La recette est simple, uniforme. Pour créer un tube, une production dignement représentative du capitalisme avancé, les Etats-Unis ont leurs standards musicaux et visuels. Analyse clinique.
Selon la légende Boris Vian aurait été le premier, en 1957, à parler de « tube » pour évoquer les chansons à succès, un comparatif dû aux paroles « vides et creuses »des morceaux populaires. Le jazzman français, alors directeur artistique chez Philips, a plus longuement décrit sa pensée dans le livre En avant la zizique… et par ici les gros sous, publié en septembre 1958. La définition faite par Boris Vian n’est pas loin de représenter ce que les Américains considèrent aujourd’hui comme « un tube symbolique de notre époque ».
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La recette : un clip façon Wes Anderson + un couple + de la trompette
Un hit à l’américaine a ses standards. Il y a ceux que l’on connaît : une durée conditionnée à 3 minutes environ (une limitation technique pour faire rentrer les morceaux sur les 45 tours d’autrefois, aujourd’hui devenue une norme des radios de musique généralistes), un dictionnaire très limité pour les paroles, une boucle de quatre accords, un auditorat très ciblé… Et la structure, bien sûr : couplet et refrain, souvent sous la traditionnelle forme AABA, pour ceux qui s’embêtent le moins. Mais tout ça, les gars d’Axis of Awesome le démontraient parfaitement en musique.
Et il y a les standards de 2015. En tenant compte des normes qui fonctionnent depuis la nuit des temps, le top 40 américain de cette semaine permet de voir assez nettement quels nouveaux critères sont nécessaires pour un hit outre-Atlantique. Un aperçu important car le pays de Bruno Mars et Taylor Swift conditionne en grande partie les charts européens.
L’écrasante majorité des tubes US est composée de balades folk/pop et de tubes house/dancefloor/clubbing. Et les paroles reposent sur une recette universelle à base de miel et saccharine : « Window Pain », « Broken heart », « Pouring rain » et autres « Wanna love you ». Pas de message à passer, les textes sont principalement des odes à l’individualité, au sexe ou au romantisme.
Une seule chanson sort véritablement du lot dans ce top 40 : celle du jeune dublinois Hozier avec Take me To Church, classée 5ème. La chanson et le clip en noir et blanc dénoncent les violences envers les homosexuels en Russie. Le chanteur irlandais prouve qu’un message militant n’est ainsi pas un obstacle au succès.
Côté musique, les stratagèmes récurrents de 2014 n’ont guère changé : chœurs gospels grandiloquents, nappes aériennes de synthétiseurs, boites à rythmes, vocoders ou autotune, breaks de piano, trompette ou violons, les accords majeurs do/fa/sol/la et des filtres passe-bas ou passe-haut que PV Nova décrit très bien ici. Avec un peu de chance, certaines chansons techno nous épargnent les bruitages type sirènes de pompiers.
Pour les clips, un seul mot d’ordre : twee. Pour ceux qui sont largués, twee est synonyme de décors à la Wes Anderson, de couleurs pastel, de fringues sixties et de bricoles vintage, comme un baladeur cassette. Un clip twee, c’est par exemple ça (celui-ci est classé 10ème) :
Pour un clip parfait qui mixerait parfaitement les 40 vidéos du top US, voici les ingrédients adaptés : des gens qui courent (une course-poursuite à moto fera aussi l’affaire), des portraits multiculturels de sombres inconnus en plan américain, un couple qui s’engueule (la technique du mur utilisée par Aerosmith et Run DMC en 1994 dans Walk this Way est toujours très prisée en 2015) et des filtres de couleur partout.
Plus révélateur, encore, en faisant quelques statistiques sur ces tubes, le squelette du hit américain se dessine avec précision : il doit être anglais (78 % des morceaux viennent du Royaume-Uni), chanté par un homme de 23 ans, et idéalement propulsé par un producteur de renom (Mark Ronson ou Calvin Harris, par exemple) qui apparaîtra discrètement dans le clip, pour montrer que c’est grâce à lui, tout ça. Pour le duo Paul McCartney et Kanye West par contre, impossible de dire qui chaperonne l’autre.
Des charts pas si représentatifs que ça
Le classement-des hits US est-il alors vraiment représentatif de ce qu’écoute la jeunesse américaine ? Oui et non. Le baromètre publié chaque dimanche par l’Official Charts Company ne tient compte que d’iTunes et Spotify, pas de Youtube. Or, c’est sur Youtube que la plupart des adolescents consomment la musique (par exemple, All About that Bass de Meghan Trainer est située à la 10ème place du classement, mais cumule le plus gros nombre de vues, 506 millions, sur youtube). En outre, certains genres ont toujours été exclus des hits.
Comme le confirme The Guardian, les hit-parades des Etats-Unis sont peu fiables et s’essoufflent. Les goûts et attentes des mélomanes évoluant plus vite que les baromètres officiels : « Le top écoute de Spotify montre en temps réel ce que les internautes choisissent d’écouter, tandis que le service de reconnaissance musicale Shazam donne plus un aperçu précis de ce que les gens veulent écouter à l’avenir. » Autant d’aléas qui sont révélateurs de la baisse de crédibilité des index d’Outre-Atlantique. Maigre consolation : les ventes de singles connaissent une hausse depuis 5 années consécutives, notamment sur support numérique (99 % des achats sont faits sur iTunes).
Qu’en est-il en Europe ? Le top est sensiblement le même qu’en Amérique.
Il est loin le temps des hits d’il y a quarante ans. Il est le temps où, en 1975, Bohemian Rapsody était écrite par un seul auteur et un seul producteur : Freddie Mercury et Roy Thomas Baker. Aujourd’hui, pour le morceau n° 1 des Etats-Unis, Uptown Funk de Mark Ronson, il a fallu pas moins de six auteurs et trois producteurs. Un simple coup d’oeil suffit pour constater que les paroles n’ont pas la même envergure.
L’étude des charts 2015 montre le productivisme n’est plus gage de qualité comme il a pu l’être autrefois. Si certains titres du classement réussissent à défier de loin les conventions, la plupart d’entre eux manquent cruellement d’inventivité. Boris Vian, dans chaque cas, leur répond : « Quand on ne sait rien, on peut tout de même trouver des choses, avec de l’imagination ».
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