La chanteuse Cesaria Evora est décédée ce samedi 17 décembre à l’âge de 70 ans au Cap-Vert, son « petit pays ». Le 19 mars 1997, les Inrocks lui consacraient ce reportage.
Selon un rituel bien établi, Cesaria invite à dîner les gens de passage. La table est dressée dans la petite salle à manger de sa maison de Mindelo. Deux énormes bassines attendent les convives. L’une est remplie de grappes de pousse-pieds, ces crustacés dont on arrache les têtes pour libérer un filament de chair à goût de crabe et d’iode, que l’on peut rehausser en y ajoutant de la mayonnaise ou en les trempant dans la malaguete, la sauce pimentée qui accompagne presque tous les plats locaux. L’autre baquet déborde de petits crabes qui n’ont pas grand-chose à offrir mais que l’on décortique avec des gestes nerveux et impatients. Pierok, le cuisinier à teinture blonde et voix féminine, vient régulièrement vérifier la table, veille à ce que rien ne manque, scrute au besoin le visage des invités pour bien y lire la satisfaction.
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Un verre de scotch à la main, Zek, l’ami de c’ur de Cesaria, son Théo Sarapo, nous annonce qu’il va nous faire écouter « en première exclusivité » le nouveau Sting, ce dont tout le monde se réjouit. Un plat de garoupes fraîchement pêchées cuites au court-bouillon fait son entrée accompagné de riz, de patates douces et d’ignames. Cesaria est assise dans la cuisine. Jamais l’hôtesse ne prend place auprès de ses invités du soir. Sauf à la fin du repas, où elle rejoint l’assemblée pour fumer une cigarette et chercher dans le rire de ses hôtes l’aliment de son propre contentement. Rien ne l’a détournée de cette habitude d’inviter les gens chez elle, pas même les nombreux chapardages dont elle fut victime ces dernières années. Bijoux, chaînes stéréo, souvenirs, tout y est passé. Mais son besoin d’être entourée lui fait toujours considérer ce désagrément comme un petit sacrifice sans douleur. José da Silva, son producteur, a dû ainsi longtemps composer avec une bande de parasites qui venaient ponctuellement taper, avec succès, la nouvelle Crésus. A cela s’ajoutait son irrépressible besoin d’acheter de l’or, surtout des bijoux, qu’elle mettait ensuite en gage au Café Royal ou chez sa coiffeuse, en échange de liasses d’escudos. Une fois l’argent venu, Cesaria a connu un phénomène de compensation qui lui a permis d’étancher les nappes de frustrations formées au cours des années de débine. Demandez à n’importe quel employé de la TACV, la compagnie aérienne cap-verdienne, le cauchemar que représente l’arrivée de Cesaria Evora en provenance d’Europe ou des Etats-Unis, sur le petit aéroport de Mindelo avec ses trois cents kilos de bagages. « Elle a toujours été coquette. Même avec 5 000 escudos en poche, elle allait chez sa coiffeuse et s’arrangeait pour se payer une robe, raconte José Da Silva. Mais avec les moyens qui sont les siens aujourd’hui et la tentation que représentent les boutiques à Paris ou à New York, elle a augmenté ses achats en conséquence. Elle entre dans un magasin et achète dix robes d’un coup. Dans un avion, elle achète tous les parfums proposés en duty free. Et, au retour, les rachète à nouveau parce qu’elle a offert ceux acquis à l’aller. » Depuis quelques mois, José constate chez Cesaria une plus grande sagesse dans ses rapports avec l’argent, ce qui lui évite notamment d’être déjà endettée le jour où elle perçoit l’avance sur son nouvel album. « Un soir, j’ai fait le calcul avec elle de tout ce qu’elle avait gagné dans l’année, une somme très rondelette. Entre ce qu’elle avait prêté, donné et dépensé, il ne lui restait plus rien. C’est ce jour-là qu’elle a décidé d’arrêter de boire. » L’alcoolisme de Cesaria semble encore constituer aujourd’hui un sujet de spéculation bien aisé, alors qu’elle ne commande plus dans les bars que des doubles expressos avec un grand verre de lait. On n’est jamais très scrupuleux sur le vice des autres.
