Un documentaire réalisé par Guillaume Marietta et Nicolas Drolc se penche sur cette nébuleuse musicale qui sévissait il y a une grosse dizaine d’années un peu partout à l’Est de la France (mais pas que), à coups de noise furieuse, de garage rock décharné et de tout ce que la musique dite “bizarre” peut compter de tentatives à la fois infructueuses et géniales.
Tenter de décrire ce qu’est, ou plutôt ce qu’a été (si l’on en croit les différent·es protagonistes de l’affaire), la Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, relève du chemin de croix pour tout journaliste féru de genres et de concepts rangés dans des cases bien ordonnées. C’est d’ailleurs tout l’inverse que s’emploie à faire le documentaire consacré à cette vaste nébuleuse, qui a couru à la fin des années 2000, tout d’abord de Metz à Strasbourg en passant par Nancy, avant d’éclater vers Amiens, Marseille, la Belgique et un bout de l’Italie – bref, comme ce qu’affirment certain·es : la Grande Triple Alliance de l’Est, c’est d’abord tout ce qui n’est pas à Paris.
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Collectif informel
Mais s’il est si ardu de la situer géographiquement, stylistiquement et temporellement, c’est parce que ses protagonistes elleux-mêmes ne savent que faire de ces repères-là, laissés d’ailleurs volontairement en jachère dans le documentaire de Guillaume Marietta et de Nicolas Drolc, qui s’intitule sobrement La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est. Et puisque ce ne serait pas faire honneur à ce collectif informel que de le voir trop grand et d’en faire un objet de culte édifiant et ronflant, tâchons plutôt d’en dégager les contours les plus saillants – histoire de laisser planer un peu le mystère, et de ne pas tuer ce qui en fait le sel (l’urgence, la spontanéité) en l’embaumant dans la naphtaline.
Une fausse secte, d’ailleurs pas si sectaire que ça
Ah, l’Est de la France, sa désindustrialisation, ses faits divers glauquissimes, son chômage de masse et “ses histoires de grands-mères sur les nazis qui venaient chier dans les meubles” (dixit Nafi, un des fers de lance de l’alliance). Du point de vue de Parisien·nes fasciné·es par tout un imaginaire de l’exotisme morbide (ce qui a d’ailleurs contribué à faire monter la sauce médiatique), le seul fait que la Grande Triple Alliance de l’Est soit née à Metz, et en grande partie sous le pont de l’autoroute A31 avec un groupe électrogène défaillant, a contribué à façonner sa “légende”.
Un concept entre guillemets, car toute cette joyeuse bande s’évertuait avant tout à ne pas se prendre au sérieux et à être tout sauf élitiste, en jouant sa musique du diable avec une forme de spontanéité et d’amusement permanents – le tout en enrobant ses thèmes et ses paroles autour de la pédophilie, de Belzébuth, de la 8.6 et de la tuerie de masse certes, mais avec le sourire. Et si la blague de la secte a tant persisté (reprenant d’ailleurs peu ou prou celle de Psychic TV), c’est parce que son symbole de la croix à trois branches, adopté tardivement, s’est vite retrouvé sur les disques, flyers et fanzines produits par tous·tes celles et ceux qui s’en réclamaient. Cette croix appartenant par définition à tout le monde et à personne, on a connu franc-maçonnerie plus cooptante que ça.
Le Chômage, Le Sport et les autres
Noir Boy George, Scorpion Violente, Le Chômage, Junkie Brewster, Cradle of Smurf, 1400 Points de Suture, Bière, Le Sport (prononcé “le spor-euh”), Cheb Samir and the black souls of Leviathan, Baise et Bute, The Anals, Plastobéton, Juju et les Andouillettes électriques, The Anals, etc… (la liste serait infinie) : si cette profusion de patronymes patibulaires révèle une chose, c’est avant tout le foisonnement d’une “scène” (faute d’un meilleur qualificatif) qui s’est employée à produire toujours plus de bruit et enfanter toujours plus de petit·es – d’aucun·es diraient que Zad Kokar, Ventre de Biche ou des labels comme Le Syndicats des Scorpions en sont des descendants directs.
