A l’image de Dellali, son nouvel album partagé entre l’Orient et l’Occident, Cheb Mami mène une double vie entre Paris, où il fut le premier chanteur algérien à venir s’installer, et Oran, le berceau de sa carrière qui est aussi celui de ce blues arabe qu’est le raï. Visite guidée dans le Memphis du Maghreb.
Au bout d’une ruelle ensablée, une guitare en néon rouge signale l’entrée du Chalet, un cabaret d’Aïn el Turk, ville côtière à l’ouest d’Oran. A la fois précieux et bon marché, le décor, avec les autres ingrédients festifs que sont le whisky, le vin de Mascara et le raï, entre dans la composition des soirées oranaises : tables disposées en demi-cercle façon banquet de noces, alcôve orientale avec son portique en ogive où prennent place les musiciens, piste de danse au centre d’un kiosque dont les piliers sont enlacés par des guirlandes lumineuses et multicolores.
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Sous l’indispensable et fétiche mirror ball, les danseurs sont, pour la plupart, des gens à « revenu régulier », reconnaissables à leur moustache, leur calvitie, leur veste coupe Lapidus. On trouve aussi quelques jeunes en jeans serrés avec chemises à col ouvert et des filles très court vêtues, qu’un voisin désigne par le terme désuet mais charitable d' »entraîneuses ».
Rares sont les couples mixtes. La danse s’organise d’abord entre individus du même sexe. Celle des hommes trahit un net relâchement gestuel qui, à leur insu, les conduit à chercher cette part de féminité enfouie sous le conditionnement comme si, en ce lieu hautement permissif, ils pouvaient aussi se débarrasser du rôle encombrant de mâle dominant et rompre avec la brutalité ambiante de l’Algérie actuelle.
Ici, dans ce cabaret, sur cette piste de danse, nous sommes au c’ur du raï. De cet espace sonore, on dispose comme d’un vestiaire, on s’y dépouille des inconforts, des commotions, de la « malvie » et des inhibitions, jusqu’à la mise à nue à laquelle s’abandonnent au petit jour les noceurs, la tête en vrille, le pas aléatoire, les sentiments et les pans de chemise à l’air.
Les musiciens (un synthé, un joueur de derboukas, un bassiste) assistent un chanteur au débit ondoyant, vêtu d’un costume du même gris anonyme que celui porté par les clercs d’Etat ou les flics en civil. Le raï comme le rock est une musique minimaliste qui n’est jamais autant elle-même que conçue dans un certain appauvrissement, et qui, pourtant, se rend disponible à tous les mélanges. Quelques notes sinueuses de synthé, une rythmique qui hypnotise et une voix faisant remonter des émotions contradictoires, sculptées dans les gutturales d’une langue chargée d’affectif, proche du sanglot autant que de l’injure à l’intersection de l’extase et de la douleur.
Il est 3 h du matin et Cheb Mami consent enfin à quitter la table où, en compagnie de son frère et de quelques intimes, il a bu, ri, parlé. Convié par le patron à pousser la chansonnette, il se soumet de bonne grâce à cette obligation qui honore l’établissement et fait retrouver au chanteur algérien le plus célèbre au monde avec Khaled le cadre de ses débuts professionnels.
Quand il quitte Graba el Oued, quartier pauvre de Saïda, ville des hauts plateaux située à 160 kilomètres au sud d’Oran, Mohamed Kelifhati, surnommé Mami, le môme, a 14 ans. C’est en 1982, lors de la retransmission télévisée du concours Alhan’wa Chabab (Mélodies et jeunesse), dont il gagne le deuxième prix, qu’il attire l’attention d’un producteur oranais avec lequel il enregistre ses premières cassettes. Viennent alors les années où il anime les soirées des principaux cabarets de la corniche : le Biarritz, l’Hippodrome, le Tangage et la Dechra, le complexe balnéaire les Andalouses, la meilleure plage de la côte oranaise. « Je faisais en moyenne trois cabarets par nuit, je chantais quatre à cinq heures et pouvais gagner jusqu’à 5 000 dinars. Rapidement, j’ai pu m’acheter ma première voiture, une R21 TSE. Ma voix m’a ouvert la porte des meilleurs endroits, ceux qui payaient bien, fréquentés par la clientèle la plus chic et les filles les plus belles. »
Cette ville est l’épicentre du raï, un Memphis maghrébin où se conjuguent sur plus d’un siècle des sources musicales variées, rurales, urbaines, profanes, sacrées, autochtones ou étrangères. Comme celle du Tennessee, la musique oranaise a vécu une préhistoire, gravant dans les mémoires locales le nom de quelques pionniers : Abdelkader Khaldi, Blaoui Houari, Belkacem Bouteldja… Puis, dans les années 80, avec les chebs (Mami et Hasni), vint l’ère du « pop raï » : son électrique et textes suggestifs qui, sous une esthétique de roman-photo, laissent transpirer les désirs et les rêves d’une génération étouffant dans un cadre social de plus en plus étroit.
