Une nonne en or. Phénomène d’une époque en mal de spiritualité, Hildegard von Bingen, abbesse rhénane du XIIème siècle, fait l’objet de toutes les attentions : réenregistrements de ses chants, publication de manuels de médecine écrits de sa main, constitution de sociétés à son culte dévouées. Les marchands du temple sont aux anges. Ainsi le […]
Une nonne en or. Phénomène d’une époque en mal de spiritualité, Hildegard von Bingen, abbesse rhénane du XIIème siècle, fait l’objet de toutes les attentions : réenregistrements de ses chants, publication de manuels de médecine écrits de sa main, constitution de sociétés à son culte dévouées. Les marchands du temple sont aux anges.
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Ainsi le prophète avait raison. Ainsi l’oracle éculé de Malraux (le xxième siècle spirituel, tout ça) comportait une part de vrai, quoi qu’il en coûte de l’admettre. Ainsi le xxème siècle se devait de finir dans les pâmoisons et l’extase mystique. Du moins si l’on s’en tient à la musique. La surprise des derniers mois aura été le succès, fulgurant et mérité, d’un disque consacré aux chants composés voici huit siècles par une religieuse allemande. Drôle d’époque où des litanies de nonnes peuvent infiltrer sans complexe des charts tout entier voués à entériner la réussite d’Elton John ou des Cranberries. Auparavant, quelques musiques venues du fond des âges avaient anticipé le succès d’Hildegard von Bingen (c’est son nom). Les moines d’une obscure abbaye espagnole, Silos, avaient remis en vogue l’art du chant grégorien. Une certaine soeur Marie Keyrouz avait restitué les arcanes du chant byzantin. L’Ensemble Organum de Marcel Pérès et le Hilliard Ensemble de Paul Hillier annonçaient eux aussi le triomphe du Moyen-Age après des années de bel canto triomphant et de ravages pavarottesques. L’aventure baroque elle-même paraissait dépassée. Bref, il semblait que la monodie médiévale fût en passe de conquérir les faveurs de ce public qu’on dit cross-over ni tout à fait classique, ni franchement rock, en tout cas fortement courtisé. Jusqu’à ce que les chants de Mme von Bingen vinssent apporter la confirmation spectaculaire de cette hypothèse. Cela fait beaucoup de subjonctifs, et beaucoup de raisons de se pencher sur le phénomène. L’avènement d’Hildegard von Bingen mérite un petit examen spécial : extraordinaire cas d’école où se mêlent le goût du public, les manigances de l’édition et le grand souffle de l’histoire.
D’abord un détail liminaire : le disque est très bon. Longtemps porté aux nues par la critique spécialisée, l’Ensemble Sequentia trouve ici la juste reconnaissance du grand public. Cet ensemble d’Américains travaille depuis 1977 à l’exploration des musiques médiévales, parmi lesquelles celle d’Hildegard von Bingen (1098-1179). Barbara Thornton et ses acolytes se sont très vite enflammés pour l’art de cette abbesse rhénane, fondatrice de deux abbayes pour femmes près de Bingen, dans les années 1140-1160. Inscrit dans la tradition grégorienne, l’art d’Hildegard exhale pourtant une lumière, une ferveur particulières, fruit des visions qui l’assaillèrent régulièrement. Pour le restituer, Barbara Thornton sait s’y immerger complètement : « Il faut savoir oublier son éducation musicale, dit-elle. Le tout est d’intérioriser cette musique au point de pouvoir la donner comme une partie de soi-même. On ne peut pas tricher, c’est sans doute ce qui attire tant les gens.« Exhumation des manuscrits, recherche du style, interprétation mêlant la voix à une harpe et une vielle, voilà le travail précis et opiniâtre auquel se livre Sequentia depuis près de quinze ans, dans l’indifférence quasi générale. Il ne manquait que l’indispensable étincelle pour mettre le feu aux poudres.
C’est là qu’on découvre tout un monde édifiant, méli-mélo cruellement contemporain de médecine douce, de relaxation et de mysticisme. C’est là que la musique s’avère l’ultime expression d’un culte hildegardien déjà très répandu. Car Hildegard est bien plus qu’une musicienne, c’est une icône. L’une de ces figures idéales où l’homme des temps modernes (c’est-à-dire l’individu raisonnablement paumé) aime à projeter ses désirs, ses peurs et ses utopies. Hildegard parsemait ses écrits de conseils à l’usage des femmes stériles ou enceintes ? La voilà étiquetée « féministe ».
Elle mena une vie simple et austère, distribuant sa recette du pain d’épeautre ? La voilà macrobio, présente à l’étal des boulangeries néo-rurales. Elle publia des traités de médecine ? La voilà classée comme ancêtre des médecines douces, et dûment exploitée comme telle. A chacun son idéologie : dans les années 30, Hildegard fut réhabilitée en Allemagne pour sa pureté, ses cheveux d’or et ses yeux bleus ; aujourd’hui, elle est la vestale du new age. Une Société des amis d’Hildegard s’est constituée en Suisse qui, contre quelques espèces sonnantes, vous délivre les pierres précieuses, les chaussures en peau de blaireau et les préceptes spirituels. L’Allemagne est évidemment en première ligne. Les Etats-Unis possèdent aussi une puissante Société d’études hildegardiennes, sise à Kalamazoo, modeste patelin du Michigan naguère popularisé par Glenn Miller. Son action est soutenue par de curieux oiseaux, mi-gourous mi-guérisseurs, comme Mathew Fox. En France, le relais est assuré par les éditions Résiac, dont les publications largement distribuées (Manuel de médecine de sainte Hildegard, Les Recettes de la joie avec sainte Hildegard…) se doublent d’un sévère travail de merchandising.
