En novembre 1970, le quatrième album du Velvet marque la prise de pouvoir de Doug Yule au sein du groupe et la volonté affichée de faire des tubes. « Loaded », un disque de rupture.
Lorsque le quatrième album du Velvet Underground atterrit chez les disquaires en novembre 1970, Lou Reed est ailleurs. En repli fœtal dans la maison de ses parents à Long Island – où il donne même un coup de main comme dactylo dans l’entreprise de son père –, celui dont le nom semble plus que tout autre lié à ce groupe depuis l’origine a choisi de s’en extraire définitivement trois mois plus tôt. Le 23 août, précisément le jour où Brigid Polk enregistre sur son petit magnétophone ce qui deviendra deux ans plus tard le Live at Max’s Kansas City, Lou a fait savoir aux autres qu’il ne terminerait pas la semaine de concerts comme prévu. Il n’a plus de voix, plus d’énergie, plus d’envie, sinon celle d’aller tracer en solitaire son propre destin. Lui qui a viré John Cale sans ménagement en septembre 1968 s’est laissé piéger par un jeune remplaçant hâtivement considéré comme inoffensif. Doug Yule, un bassiste de 21 ans originaire de Boston, a été recruté par Sterling Morrison sur les conseils du tour manager du groupe, Hans Onsager, et Lou Reed avait validé ce choix, notamment au nom de considérations… astrologiques. Du signe du Poisson comme lui, il rétablissait ainsi un équilibre avec Morrison et Moe Tucker, tous les deux Vierge.
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De mémoire, jamais une ascension n’aura été aussi fulgurante au sein d’un groupe, puisque Doug Yule s’est octroyé une partie des voix lead – pour pallier les carences de Reed, dont la voix s’est abîmée lors des nombreux concerts de l’année 1969 – et il a obtenu également de cosigner la plupart des titres, dont il n’a pourtant pas composé une seule note ni écrit la moindre ligne. Si telle outrecuidance, manigancée avec le manager de l’époque Steve Sesnick, sera corrigée sur les versions ultérieures, Loulou récupérant légitimement ses droits, Loaded offre à sa sortie toute la lumière au gentil Doug, qui est d’ailleurs le seul à figurer sur la photo au dos de la pochette, assis derrière un piano sur un plan large de la cabine d’enregistrement. Son nom apparaît également en premier dans le line-up, Reed se trouvant relégué en troisième position, juste devant Moe Tucker, qui n’a même pas participé au disque pour cause de grossesse.
Un groupe commercial
Cette stratégie de grand chambardement a été décidée en haut lieu, au siège d’Atlantic où Ahmet Ertegun tient à faire du Velvet un groupe commercial, rompant avec sa réputation de cellule maudite pour drogués arty. Le patron du label phare du rhythm’n’blues et de la soul, racheté depuis par Warner Bros., s’était intéressé dès 1966 au Velvet, mais il s’était fait damer le pion par MGM. Lorsque le Velvet est à nouveau sur le marché, après d’ultimes sessions fin 1968 pour MGM qui se sont perdues dans les limbes (et qui réapparaîtront dans les années 1980 sur les albums VU et Another View), Ertegun le récupère mais c’est lui qui dicte les règles. Il ne veut plus d’allusion aux drogues dans les chansons – la bonne blague ! –, espère des titres susceptibles de passer à la radio et surtout une image globale moins toxique. Le titre de l’album, Loaded (“chargé”), soi-disant parce qu’il était “chargé de hits”, sera l’ultime pied de nez de Lou Reed à ces consignes pour le moins baroques.
Il n’empêche, à l’extérieur comme à l’intérieur, Loaded ne ressemble pas vraiment à ce que le Velvet Underground a montré lors des saisons précédentes. La pochette, œuvre du designer habituel des disques de jazz d’Atlantic, Stanislaw Zagorski, représente une bouche du métro new-yorkais d’où s’échappent des volutes de fumée rose, ce qui correspond plus volontiers à l’imaginaire baba-cool post-Woodstock qu’à l’esthétique hautaine et ténébreuse du Velvet version Warhol.
Musicalement, la rupture est encore plus radicale dès l’entame de l’album, Who Loves the Sun épousant les canons pop californiens façon The Association ou Harpers Bizarre, la voix ourlée et satinée de Doug Yule reléguant au second plan l’ironie acide des paroles de Reed. Dans les studios Atlantic de New York, Yule a pris ses aises sous la houlette des producteurs Geoffrey Aslam et Shel Kagan, ainsi que de l’ingénieur du son maison Adrian Barber. Il passe du piano à l’orgue, empoigne la basse, joue des percussions et impose même son frangin Bill à la batterie et ses solos de guitare sur Sweet Jane et Rock’n’Roll, ce dernier étant le seul des morceaux repêchés des sessions MGM qui terminera sur l’album.
