A Albi, l’artiste Chen Zhen convoque la mémoire d’un accident fluvial pour proposer un parcours d’objets récupérés. Une balade entre l’amour et la mort.
C’est un curieux paradoxe temporel. Au tout début de sa carrière d’artiste, Chen Zhen était en retard. « J’ai fait ma première expo personnelle en 90. J’avais 35 ans et ça m’inquiétait. Je pensais avoir dix ans de retard. » Aujourd’hui, l’artiste né à Shanghai, qui donc ne fut jamais une jeune sensation, se réjouit de ce décalage : « En fait, j’avais des réserves. » A savoir, suffisamment de choses à dire pour présenter en ce début d’année 2000 un programme d’expositions surchargé pour les deux ans à venir. Le genre d’emploi du temps qui le conduit à ne pouvoir accorder un entretien à un célèbre critique d’art épris de voyages que pendant un transit de cinq heures sur les sièges de l’aéroport d’Osaka. Seul moyen envisageable de rester immobile suffisamment longtemps pour discuter.
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C’est donc sans surprise que, lors de son dernier vernissage, dans un beau site des berges du Tarn, les Moulins albigeois, on dut ruser pour obtenir une interview avec lui. Une conversation initiée dans une foule compacte, les invités du vernissage, qui se terminait une heure plus tard sur les fauteuils avachis d’un couloir de bureau désert, dans une pénombre presque clandestine. Détail non dénué d’importance. Car pour définir sa conception du rôle de l’artiste, Chen Zhen évoque une nécessité de marginalité, pour toujours se définir en dehors du mainstream, de cette culture de l’évidence et de la fausse fatalité qui l’accompagne. « Il y a trois jours j’étais au Japon, quelques mois auparavant je travaillais au Brésil. Cette exposition part ensuite pour Zagreb, en Croatie… Je considère tous ces déplacements comme des satellites culturels qui créent, à la longue, une sorte de synergie. Je ne crois pas à la définition classique de l’artiste comme génie éclairé au-dessus des autres. L’artiste est un individu en tant que polymorphie. C’est une question de processus, de temps et de mouvements. Mes voyages constituent autant de courts-circuits, et toutes mes rencontres deviennent des chocs, des moments instinctifs. »
Né dans une famille de médecins chinois, Chen Zhen en a gardé un rapport thérapeutique à l’art. En découle une générosité humaniste, un prosélytisme et une foi en l’action bénéfique de l’art qui respirerait un optimisme crispant si la réflexion de Chen Zhen n’était nourrie d’un constat sans appel sur le tragique de la condition humaine.
A Albi, c’est sous d’imposantes voûtes de pierre que s’ouvre son installation, Jardin lavoir. Une uvre monumentale et éclatée qui propose une métaphore des organes du corps humain, sous la forme inattendue de vieux vêtements, de casseroles cabossées, de postes de télé hors d’usage et autres chutes d’avion récupérées. Une incroyable accumulation d’objets manufacturés, entassés dans des armatures de lits anciens à la découpe traditionnelle. Curieuse collision de genres, baignée dans une eau qui s’écoule régulièrement de tuyaux pendus au plafond. Autant dire, un paysage mouvant, impossible à identifier. La rencontre de deux atmosphères a priori contradictoires : l’aspect cimetière de ce dépotoir pléthorique et l’idée de pureté dégagée par l’écoulement continu du flot. Car cette installation, produite pour l’occasion, est en réalité ancrée dans l’histoire du lieu, victime il y a quelques années d’une inondation fluviale.
Au-dessus de ce champ de ruines gorgées d’eau, c’est au contraire en pleine lumière que nage la deuxième partie de l’exposition de Chen Zhen. Un court parcours en trois étapes, entre un lit recouvert de pics, une pile de pots de chambre chinois et une cabine vitrée abritant des boules blanches. Les billes s’y agitent en tous sens, affolées par une soufflerie bruyante, pour une allusion simplissime au jeu de loto et aux questions de hasard. « Je ne me contente jamais d’exposer des objets. Je n’ai même jamais vraiment fabriqué d’objet en tant que tel », explique l’artiste, qui reconnaît aussitôt « le danger d’utiliser de l’artisanat traditionnel chinois dans une installation d’art contemporain, car travailler à partir de pièces folkloriques peut devenir lourdingue ».
Désorientés par une uvre convoquant un vocabulaire plastique qu’ils connaissent et qui les rassurent (les objets de récup) et des références asiatiques, les visiteurs d’Albi s’y promenaient en silence, le soir du vernissage. Un pont entre les cultures, que Chen Zen envisage derrière un sourire malicieux, lâchant une dernière confidence, inattendue : « Je crois que mon projet le plus ambitieux, le plus long, c’est de devenir docteur. Chaque soir avant de m’endormir, je lis un peu, pour accumuler des savoirs scientifiques. Toutes les façons de vivre sont matière artistique. Mon grand projet inachevé, est d’avoir devant mon atelier un panneau annonçant : clinique du docteur Chen Zen. »
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