Toute cette ratatouille, du reste, n’était pas fondamentalement étrangère à l’esprit de BMG quand le disque fut lancé. Car si les Chants de l’extase et les chaussures en peau de blaireau n’ont pas forcément les mêmes clients, une chose est sûre : ils comblent le même type d’attente. L’hiver dernier, la firme s’avise qu’elle tient là un bijou : l’incarnation suprême des liturgies médiévales que chacun voudrait entendre. C’est là qu’intervient la campagne de promo, avec son cortège habituel de grandes manoeuvres (pubs télé, écoutes privées) et de petites intox (« 50 000 CD vendus en trois semaines« , clame péremptoirement l’éditeur). Le titre n’est pas très vendeur ? Symphoniae harmoniae celestium revelationum, c’est vrai, cela vous ferait tomber dans le coma un docteur en théologie. On choisit donc Chants de l’extase, donnant ainsi aux visions d’Hildegard un côté planant, vaguement érotique (trip sous ecstasy ?) que l’intéressée eût évidemment récusé. Laurence Moulinier, qui a consacré des années d’études à la sainte de Bingen, est formelle : « Pour Hildegard, l’extase était un état dangereux, une perte de soi. Elle condamnait très clairement ceux qui s’y abandonnaient et a toujours insisté pour dire qu’elle a eu ses visions en étant consciente et éveillée. C’est vrai qu’on peut voir une érotique mystique dans ses écrits. Mais ce n’est pas une mystique à la sainte Thérèse, au sens d’une fusion complète avec la divinité. C’est plus une visionnaire.«
Partie d’un travail classiquement universitaire, Laurence Moulinier est obligée aujourd’hui de contempler l’étendue du mouvement. Goguenarde, elle parle de ces gens qui, « ayant avalé leur bol de riz complet, complètent la chose avec les Chants de l’extase« . Plus sérieusement : « A la fin du xixème, Rémy de Gourmont, auteur du Latin mystique, parlait déjà de la fatigue de la fin de siècle. La fin du deuxième millénaire n’est pas pour rien dans le phénomène Hildegard. On espère beaucoup d’une sainte peu connue, dont il y a beaucoup à apprendre. On veut voir en elle une espèce de touche-à-tout de génie, un remède universel. Peut-être son prénom, aussi : Hildegard, pour des Français, c’est l’étrangeté absolue.« Les affres de la fin du siècle constituent la thèse la plus souvent avancée, sinon la plus originale, pour expliquer le retour aux musiques sacrées. Notre époque de stress favoriserait la recherche d’une certaine béatitude : où la trouver sinon dans une musique garantie détachée-des-contingences-de-ce-bas-monde ? On pourrait la trouver partout, en fait : chez Bellini, Haendel, Ligeti, Frank Zappa ou « Phi-phi » de Christiné. Mais les « les gens vont au plus rapide », comme le souligne Laurent Worms, qui a conduit l’opération Chants de l’extase et organisé le Parcours Musiques Sacrées récemment présenté dans les FNAC. Ajoutant : « Ceux qui remplissent actuellement les lieux de culte sont un peu les nouveaux riches de la culture religieuse. Mais c’est un mouvement sincère, spontané, contrecoup de la crise de civilisation qui secoue l’Europe en profondeur. Dès que ce mouvement rencontre notre travail de promotion, cela crée une mode. » Philip de la Croix a aussi son mot à dire : il défend les couleurs du label ECM, où l’Officium de Jan Garbarek et le Miserere d’Arvo Pärt ont fait exploser les ventes. « Je pense qu’est arrivée à maturité une classe d’âge celle des 30-40 ans qui a été très saturée de rock et qui se rend compte qu’aujourd’hui il y a un temps pour tout. Je le constate tous les jours. Il suffit que je mette du Pärt dans mon bureau pour voir débouler mes voisins : ils trouvent cette musique belle et se demandent ce que c’est.«
Les choses ne vont sûrement pas en rester là. Une époque qui a vu le triomphe d’Enigma ne saurait décidément passer à côté de l’extatique Hildegard. Du moins pas avant de lui avoir fait subir les derniers outrages. C’est visiblement le but d’EMI/Angel, qui publie cette semaine une nouvelle version des chants de l’extase, intitulée Vision. Pour ceux qui trouveraient la musique d’Hildegard, somme toute, un peu, hum, rasoir, voici un produit plus proche des comptines ushuaïesques de Deep Forest que des moines de Solemnes. Aux manettes, un certain Richard Souther, sorte de Waldos de Los Rios techno qui mouline les chants d’Hildegard au brou de son indigente fantaisie (synthés, boîtes à rythmes). A ses côtés, la voix de sister Germaine Fritz (ça ne s’invente pas), première prieuse du monastère de Sainte-Walburge, New Jersey. Il est assez amusant de voir une religieuse pas défroquée, autant qu’on sache se compromettre dans cette scabreuse aventure, là où les très intègres Chants de l’extase étaient entièrement dûs à des profanes. La barre du culot et du cynisme est en tout cas allègrement franchie. Surtout si l’on jette un oeil aux deux vidéos afférentes, monuments de bondieuserie kitsh dignes des plus beaux délires de Ken Russell et de Werner Schroeter. Non, on n’a vraiment pas fini de s’amuser. Aux dernières nouvelles, Barbara Thornton prépare une suite aux Chants de l’extase (trois volumes à paraître), tandis que sister Germaine Fritz songerait à Vision 2. Beau crépage de chignons en perspective.
Hildegard von Bingen, Chants de l’extase (Deutsche Harmonia Mundi/BMG)
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