Souvent avec pas grand-chose d’ailleurs : du matos pourri, des membres qui jouaient tous·tes dans le groupe d’un·e autre, et des projets souvent éphémères qui ne duraient parfois pas plus le temps d’un ou deux concerts. Ce qui montre, d’une part, que la Grande Triple Alliance de l’Est comptait bien moins de membres qu’on ne pourrait le penser de prime abord, mais surtout, que sa spontanéité était à l’opposé exact de tout plan de carrière ou de calcul commerçant.
La musique de France la plus viscérale, sombre (et drôle) de l’époque
N’importe quel·le adolescent·e de la fin des années 2000 qui a connu les compilations Kitsuné ou les tremplins financés par des marques de bière sait à quel point l’entreprise de déflagration sonore initiée par la Grande Triple Alliance de l’Est a pu être un bol d’air frais dans la musique au mètre marketée, soupesée, frileuse, et si désespérément professionnelle qu’on trouvait alors en France.
Alors, certes, des scènes underground et radicales, il en a toujours existé et il en existera toujours, loin des formules bien senties et de la jungle des réseaux sociaux, mais la Grande Triple Alliance avait pour elle de marier à merveille un amateurisme revendiqué, une esthétique et une imagerie qui sortaient du tout-venant squats, punks et affiliés, et surtout cette propension à épouser tous les genres de musique à portée de main, sans hiérarchie ni échelle de valeur aucune. En résultent donc des disques, des concerts et des cassettes qui ne ressemblent parfois à rien, parfois à des ovnis totalement hors compétition (notamment Junkie Brewster ou Le Sport), ou qui, dans un autre espace-temps, aurait dû être numéro 1 dans tous les pays (The Dreams et leur tube éternel “Aloha Miami ”).
La création d’un tissu underground informel mais fertile
Au-delà des blagues et des phrases-choc de type “La Grande Triple Alliance de l’Est, c’est un ténia qui s’immisce dans tous les anus d’Europe”, ce qu’on retient du documentaire sur le mouvement, c’est qu’il était un réseau d’amitiés constitué de personnes qui ne se seraient sans doute pas connues autrement, mais surtout, qui n’auraient sans doute pas pu développer une musique et une esthétique pas franchement hospitalière et rassembleuse de prime abord.
Comme le dit Marietta face caméra, par ailleurs co-réalisateur mais également acteur majeur de cette époque-là (ayant joué dans AH Kraken, Plastobéton, The Feeling of Love et dans probablement des dizaines d’autres formations), “la raison pour laquelle on a fait nos propres fanzines, organisé nos propres concerts et monté notre propre réseau, c’est parce que personne ne voulait de nous”. Un ethos profondément punk et DIY qui ne date certes pas d’hier, mais dont on aurait tort de minimiser la puissance d’affirmation et la portée vitaliste.
Un des intervenant·es le dit d’ailleurs lui-même dans le film : “C’est la première fois où ça devenait naturel de faire de la musique. Ça m’a vachement aidé, pour tout. J’ai découvert que si je voulais monter un groupe, je pouvais le faire, que si je voulais aller vivre à l’étranger, je pouvais le faire”. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard, tout le monde est logé à la même enseigne dans le film : il n’y a ni stars, ni destin extraordinaire qui sorte du lot, car tout est là pour souligner la force d’une expérience collective partagée.
La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, de Nicolas Drolc et Guillaume Marietta (2022).
Les projections à venir :
08/12/22 : Strasbourg – Cinéma Le St Ex – en présence des réalisateurs + DJ Set Baron Dimanche
15/12/22 : Genève (CH) – Cinéma Spoutnik – en présence des réalisateurs
16/12/22 : Paris – Station Gare des Mines – Festival Magnétique Nord – en présence des réalisateurs
17/12/22 : Marseille – Cinéma Videodrome 2
31/01/23 : Besançon – FJT « Les Oiseaux » – en présence des réalisateurs
11/02/22 : Bruxelles (BE) – Cinéma Nova
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