La première fois que José Da Silva rencontre Cesaria, il produit le spectacle d’une chanteuse cap-verdienne de Dakar, Jacqueline Fortes, au Club Amarante à Mindelo. Cesaria est en première partie, accompagnée par le Cabo Verde Show, qui utilise des instruments électroniques du plus mauvais effet. « Elle tenait à peine debout, mangeait le texte de ses chansons et s’engueulait avec Luis Moraïs, son saxophoniste. » Lorsqu’il la revoit un an plus tard au restaurant Chez Bana à Lisbonne, elle est totalement retrouvée, avec des instruments acoustiques pour accompagner une voix qui, là, lui donne la chair de poule. Il propose de la faire venir à Paris pour y enregistrer un album qui sera La Diva aux pieds nus, un premier pas vers la renaissance que l’on vient de rééditer. Au cours des quelques mois que va nécessiter l’enregistrement au studio Music Ange, il héberge la chanteuse, ainsi que Luis Moraïs.
José travaille depuis 1981 à la SNCF où, du service billetterie, il a accédé à la fonction d’aiguilleur à la gare de Gagny en Seine-Saint-Denis : des emplois successifs qui lui permettront néanmoins de jouer avec son groupe Sun Of Cap, puis de réaliser ses premières productions pour le label Joman, avant de fonder Lusafrica. José fait alors les trois-huit, se lève à 4 h le matin et, pour ne pas laisser Cesaria seule dans la maison, l’emmène avec lui au poste d’aiguillage d’où elle regarde passer les trains avant d’aller s’asseoir dans l’arrière-salle des cafés de Gagny. « Les seules occasions où elle demandait du whisky, c’était avant un concert. Elle avait besoin de se mettre dans l’ambiance, de vaincre une certaine timidité. Mais voilà deux ans qu’elle n’a plus touché une goutte d’alcool. » Depuis cette époque, José est devenu son homme de confiance, celui qui détermine en concertation avec elle le répertoire de ses prochains enregistrements. Dans les dîners, il lui arrive souvent d’évoquer une chanson qu’elle n’a pas interprétée depuis longtemps et dont José griffonne le titre sur un coin de nappe. Sur Cabo Verde, elle reprend deux coladeras de Gregorio Gonçalves, dit Ti Goï, poète et dramaturge bossu de Mindelo, guitariste extraordinaire qui servit de professeur à Tito Paris et permit à Cesaria de réaliser ses premiers enregistrements pour la radio dans les années 60. Cesaria affectionne l’atmosphère particulière des compositions de Ti Goï, « un homme qui racontait des choses vraies, qui était au c’ur de la vie nocturne, à qui rien n’échappait ». Elle y retrouve l’âme du Mindelo d’antan, lieu de plaisir et d’espièglerie où la piada, exercice consistant à parler des déboires de quelqu’un sans jamais le nommer, était pratiquée par chacun. Sabim largam en est un exemple : l’histoire d’un amour illicite que l’un des protagonistes craint de voir révélé au grand jour. « C’est quelque chose qui ne m’est jamais arrivé, assure Cesaria avec un sourire étincelant de franchise. Ou je m’engageais avec un homme et je lui étais fidèle, ou bien c’était avec dix mais il n’y avait pas de compromis.«
Manuel de Novas appartient au cercle des plus anciens amis de Cesaria, ainsi qu’à celui de ses auteurs privilégiés. Ils se connaissent depuis quarante ans. Elle est alors une belle et svelte jeune fille d’une vingtaine d’années qui chante dans les bars et les restaurants de Mindelo et que courtisent les gandins pommadés déambulant sur Praça Nova tandis que lui, Manuel de Jésus Lopes, s’apprête à embarquer sur le Novas de Alegria, un bâtiment marchand dont il conservera le nom. « J’ai navigué pendant dix-huit ans sur toutes les mers. Je ne serais peut-être pas devenu compositeur si je n’avais pas été marin. En exerçant une autre profession, je n’aurais pu bénéficier d’autant de liberté et trouvé l’inspiration à travers ce que je vivais au quotidien. » Avec son regard étonnamment juvénile pour un homme approchant la soixantaine, avec sa petite casquette blanche et vieillotte qui lui donne une légère touche méditerranéenne, Manuel de Novas semble sortir d’un roman de Marcel Pagnol. Depuis dix ans, il travaille au port tout d’abord comme pilote, puis sur les docks, dont il est l’un des responsables. Mais sans qu’on lui en fasse la demande, sa conversation le ramène insensiblement à