[ Philippe Cerboneschi alias “Zdar” nous a quittés mercredi 19 juin. On l’a connu comme un producteur talentueux et comme la moitié de Cassius, l’un des groupes pionniers la French Touch. En sa mémoire, nous vous proposons de (re)découvrir notre rencontre avec le groupe pour la sortie de leur premier album « 1999 »] Difficile d’échapper aux uppercuts calibrés Cassius, star programmée de la house française. C’est curieusement avec ce projet, le plus sage d’une déjà riche carrière, que Hubert Boombass et Philippe Zdar, parrains de la French touch, devraient remporter leur premier titre mondial avec 1999, un album fonctionnel à l’euphorie contagieuse.
C’est devenu une habitude française : la mainmise d’un groupe hexagonal sur le début de l’année musicale, méchant pied de nez à plusieurs décennies d’outrageante domination anglo-saxonne. Après Daft Punk en 1997, Air en 1998, 1999 appartiendra d’abord médiatiquement au moins à la house de Cassius. C’est une nouvelle fois d’Angleterre que sont venus les prémices de cette machine de guerre. On ne s’étonne plus, de la part des journaux anglais, de la minceur du temps de réaction avant de s’enflammer trop affairés à lancer les modes, à en être obligatoirement les prescripteurs despotiques, des journaux comme Dazed & confused en finissent même par oublier d’écouter les disques.
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Malgré tout ce battage machiavéliquement orchestré, malgré une dictature du goût qui fait de la France un passage désormais acquis d’avance, malgré un matraquage radio inévitable, cette chronique d’un succès mondial annoncé ne devra pas cacher deux choses : un disque attachant, même si pas fondamentalement révolutionnaire, et le juste retour des choses pour deux pionniers de l’électronique à la française. Deux pionniers qui peuvent se permettre ici d’être un peu à la traîne pour une fois.
https://www.youtube.com/watch?v=Kq32U3jF1FM
Car le patronage de Mohamed Ali, alias Cassius Clay, pour le patronyme de leur groupe l’illustre bien : Hubert « Boombass » Blanc-Francard et Philippe « Zdar » Cerboneschi ne sont pas deux poids plume fraîchement sortis de leur home-studio pour affronter les foules. Plutôt deux trentenaires fous de musique qui ne cessent, depuis dix ans, d’essayer de faire la leur en fondant dans un brasier plus ou moins maîtrisé leurs impressionnantes discothèques. Pas un hasard si ces deux-là se sont rencontrés en studio. « Mon père, qui est ingénieur du son, avait un assistant dont il me parlait tout le temps. Dès que Zdar et moi on s’est rencontrés, on est devenus potes très vite », commence Boombass. « On avait plein de points communs, on avait eu les mêmes expériences alors qu’on vivait à 600 km l’un de l’autre », continue Zdar. Ce dernier, alors amateur de rock « comme tout le monde », découvre grâce à son nouvel ami la musique noire, notamment Sly Stone. Gros bouleversement avant un choc tellurique vécu ensemble, un choc important pour la suite des événements : la découverte du hip-hop américain. « Après les séances de studio, entre ingénieurs du son, on écoutait les nouveautés, comme ces morceaux bien produits de Trevor Horn. Un jour, un gars est arrivé avec un disque d’Eric B & Rakim. Tous les techniciens ont dit que c’était de la merde. Moi, je ne trouvais pas ça incroyablement bien, mais rien que le fait que les autres n’aiment pas, je trouvais cette musique mortelle », explique un Zdar encore sous le choc. Cette découverte s’accompagne aussi et surtout d’une révélation technologique : « C’était vraiment une révolution dans la démarche, c’était presque punk, se rappelle Boombass. On avait déjà
un sampler à l’époque mais je n’avais jamais pensé à échantillonner des bouts de disques. On avait abandonné l’idée de faire de la musique, et là, on pouvait obtenir quelque chose qui ressemblait à nos désirs. »
Dans une France pas encore trop concernée par le rap, le duo parvient par accident à coproduire un débutant au futur alors radieux : MC Solaar. Zdar, convié derrière les consoles, amène un soir un Boombass plein d’idées : il ne se fera pas prier pour rester. Avec Jimmy Jay, ils forment une équipe de production hors pair et sans égale à l’époque. Stimulé par le succès de l’album Qui sème le vent récolte le tempo et son Bouge de là au ton inédit , le trio aux mains d’or verra culminer son travail sur la bande-son parfaite de Prose-combat. Même si Boombass et Zdar admettent des hauts et des bas dans leur relation avec le rapper au gros ego, ils reconnaissent devoir beaucoup à l’artiste Solaar.
Parallèlement à ce rôle dans l’ombre de l’as de pique, le duo commence à enregistrer de curieuses volutes, strictement instrumentales. Ainsi démarre la drôle de carrière de La Funk Mob, immédiatement abritée par un label anglais naissant, Mo’Wax. « C’est James Lavelle qui a été à l’origine de ce projet », précise Boombass, initialement seul aux commandes et rejoint ensuite par Zdar pour former une équipe de production qui, comme la Bomb Squad derrière Public Enemy, devait « fournir des morceaux clés en main ». En deux maxis et une participation à la compilation fondatrice Source Lab, La Funk Mob se trouve dans le peloton de tête du trip-hop : une musique qui, en 94, n’avait rien d’un somnifère et ressemblait à un champ d’expérimentations en chantier permanent, aux contours sans cesse défigurés par de nouvelles explosions.
