La chanteuse Cesaria Evora est décédée ce samedi 17 décembre à l’âge de 70 ans au Cap-Vert, son « petit pays ». Le 19 mars 1997, les Inrocks lui consacraient ce reportage.
Fils d’anciens esclaves pour bon nombre d’entre eux, les Cap-Verdiens paraissent bénéficier d’un tempérament plus accommodant, les rendant plus tolérants face à leur propre adversité. Ici, les artistes, héros de la petite vie de tous les jours, viennent sans cesse ranimer leur foi dans cette chétive patrie à l’égard de laquelle les dirigeants eux-mêmes nourrissent beaucoup de perplexité. A travers ces chants meurtris, ils lui déclarent un amour qui n’est jamais assuré de réciprocité, lui renouvellent aveuglément leur confiance à la manière de ceux qui, inlassablement, sèment et ressèment, se battent contre le vent, les intempéries ou l’absence de pluie.
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La route est un serpent. Long, tranquille et paresseux. Ses pavés de granit noir luisent comme des écailles sous le soleil voilé par la poussière sablonneuse que l’harmattan est venu apporter, par gros nuages opaques, du Sahara. Il ondule sur le dos des cordillères rouges où verdoient en bosquets malingres des tamariniers et des acacias, sinue à travers les vallées taries cultivées avec un acharnement sisyphéen.
A Sao Domingos, au c’ur de l’île de Santiago, le nom d’Ano Novo renvoie à tout ce que la vie de cette région négligée peut malgré tout réserver de réjouissances. Né un 1er janvier il y a une soixantaine d’années, et donc rebaptisé Année Nouvelle, ce petit homme au sourire doux, ancien fonctionnaire responsable des véhicules du domaine, semble entretenir la mémoire joyeuse de son village, mais intérieurement, discrètement. Le père dirigeait la fanfare municipale. Lui a préféré apprendre de sa mère la pratique des instruments à cordes avant de dompter l’orgue de l’église. Lorsque l’évêque venait à passer, Ano Novo écrivait une chanson. Quand le président de la République se fendit d’une visite, il en écrivit une autre. Et le jour où le pape posa le pied dans la ruelle de terre et de cailloux qui tient lieu d’artère principale, où caquettent de vieilles cocottes déplumées même plus comestibles, il immortalisa l’instant avec sa guitare. Au total, Ano Novo a composé quatre cents chansons presque toutes des mornas, fait remarquable sur l’île de Santiago où le funana, style d’origine africaine, règne en maître. Certaines, comme Amilcar Cabral, écrite en l’honneur du dirigeant politique qui mena la lutte anticoloniale au Cap-Vert et en Guinée-Bissau, lui ont valu des ennuis avec la Pide, la police militaire de Salazar. Sans la bienveillance du préfet local, il est probable que notre homme aurait goûté la pierre amère du bagne de Tarrafal. D’autres, telles Djonshina, Pépé Lopi ou Nha mudjer, furent enregistrées par Frank Mimita, Dany Silva ou Os Tubaroes, le groupe le plus populaire de l’après-colonialisme.
Bana, illustre chanteur de morna, figure incontournable de la musique cap-verdienne au Portugal, a puisé abondamment dans le répertoire d’Ano Novo. Bana n’oubliait pas d’envoyer quelques cadeaux à Sao Domingos : cravates, chaussures, costumes. Pour autant, Ano Novo n’a jamais perçu le moindre escudo en droits d’auteur pour ses chansons. D’abord interprétées par des musiciens de Santiago, elles passaient clandestinement sur d’autres îles, Sao Vicente, Sal, et, de ricochet en ricochet, faute de société des auteurs, perdaient leur paternité au gré du voyage pour finir par être enregistrées par qui voulait avec la mention « Droits Réservés », « Traditionnel » ou encore « Popular ».
Le PAICV, parti issu de la guerre d’Indépendance et qui gouvernait encore le pays voilà peu, avait demandé à Cesaria Evora d’enregistrer un album consacré aux chansons d’Ano Novo : une manière élégante de dédommager un auteur des spoliations dont son uvre fut constamment la proie. Malheureusement, le changement de majorité annula ce projet. A la lumière de ces faits, on mesure soudain l’immense valeur inscrite dans le sourire de cet homme chez qui on ne peut déceler le moindre grumeau d’amertume, qui vous parle avec douceur et intérêt du temps où il extrayait le jus de la canne à sucre avec son vieux pressoir actionné par une vache, puis le distillait dans un vieil alambic rafistolé. On ne peut alors s’empêcher de penser à ces vieux bluesmen assis sous le porche de leurs masures en planches goudronnées, contant sans faillir leurs histoires au goût salé, entre Jackson et Baton Rouge.
Etre artiste au Cap-Vert, c’est souvent endurer une solitude, elle-même inscrite dans une solitude encore plus vaste, un oubli encore plus béant. Selon Manuel de Novas, qui en revendique l’influence, l’ uvre de B. Leza l’auteur que Cesaria a le plus chanté suffit à résumer le Cap-Vert. De toute évidence, ce miniaturiste de la vie du petit port marchand de Mindelo trouva dans la morna la forme adaptée pour dépeindre un univers soumis aux flux contradictoires de la légèreté et de la détresse. Le musicologue Vasco Martins, se confiant à Véronique Mortaigne dans la première biographie consacrée à Cesaria1, précise que B. Leza, sous l’emprise de la musique brésilienne, changea les données de la morna en introduisant le mode mineur, « celui de la réflexion, de la tristesse et du désespoir ». Si Cesaria a tant repris B. Leza des chansons commes Mar azul, Nova Sintra, Miss Perfumado, Lua nha testemunha , c’est qu’elle a trouvé dans son répertoire une richesse de sentiments sans équivalent, un arsenal de blessures intimes correspondant à sa propre sensibilité et reflétant un vécu accidenté comparable au sien. Bien qu’aujourd’hui son nom figure en bonne place dans le panthéon des artistes nationaux, B. Leza, ancien gardien de l’abattoir municipal de Mindelo, a néanmoins fini syphilitique, paralysé, vivant d’aumônes avec sa femme portugaise et ses trois enfants. La bonne société mindelense l’avait abandonné comme elle abandonna plus tard Olav Bilac de Vasconcelos compositeur également chanté par Cesaria, ancien professeur ayant servi en Angola et qui mourut seul, malade et accablé de problèmes financiers , comme elle abandonna Cesaria lorsque celle-ci ne voulut plus jouer le jeu des gratifications minables.
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