Le grand absent
Pendant que le jeune ambitieux s’attelle à construire le disque qu’il a en tête, s’obligeant avec zèle à coller au cahier des charges du label, Lou Reed habite dans une autre dimension où ses vieux démons continuent de lui pourrir l’existence. A Moe Tucker, il raconte notamment éprouver, la nuit, la sensation d’entrer en lévitation à plus d’un mètre au-dessus de son lit. S’il chante quand même six chansons sur les dix que contient Loaded, on devine à l’écoute qu’il n’était pas alors au maximum de ses moyens, la force grinçante de son timbre unique semblant ici voilée par une forme de résignation. Certaines versions ultérieures de Sweet Jane et de Rock’n’Roll seront d’ailleurs supérieures en intensité à celles de l’album, dont il déplorera les coupes de certains passages, qui seront rétablis par la suite.
Néanmoins, un morceau comme I Found a Reason, ballade empreinte de ferveur doo-wop et gospel, possède une vibration émotionnelle incomparable, notamment sur des passages parlés d’une beauté foudroyante. En revanche, le chant se fait plus douloureux et poussif sur le boogie Train Round the Bend ou l’hirsute rock’n’roll Head Held High, comme si Lou Reed était en instance d’extinction – et pas uniquement de voix – après des semaines à affronter l’indifférence narquoise du public du Max’s Kansas City.
L’erreur fatale, celle dont il se mordra longtemps les doigts, c’est d’avoir laissé à Doug Yule le soin de chanter ce qui reste sans doute comme la chanson à la fois la plus soyeuse et vénéneuse de l’album, New Age, dialogue entre un fan et une vieille actrice “grosse et blonde” d’Hollywood. Reedien jusqu’au fond des entrailles, ce morceau autour duquel les instruments semblent comme en suspension, dont la fin répétitive porte la signature du Velvet, aurait été plus fiévreux et bouleversant si son auteur s’était lui-même chargé de son exécution. On peut toutefois s’en remettre, par défaut, aux versions live comme celle du Live 69 ou celle des Matrix Tapes, parues ultérieurement, pour sentir couler tout le mercure originel entre ces fragiles veinures.
La débandade
La prédominance de Doug Yule sur Loaded est aussi le résultat d’une démission générale, entre un Lou décalqué, une Moe enceinte jusqu’aux yeux qui renoncera après avoir remarqué qu’elle n’atteignait plus les fûts à cause de son bide, mais également un Sterling Morrison qui a repris ses études au City College of New York et attend passivement qu’on le sonne pour venir faire ses guitares. Pour la première fois, le Velvet utilise la technique du re-recording, et les musiciens n’ont pas besoin de se retrouver tous ensemble dans la même pièce. Le seul réel moment de communion sur l’album concerne la chanson Lonesome Cowboy Bill, un morceau country-rock rapide écrit à plusieurs et inspiré par les Byrds, qui évoquerait – bien que Loulou s’en soit défendu plus tard – l’écrivain William Burroughs. Les inflexions country, la narration inspirée du romanesque western, on les retrouve sur le morceau qui clôt l’album, Oh! Sweet Nuthin’, encore chanté par Yule, qui ressemble étrangement à une outtake du Double blanc des Beatles.
Les espoirs nourris par Atlantic de faire du Velvet Underground relifté et adouci une bête à concours pour les hit-parades seront toutefois vite douchés. L’album est publié sur Cotillion, une sous-marque du label, et si Who Loves the Sun sort en single, le public, qui n’a jamais été tellement fervent à propos du groupe, n’adhère pas vraiment plus nombreux à cette nouvelle formule. Le double A-side Sweet Jane/Rock’n’roll, publié en 1971 en Angleterre sous le nom The Velvet Underground Featuring Lou Reed, ne reçoit guère plus d’écho hors des cercles habituels des supporters du groupe – dont Bowie, qui engage Mott the Hoople à reprendre Sweet Jane sur All the Young Dudes, l’album qu’il produit en 1972.
Le disque “chargé de hits” de la promesse initiale s’avère en réalité un disque chargé de rancœurs et de faux-semblants, dont la cohésion et la séduction reposent au final sur la qualité des chansons de Lou Reed d’une part et sur la méticulosité de Doug Yule de l’autre. Souvent considéré comme mineur comparé aux trois précédents albums, Loaded a vu sa réputation rehaussée au fil des décennies, notamment lors de la parution de Fully Loaded en 1997, un double CD qui rassemblait les versions complètes de morceaux escamotés sur l’album original, ainsi que de nombreuses demos de chansons datant de la même période qui ont nourri les albums solo de Lou Reed, comme Satellite of Love, Sad Song ou Oh Gin, rebaptisée Oh, Jim sur Berlin. Car Loulou laissa tomber la dactylo peu de temps après la sortie de Loaded pour revenir aux affaires au printemps de l’année 1972. Chargé comme jamais.
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