Mami se distingue par sa voix, ce falsetto oiselé qui frémit sur des mélodies à fondement romantique et porte une délicatesse à laquelle l’imaginaire féminin sera particulièrement sensible.
Les chansons raï sont peut-être le seul lieu où les rapports hommes-femmes connaissent un relatif équilibre, là où les désirs comme les sentiments sont exprimés selon un mode égalitaire qui perturbe les conventions. Car, si une femme peut s’autoriser sans gants ni métaphores l’évocation de sa sexualité, de sa recherche du plaisir, un homme se voit offrir la possibilité de donner libre court à sa sentimentalité. Ainsi, Cheb Mami fut le premier à faire entrer le raï, fleur de bouge, dans les foyers algériens, avant que Cheb Hasni, prince du raï-love, ne l’y installe définitivement.
Le cristal androgyne de son timbre, la retenue de ses propos lui attirent le dévouement des jeunes filles et la bienveillance de leurs mères. « Je n’ai jamais aimé choquer. Lorsqu’au tout début, je chantais à la télévision, je m’imaginais être invité physiquement dans le salon familial et l’idée d’y proférer des choses vulgaires me mettait mal à l’aise. » Paradoxalement, cette sagesse l’a souvent conduit à faire preuve d’audace.
En 1985, sans couper le cordon ombilical avec son pays, il est le premier à venir s’installer en France. Avec l’album Let me raï, enregistré en 1990 à Los Angeles, il innove et bouleverse l’instrumentation du raï mais n’en dénature pas l’essence. Mami sera aussi le premier à retrouver le public algérien après une séparation de dix ans, lors d’un concert donné à Alger en juillet 1999, à l’entame du mandat présidentiel de Bouteflika, au seuil d’une ère que l’on pensait nouvelle et apaisée.
En ce début d’année 2001, il est aussi le premier à être honoré d’une invitation officielle du wali d’Oran qui le reçoit, en compagnie de la presse étrangère, dans les salons de la préfecture. Souriant et courtois, le Cheb n’est pas dupe. « Je le fais par politesse. Je ne recherche pas ce genre d’honneur. Je n’ai pas oublié la manière dont on nous considérait au début. Pour ces gens-là, les chanteurs de raï étaient des voyous. » Pour les extrémistes, ils étaient des cibles. En septembre 1994, Cheb Hasni est assassiné dans le quartier Gambetta. Qu’un chanteur, dont l’unique thème est la quête amoureuse, puisse être abattu prouve que le raï, politiquement peu engagé, portait en lui les germes d’une subversion plus diffuse, moins contrôlable : celle des rires et du plaisir. Mais aujourd’hui, les chanteurs sont-ils toujours dans la ligne de mire ? « C’est devenu un fonds de commerce de dire que l’on est menacé. Quand tu dis ça, tu mets 30 millions d’Algériens dans la merde. Tu ne penses qu’à toi. Mon attitude a toujours été d’affirmer que je suis un citoyen algérien comme les autres, donc je circule librement. Je n’ai plus d’escorte. Je fais attention, je ne donne pas de rendez-vous, je prends quelques précautions. Potentiellement, le danger existe toujours, mais je ne vis pas dans la hantise d’être assassiné. Quand je dis aux médias occidentaux que je fais la tournée des cabarets, personne ne me croit. Quand tu confies que tu es sorti, que tu as dansé, qu’il y avait des filles et de la musique, ils te demandent : « Ah bon, il y a encore de la musique ? »
