Petit frère préféré de Khaled, l’ancien ouvrier soudeur du bled algérien marche aujourd’hui sur les traces de son aîné. Porteur d’une tradition enracinée dans les liesses matrimoniales et villageoises, Cheb Mami incarne désormais la modernité du raï et favorise sa traversée vers les rivages difficiles de la réalité française. Pour se rendre à la Maison […]
Petit frère préféré de Khaled, l’ancien ouvrier soudeur du bled algérien marche aujourd’hui sur les traces de son aîné. Porteur d’une tradition enracinée dans les liesses matrimoniales et villageoises, Cheb Mami incarne désormais la modernité du raï et favorise sa traversée vers les rivages difficiles de la réalité française.
Pour se rendre à la Maison des Arts de Créteil où Mami chantait le 26 janvier dernier , prendre la ligne du même nom, jusqu’au terminus. Là, traverser le centre commercial, puis passer la grande place au-dessus des boulevards qui ceinturent la cité. Ce jour-là sous la neige, il fallait sans tomber glisser pour avancer jusqu’à la salle. Très vite, Mami sur scène, voici ce que l’on voit : Leila, Nadia ou Dalilah. Elles claquent les doigts levés haut, de belles anglaises sur le front ou les joues, sourcils
épilés fins. Chaque mélodie surprend par sa finesse, manière de comptine ou de refrain, loin des scies du raï soudain désuètes un raï nouveau et remarquable. Durant les pauses, les filles viendront embrasser le chanteur. « Je ne parle pas pendant les concerts, prévient ce dernier. Je chante. Je ne sais pas très bien m’exprimer autrement. » Dans la salle, un garçon à la peau noire, son blouson vert porte une inscription blanche : Islam. Le Zénith de Mami (17 février 96), comme celui de Khaled deux ans plus tôt, a lieu pendant le ramadan : ce mois durant lequel Mahomet a commandé l’observance d’un jeûne très rigoureux, qui consiste à s’abstenir de boire, de manger et de coucher avec sa femme chaque jour, depuis le lever du soleil jusqu’à ce que les étoiles paraissent.« Le ramadan, c’est d’abord une fête. D’habitude, je peux entrer dans un restaurant, manger seul. Pendant le ramadan, j’aime manger en compagnie. C’est le moment où tu invites les proches, la famille et les amis : on mange la soupe, les poivrons et les tomates. La nuit, on peut chanter aussi. » Si le raï touche prioritairement une société musulmane arabo-berbère tout en déclarant l’homme libre, comment Mami vit-il cette interpénétration du séculier et du religieux ? Ou : que faites-vous de la différence entre le bon raï et le raï mauvais, ou sexuel ? « Je ne me pose pas le problème de passer la limite entre le licite et l’illicite. Ce n’est pas moi qui pose cette frontière. Certains chanteurs, les vieux, ont parfois dit des choses pornographiques. Je n’ai jamais chanté de choses vulgaires. Je refuse cette idée que le raï est vulgaire. Ce que je dis vient de ce que je vois. Je ne suis pas un poète. Le raï n’est pas poétique : il ne cherche pas à embellir, à enrober. Je décris la réalité, j’écoute ce que les gens me disent. Certains me donnent même des brouillons de paroles, je les prends et m’en inspire parfois. Mais c’est toujours la vie comme elle est, la vraie vie. » La coutume raï veut qu’il n’y ait pas de créateurs, mais plutôt des bédoui ou interprètes ; pourtant, Mami écrit ses chansons. La relation à Khaled, s’il faut la définir, quelle est-elle ? « Les vieux ont ouvert un chemin, à notre tour d’en ouvrir un autre. Je crois que Khaled et moi nous situons à la même place, une même génération nous écoute. » Grâce au travail de défrichage de Khaled, Cheb Mami mais aussi Malik, jeune étoile montante du mouvement a pu pénétrer l’Hexagone avec son chant.
