De passage dans la capitale française pour un concert prestigieux à la Salle Pleyel, l’ex-Chairlift nous a reçus dans sa loge avant de monter sur scène. Moments choisis.
Comment te sens-tu, à quelques heures de ton premier concert en tête d’affiche à Paris ?
Caroline Polachek – J’ai tellement hâte… La tournée vient à peine de commencer, c’est seulement notre cinquième date. Je suis très excitée car c’est mon premier véritable concert en tant que Caroline Polachek en France. Ce qui est fou ! Auparavant, j’ai joué uniquement au Pitchfork Music Festival Paris en 2019, c’était d’ailleurs l’un des premiers concerts de Pang et j’étais terrifiée. Car dans un festival, ce n’est pas ton public qui vient t’applaudir. Ce soir sera forcément très spécial.
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Quel a été le processus pour l’album Desire, I Want to Turn Into You, dont le premier single Bunny Is a Rider est paru à l’été 2021 ?
Oui, faire un album prend du temps ! Techniquement, la chanson la plus ancienne est Welcome to My Island, elle a été écrite à la toute fin de l’écriture de Pang. Mais c’était déjà très clair dans mon esprit qu’elle ne figurerait pas sur ce disque, elle était trop différente. Welcome to My Island a finalement inspiré les suivantes, notamment Bunny Is a Rider et Smoke qui ont un tempo plus rapide.
Ces trois premiers titres ont en commun un sens de l’humour très prégnant et une énergie rythmique manifeste, qui ont donné le la pour le reste de l’album. Desire, I Want to Turn Into You est, à mon sens, un disque très vivant et bien plus épicé que Pang. Il est aussi parcouru par une sorte d’amour propre très assumé, mais contrebalancé par une conscience aiguisée de mes échecs.
Comment as-tu réussi à avancer, malgré la pandémie survenue au printemps 2020 ?
La pandémie est effectivement arrivée très vite au début de l’écriture. Et dès que les portes des salles de concert ont rouvert, je ne voulais pas attendre d’avoir de la nouvelle musique pour rejouer. Même si l’album était en pleine gestation, j’ai commencé par sortir un premier single, Bunny Is a Rider. Cela a été un point de départ décisif pour inventer l’univers autour du disque, je n’avais jamais procédé ainsi.
Interpréter en live des titres comme Smoke, Sunset ou Billions avant même de les enregistrer m’a permis de les faire évoluer à force de les jouer. L’idée était de permettre aux spectateurs d’assister à l’évolution non seulement de la musique, mais aussi de l’univers visuel. J’ai dû changer trois fois mon logo, la palette de couleurs est graduellement passée du froid au chaud.
Sur Sunset, la guitare flamenco était-elle présente depuis la composition originelle ?
Non, il n’y avait au départ que ce grattement de cordes très rythmique, pas cette mélodie qui la caractérise aujourd’hui. C’était une petite boucle que Sega Bodega avait enregistrée il y a des années. Il me l’a jouée lors d’une session et je me suis assise au piano pour interpréter le morceau en entier par-dessus cette boucle. Il était assis juste derrière moi avec l’enregistreur et m’a dit : “Voilà, c’est notre chanson.” Mais les paroles m’ont pris tellement de temps, je suis la parolière la plus lente de l’histoire ! (Sourire)
Je trouvais la mélodie du couplet tellement amusante que j’avais besoin de l’entendre sur un autre instrument en plus de la voix. On rigolait du fait que Sunset sonne si espagnol, italien ou même grec. Pour jouer cette carte à fond, on a décidé de rajouter une guitare flamenco. Nous avons trouvé un guitariste fabuleux en Espagne qui l’a enregistrée.
C’est un hit, La Isla Bonita des années 2020…
J’espère que ça le deviendra, oui ! (Rires)
Peut-être d’ici deux ou trois ans, comme ce qui s’est passé avec So Hot You’re Hurting My Feelings… As-tu été surprise de l’engouement qu’a suscité ce morceau sur TikTok ?
Bien sûr, c’était incroyable. Quand un morceau devient viral sur TikTok, c’est normalement à cause d’une tendance sortie de nulle part… Sauf que là, ce sont des internautes qui refaisaient la danse du clip, que j’ai chorégraphiée moi-même. C’était génial de voir toutes ces variations différentes. Il y avait cette Polonaise qui la faisait en nourrissant ses poules, des gymnastes… Tous ces gens avec des tenues et des attitudes incroyables qui livraient leur propre interprétation, c’était très émouvant à vrai dire.
Sunset marque ta première collaboration avec Sega Bodega.
On s’est rencontrés à un concert de BEA1991, il y a quelques années. Nous étions fans l’un de l’autre et avons toujours voulu collaborer ensemble. Nous avons enfin réalisé ce vœu, de manière à la fois simple et directe. C’est un expert en atmosphère et textures sonores, il a un sens de la tonalité très singulier dans ses beats et la façon dont il travaille les couches de voix. Il ne sonne comme personne d’autre.