Mais, bizarrement, La Funk Mob arrivée trop tôt pour accueillir les touristes disparaît vite de la circulation. « Je ne croyais pas au trip-hop, ça faisait gadget d’une époque. Je ne savais pas où aller », avoue Boombass. Cette remise en question intervient alors qu’un fossé s’est creusé entreles deux compères : Zdar a alors franchi un pas décisif pour plonger avec Etienne de Crécy, le futur gérant de Superdiscount dans la techno et ensuite la house. « En allant en rave, on a pris tout le truc en pleine gueule. Cinq jours plus tard, Etienne et moi, on achetait notre propre matériel. » Là démarre une autre aventure à deux fructueuse, Motorbass et sa house mentale. C’est le début de la controversée French touch : les Anglais puis le monde découvrent une scène électronique française aussi prometteuse que laissée jusqu’ici en friche. Un brin amer, Boombass a alors l’impression d’être oublié par la remise des récompenses, comme s’il avait manqué le départ d’un train important. Jusqu’au jour où, au Rex Club, il prend une claque par danseuses interposées sur de la house gorgée de funk… et rejoint les préoccupations d’un Zdar parti en éclaireur : faire danser.
Le duo se retrouve, prend un nouveau nom pour un nouveau départ et fonde « un vrai groupe », Cassius. Après une naissance souterraine, Cassius sera officiellement baptisé par la réalisation du détonant remix pour Air de Sexy boy où, pour la première fois, un échange a vraiment lieu. Cette ivresse de travailler ensemble, ils la retrouveront en juin dernier, lors de l’enregistrement de l’album 1999. « C’est un de mes meilleurs souvenirs de studio. On s’éclatait sur notre musique, ce qui était inhabituel », s’enthousiasme Zdar. Boombass confirme : « On dansait toute la journée. On a retrouvé l’esprit des groupes qui s’arrêtent immédiatement lorsqu’ils obtiennent la bonne prise, certains d’avoir chopé le bon truc. »
Le résultat tient donc dans 1999, concentré ultravitaminé et groovy de house et hip-hop que l’on accueillera pourtant avec quelques réserves. Au premier chef, on pourra sans doute regretter que le duo ait quitté le marécage des rythmes de La Funk Mob pour la sécurité du dance-floor et un genre déjà partiellement codé et dur à manoeuvrer surtout après le passage des confrères et amis Daft Punk. Comme si, revenus d’authentiques aventures, pas forcément gratifiantes ou reposantes, Zdar et Boombass aspiraient ici au repos du guerrier, avec une facilité à l’occasion rageante.
Comment peut-on ainsi se contenter du confort rassurant d’une cage dorée le dance-floor quand on a connu les frissons des jungles, des terres vierges ? Une attitude qui passerait volontiers pour de la résignation, voire du cynisme ou du calcul mental, s’il n’y avait dans chaque crochet de Cassius une vraie joie à alimenter la fournaise des corps : cet album sacrément entêtant risque d’accompagner, contre le gré de certains, pas mal de soirées enfiévrées et festives.
« Je vole comme un papillon, mais je pique comme une abeille », s’amusait à dire Cassius Clay. Ainsi va la house de Cassius : sous ses airs inoffensifs et bénins, elle s’attaque férocement aux sens. Zdar : « Un pote m’a dit écouter notre disque le matin en se brossant les dents, pour être de bonne humeur. C’est ce qu’on voulait, qu’on puisse écouter 1999 à la maison pour avoir la pêche, le soir en boîte et même le dimanche avec les morceaux plus downtempo. » Avec des titres aussi évidents que Feeling for you, Nu life ou un remix uppercut de 99, on sait que Cassius va entrer dans le quotidien de beaucoup d’hédonistes du monde entier surtout que l’athlète est sérieusement entraîné par sa maison de disques. L’imagerie sportive de Cassius n’est, en ce sens, pas innocente : le disque a été propulsé par une savante campagne qui n’est pas sans rappeler celle d’une nouvelle paire de Nike ou d’Adidas. Car la house, comme le sport, n’est bien entendu plus la propriété des simples licenciés, des petits clubs. Aux affres de la recherche sans boussole ils ont préféré le confort et l’impondérabilité d’une musique ouvertement fonctionnelle. Ce qui n’exclut pas bien sûr le plaisir : Zdar et Boombass jurent que les pressions et les enjeux n’ont en rien altéré leur passion première le jeu, auquel ils peuvent aujourd’hui entièrement se consacrer.
Le duo contemple donc la hype qui entoure Cassius le sourire aux lèvres, certain que le combat sera gagné à la seule force de cette house aux biscoteaux saillants. « Quoi qu’il arrive, même si les gens sont soûlés par les articles consacrés à Cassius, il restera toujours le disque. Vendre ses disques dans le coffre de la voiture en Hollande, c’était génial à une époque, mais on s’est dit qu’il fallait maintenant toucher le maximum de gens. »
Cassius, 1999 (Virgin)
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