-Dame avec Bonnie Banane, que j’ai rencontrée aux Inrocks Festival 2021 pour la réouverture de l’Olympia après la pandémie. Comme on le chante avec mon copain Teki, je vis ma meilleure vie à 51 ans. J’ai l’impression de rajeunir dans tous les sens du terme.
French Kiss (Gentle Threat/PIAS). Sortie le 15 septembre. En concert à l’Olympia, Paris, les 23 et 24 septembre et le 10 novembre.
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