Charles Harrison et Paul Wood Art en théorie, 1900-1990 (Hazan).
« Garder le silence et renoncer à prendre la parole équivaut à abdiquer toute responsabilité » : prononcés par Richard Serra dans sa conférence de Yale en 1989, ces mots sont aussi les derniers d’une anthologie grosse de 1 279 pages entièrement consacrée à cent ans de débats sur l’art. Ils concluent un siècle de prise de parole, et donc de prise de responsabilité, un siècle traversé par Duchamp, John Cage, Adorno, Le Corbusier, Bacon et bien d’autres. Résultat : ce livre est énorme, moins par son poids d’ailleurs que par son importance. Il est la quintessence d’un xxème siècle où les débats sur l’art rencontrent sans cesse l’Histoire : on y trouve Lénine controversant en 1920 sur la notion de culture prolétarienne ou Trotski reconnaissant une certaine autonomie de l’art. Mais on y lit aussi l’allocation prononcée par Hitler lors de l’inauguration de l’expo consacrée en 1937 au « véritable art allemand ». Livre d’érudition peut-être, mais surtout guide pratique où se trouvent enfin rassemblés des textes fondamentaux, Art en théorie est donc avant tout un outil pour la compréhension de l’art moderne et contemporain. Son intelligence consiste d’ailleurs dans le fait qu’il ne s’agit pas seulement de théories sur l’art, mais également de textes susceptibles d’avoir influencé en profondeur les pratiques artistiques : sans cela, que viendrait faire ici Jacques Lacan et son fameux « stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » ? Mais voilà, comme nous le rappelle fort justement l’introduction du chapitre v (p. 611) : « peu d’idées se sont révélées plus fécondes, pour les représentations ultérieures de la subjectivité humaine ». Où l’on voit la théorie non seulement parler des oeuvres, mais participer également à leur construction, à leur évolution.
Fragments d’un long discours théorique : dans le même temps, cette encyclopédie restreinte donne à voir les transformations du vocabulaire critique, la fabrication d’outils conceptuels spécifiques, et enregistre malgré la présence d’Apollinaire, Artaud, Tzara ou Beckett un effacement progressif de la parole littéraire. Peut-être faut-il en chercher la solution chez Roland Barthes : « la théorie du Texte ne peut coïncider qu’avec une pratique de l’écriture ». Mais cette osmose rêvée semble aujourd’hui bel et bien défaite, et c’est plutôt la scission du théorique et du littéraire qui s’impose dans la majorité des cas. Art en théorie nous raconte la formation d’une langue critique, avec ses idiomes et ses automatismes, et son divorce d’avec l’écriture.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}