Semblable à beaucoup de ses compatriotes, à qui l’on demande de prendre une position claire face à une tragédie obscure, Mami n’aspire aujourd’hui qu’à une seule chose : un peu de normalité. Il vient d’acquérir une maison sur les hauteurs d’Oran et compte bien y passer les quelques moments épargnés par ses divers engagements. Chez le coiffeur du quartier, il crée encore un peu l’attraction. Lorsqu’il trône sur le fauteuil du barbier pour se faire rafraîchir la nuque, les gens du coin ne peuvent s’empêcher de venir l’épier. Mais, dans la mesure où il s’y rend régulièrement, la chose a fini par paraître normale. « On ne peut m’interdire d’aller à Oran. Ici, je pèse ma réussite, je peux mesurer le chemin parcouru. Ici, je prends conscience de la chance que j’ai. »
Sa vie, il la rêve en stéréo. D’un côté, Paris, centre de ses activités professionnelles ; de l’autre, Oran, où résident sa famille, ses amis, où il s’abandonne aux joies de ces rallyes nocturnes dont chaque cabaret est une station improvisée, une oasis dont on sort éméché. Sa vie, il la vit « deux fois » (titre d’un morceau de son nouvel album, ndlr), pour lui-même et pour ceux qui n’ont droit à rien. Là réside le pacte secret et poignant qui unit la jeunesse algérienne aux vedettes du raï : leur donner procuration pour qu’elles accomplissent à leur place et en leur nom ce qu’ils ne pourront jamais faire eux-mêmes. C’est donc habité d’une ardeur collective qu’il se met ainsi à parcourir cette corniche d’abondance, comme à agrémenter sa musique de tous les arômes possibles : reggae, funk, rock, chanson française, musique de chambre, gospel et raï traditionnel. Né dans l’un des pays les plus meurtris et les plus fermés du monde, le raï s’ouvre comme un immense espace de compensation, où rien n’est impossible ni interdit, où s’engloutissent en un fugace moment d’ivresse, exclusion, frustration, incompréhension et surpopulation.
Signe trahissant cette volonté d’embrasser le plus et le plus large possible, Mami s’est choisi, pour son cinquième album, Dellali, deux producteurs : le premier, Nitin Sawhney, vient de l’Orient lointain ; le second, Nile Rodgers, le fondateur de Chic et producteur du Bowie de Let’s dance, de l’Occident extrême. A l’amplitude de ce spectre se mesure l’ambition, mais aussi la maîtrise, de ce grand chanteur pour grand public, assez sûr de son art pour le mêler au rap de K.mel dans Parisien du Nord, fricoter avec Sting dans Desert rose, devenu tube mondial, et prêter aujourd’hui sa voix aux mots de Charles Aznavour dans Viens Habibi. Ce disque, Dellali, le môme l’a fait guider par sa curiosité et sa gourmandise, léchant de nouvelles vitrines avant de s’y installer.
« Je rêvais de chanter accompagné par un chœur gospel et Nitin m’en a trouvé un à Londres, pour Ana Oualache. Je n’avais jamais enregistré avec un orchestre classique et Yahamami m’en a donné l’occasion. » Accordéon, cordes, tablas, samplers, boîte à rythmes, guitares, cuivres…, la fiche technique du disque risque de faire concurrence au catalogue Paul Beuscher. Cette boulimie d’instruments pourrait se révéler indigeste si le résultat n’était si suave.
Dire de Mami qu’il est « open » est presque mesquin. « Même si je chante autre chose que du raï, comme je l’ai fait avec ma reprise de Il voyage en solitaire de Gérard Manset, il y a forcément l’âme du raï. Il y a un passage, un stade, où il faut que je m’approprie le texte ou la musique, que je les fasse miens. Il faut que cela devienne une partie de mon histoire, un pas supplémentaire dans mon parcours. »
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Dellali (Virgin).
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