Khelifati Mohamed, dit Cheb Mami, naquit un 11 juillet 1966 à Graba El-oued, faubourg de Saïda, sur les hauts plateaux de l’Algérie occidentale. « Je ne voulais pas jouer au foot avec les amis. Je préférais chanter dans la rue. Mami, ça veut dire le môme. Alors, parce que je chantais, mes copains me disaient « T’es un bébé pour chanter dans la rue. » J’avais 14 ans. » Avant les premières cassettes, le cheb, selon un schéma d’éducation désormais classique, doit passer par les mariages puis les cabarets. « Le raï ne vient pas d’Oran mais des campagnes alentour, amené par les paysans venus à la ville. Dans les mariages, au début, je ne jouais pas. Mais je demandais à mes amis de réclamer que je chante : selon le système payant de la dédicace. L’un d’eux levait 50 dinars en disant « Je veux que Mami chante. » Cette tactique, répétée mariage après mariage, a finalement porté ses fruits. Ils m’ont pris dans leur groupe qui s’appelait El Azhar (Les Fleurs).« Au Macumba, Mon Château ou le Biarritz, les cabarets de la corniche oranaise, quel était l’emploi du temps du cheb ? « Ils commençaient par faire jouer des groupes rock, qui font les chansons de Michael Jackson ou des Beatles. Puis, vers 1 h du matin, vient l’instant du raï. Je jouais toute la nuit, les gens buvaient, faisaient la fête, dansaient. » De l’alcool ? « Bien sûr, un cabaret sans alcool n’est pas un cabaret. »
L’apprentissage continue : Mami, soudeur le jour dans l’une des usines de la Société nationale de métal algérienne, est repéré lors d’un radio-crochet, en 82. Il obtient la deuxième place, ce qui provoque les huées de l’assistance. La montée à Paris en 85 fut-elle difficile ? « Non. Il n’y avait alors pas besoin de visa. Seulement un permis de séjour de quatre mois, après quoi il fallait sortir des frontières. Alors, j’allais en Hollande ou en Espagne, rien que pour avoir le tampon, et je revenais. A mon arrivée à Paris, j’ai reçu l’aide d’une vieille femme déjà en France depuis longtemps et qui m’a hébergé et nourri. Je jouais dans trois cabarets par jour : le Monseigneur, place de Clichy, Omar Khayyâm à Barbès et Khaïma vers Pigalle, pour m’acheter le matériel le plus vite possible. »
Le Festival raï de Bobigny en 85, le premier disque Ana mazel (Horizon Music), le « concert des Potes » à la Bastille en 91 organisé par SOS Racisme, le Festival de Reading en 94 Womad organisé par Real World, le label de Peter Gabriel, autant d’étapes, locales, nationales puis internationales, que Mami considère très simplement comme des « chances ». « J’ai la chance d’avoir découvert mon métier, mon talent ou mon art, celui de chanter, c’est tout. » Pour en découvrir toute la richesse ciselée, on écoutera en priorité Ralia mahboubit galbi mélopée impeccable et Ana mazel à retrouver dans la très récente compilation Douni el bladi (Blue Silver) , ou sur le dernier album Saïda (Virgin), avec par exemple Bent bareh (la fille).
Prévu pour l’automne, Mami participe au film de Mahmoud Zemmouri, 100 % arabica, du nom d’un imaginaire quartier où vivent et s’affrontent des jeunes gens, le maire et un imam. Aux côtés de Khaled, Mami joue l’un des membres d’un groupe de musique qui aidera à constituer la communauté à venir. Après dix années passées en France, l’inspiration vient-elle encore de l’autre côté de la Méditerranée, ou bien passe-t-elle par une géographie française ? « Récemment, je suis revenu à Oran. L’Algérie pour moi, c’était la guerre civile. J’ai franchi ce pas pour aller voir ma famille. Quand je suis arrivé là-bas, ça a été un peu le contraire de ce qu’on dit ici. Entre ce que montre la télévision, ce qu’écrivent les journaux et ce qui se passe là-bas, il y a une grosse différence. J’ai réservé une table dans un restaurant sur la corniche, le Grand Bleu, et j’ai chanté avec les amis. Aujourd’hui en France, je regarde ces gens qui viennent écouter mes concerts. Je veux chanter maintenant ces jeunes gens nés en France et qui sont appelés étrangers. L’un me raconte « L’autre jour, je suis arrêté par la police qui me demande ma carte de séjour. Je lui dis « Non, demande-moi ma carte d’identité, je suis français. » La différence est imposée. L’intégration veut dire quelque chose pour moi qui suis algérien. Mais eux, qui sont nés en France, c’est à eux de s’intégrer comme il leur semble. » La nouvelle loi stipule qu’à sa majorité l’enfant de parents algériens né en France, s’il veut obtenir la nationalité française, doit la demander. Ce qui signifie que la nationalité est un cadeau de l’Etat et que, pendant ce laps de temps, l’enfant est apatride. « Non. Il a un passeport algérien ! Comment voulez-vous qu’il circule autrement ? On lui donne le passeport d’un pays qui ne lui dit rien, qu’il ne connaît pas, qui n’a aucune signification pour lui. » Des rumeurs laissent entendre qu’actuellement le gouvernement, sans trop oser le dire, distribue sans compter de l’argent pour tous les projets susceptibles « d’occuper » les banlieues l’été prochain. « Bien sûr. Mais l’été d’après ? Et le suivant ? Il faut reconnaître ces gens. Sinon, on ne pourra plus sortir la nuit dans dix ans. » Et chanter ?
Hadrien Laroche