évoquer ses années en mer. « Je travaillais en moyenne huit heures par jour. Ce qui me laissait pas mal de temps libre. Des côtes du Brésil au golfe Persique, le voyage durait en moyenne vingt-neuf jours. Sans escale. On se ravitaillait en Afrique du Sud et un hélicoptère venait déposer le container avec la nourriture. C’était un gros tanker de 360 000 tonneaux. J’avais une cabine pour moi seul, spacieuse, avec le confort nécessaire. De retour à Mindelo, j’allais en virée dans les bars et ce que je voyais me servait pour écrire. Je prenais des notes sur des bouts de papier et quand je me retrouvais en mer, j’avais suffisamment de matériel pour en faire des chansons. »
Manuel de Novas a composé environ cent chansons, des mornas et des coladeras, dont quatre-vingts ont été enregistrées et sur lesquelles il n’a touché aucun droit pendant fort longtemps. Aujourd’hui, il est inscrit à la Sacem et à la Société Portugaise des Auteurs. Cesaria demeure son interprète fétiche. Barbincor, Tudo tem se limite et Apocalipse, sur le nouvel album, trahissent impeccablement la patte de leur créateur. Le style est clair, sobre, marqué par une élégance mélodique d’une grande fluidité et toujours accompagné d’un commentaire social qui en fait aujourd’hui l’auteur le plus respecté du Cap-Vert. Dès sa première composition, Pinote na vapor, Manuel de Novas a voulu mettre les pieds dans le plat. « Je racontais que la seule occupation qui nous était accessible, c’était de faire luire le pavé des rues en traînant notre dés’uvrement. Les bateaux partaient pour l’Argentine, chargeaient du maïs qu’ils convoyaient ensuite vers l’Europe. Monter clandestinement à leur bord pouvait signifier pour certains un emploi temporaire avec un contrat à la clé, mais pour beaucoup cela signifiait être débarqué et condamné aux travaux forcés. En tant qu’auteur, j’ai toujours été conscient de ma responsabilité morale. Les chansons ont cet avantage sur les commentaires politiques : elles reviennent sans cesse à l’oreille du peuple, elles se fraient un chemin jusqu’à leur conscience et leurs émotions. Les Cap-Verdiens sont des gens spéciaux. La plupart ont eu un très mauvais départ dans la vie. Peu d’éducation, pratiquement pas de travail, beaucoup de sécheresse. Lorsqu’il y a de bonnes choses, il n’y en a pas pour tout le monde. Pourtant, le style de vie est différent. Les gens sont proches les uns des autres. Il y a une certaine entraide. L’endroit est trop petit pour que l’on puisse s’affronter. Les Cap-Verdiens qui travaillent à l’étranger pensent toujours revenir au pays. Le racisme n’existe pas ici. La vie y est douce malgré tout. C’est ce que l’on appelle ici la morabeza.«
Au milieu des années 70, alors que Cesaria fatiguée de courir après de dérisoires cachets et en proie à de sérieux problèmes de santé décide de cesser de chanter, Manuel de Novas comptera parmi ses amis qui l’assureront de leur soutien. « Cette période difficile de sa vie a duré dix ans. Je pense qu’elle souffrait de problèmes psychologiques. Elle ne voulait plus sortir de chez elle. Dona Joana, sa mère, la conduisait au centre de rationalisme chrétien. Je l’ai moi-même emmenée quelques fois à l’église baptiste parce qu’il me semblait que c’était un endroit où elle pouvait retrouver un peu de sérénité. Cesaria est une femme qui a beaucoup souffert mais elle a toujours su trouver autour d’elle de l’amour et du réconfort. C’est la raison pour laquelle elle se montre aujourd’hui si généreuse. »
D’ici quelques mois, Cesaria emménagera dans la nouvelle maison qu’elle se fait construire en plein c’ur de Mindelo et dont José nous dévoile les plans sur trois niveaux. On y remarque le jardin intérieur, les salles de bains prévues pour chacune des chambres, la pièce conçue pour les répétitions. On y entend déjà de la musique, les éclats de voix de ses petits-enfants : Janet et son grand frère Adilson, toujours habillé du maillot bleu et blanc du FC Porto. On croit déjà percevoir le chahut des discussions animées autour d’un repas entre amis. Dans le rire large et vainqueur de Cesaria retentira la réhabilitation de son peuple, de sa terre chérie et de tous les artistes cap-verdiens.
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