J’ai déjà entendu un peu de son nouvel album, qui n’est pas encore sorti, et une chose est sûre, il devient de plus en plus lui-même. Il explore jusqu’aux confins son propre monde. Sunset ne sonne ni comme lui, ni comme moi, ce qui est une double et belle surprise.
Comment s’est déroulé le double et étonnant featuring avec Grimes et Dido ?
Je n’avais encore jamais invité personne sur l’une de mes chansons. Grimes et moi parlions depuis des années de faire quelque chose ensemble. Quand Fly to You n’était encore qu’une démo, mais contenait déjà ce beat agressif, j’ai tout de suite pensé à elle car elle produit des choses qui sont ouvertement jolies et secrètement agressives, ou l’inverse. Quelques mois après, de retour à Los Angeles, je suis allée chez elle et nous avons écrit et enregistré le couplet ensemble dans son home studio.
C’est une productrice incroyable, c’était merveilleux de la voir évoluer dans son élément, de la regarder travailler si vite. Elle sait exactement ce qu’elle veut et où elle va. Et sa voix sonne exactement comme sur ses disques. À la réflexion, je me suis dit que ce serait formidable d’embarquer avec nous une autre artiste.
Selon moi, Dido a chanté la bande-son de la vie ordinaire au début des années 2000. Sa voix est si réconfortante, directe et naturelle, mais elle est contrebalancée par des productions hyper modernes. Elle et moi partageons aussi la technique vocale du “flipping”, qui consiste à faire des allers-retours entre les registres hauts et bas, une technique souvent utilisée dans les musiques traditionnelles.
Je voulais créer des nouvelles connexions entre Dido et Grimes qui, dans mon esprit, ont inventé la culture de leur époque. Fly to You est une chanson d’amour, qui parle de se dépasser pour une personne que l’on n’a pas vue depuis longtemps, quand le doute ou l’incompréhension se sont glissés dans la relation. C’est un sentiment typique de post-pandémie avec toutes ces relations détruites qu’il nous faut maintenant réparer.
Comment as-tu approché Dido ?
Je lui ai écrit une lettre manuscrite que j’ai scannée et que je lui ai envoyée par mail avec mon numéro de téléphone. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel FaceTime de Dido qui me disait qu’elle aimait la chanson et connaissait bien mon travail, ce qui est toujours très surprenant. J’ai poussé un énorme cri de joie après ce coup de fil, j’étais tellement excitée !
Puis elle m’a invitée à venir dans sa maison à Los Angeles, juste toutes les deux, comme avec Grimes. C’était un beau moment. Bref, j’ai vécu avec cet album des parenthèses enchantées, à mille lieues des expériences trop policées auxquelles on peut s’attendre dans l’industrie de la musique.
Tu figures comme un trait d’union entre l’indie pop et l’hyperpop, as-tu l’impression d’être le chaînon manquant entre ces deux styles ?
Pas vraiment, non. J’ai surtout l’impression d’avoir toujours fait la même chose en fait, mon processus n’a pas changé. Même sur les trois albums de Chairlift, on n’était guère intéressés par les différences entre pop et musique expérimentale. On faisait juste ce qu’on avait envie d’écouter. Et c’est ce que je fais encore aujourd’hui. M’aligner avec un genre ne m’intéresse pas. J’aime la musique et j’ai énormément de respect et d’admiration pour beaucoup d’artistes actuels. Je me sens très chanceuse de faire de la musique à notre époque.
Dans quel sens ?
Je crois que nous répondons à beaucoup de grandes questions culturelles. D’abord, la question de comment s’harmoniser avec le monde digital et de la consommation, et celui de la multitude. On est tellement conscients de la globalité de notre existence. Et ce sentiment d’être tout petits, notamment au regard du changement climatique. Le nihilisme et la tristesse ambiante qui se ressentent dans la musique sont le fruit d’un travail très important.
La dévaluation de la musique s’est considérablement accélérée avec l’industrie de la technologie. Intuitivement, les gens pensent que la musique est gratuite. Et pourtant, elle est partout. On ne peut pas entrer dans un seul endroit sans en entendre. Sa valeur est considérable mais elle a été tellement minimisée depuis des années. Je crois réellement à l’importance de la musique et je veux la transmettre aux artistes plus jeunes.
Ton album sortira en CD et vinyle dans deux mois, le support physique est-il important à tes yeux ?
Il semble important pour mes fans. Et pour moi, c’est très excitant car j’adore le packaging. Bien sûr, j’ai réalisé que ce n’était pas une démarche très respectueuse de l’environnement de fabriquer tous ces disques en plastique, mais c’est un moyen tellement beau de présenter mes paroles. Je suis quelqu’un qui lit les paroles. Adolescente, j’achetais des disques et je m’asseyais pour lire l’intégralité des paroles.
Désormais, on peut aller sur Genius ou Spotify pour trouver les paroles, mais c’est merdique et tellement moche. Artistiquement, ce n’est certainement pas la façon dont les artistes voudraient les présenter, ni les fans les regarder. Selon moi, le plus important avec l’objet physique, c’est cette interaction poétique avec les paroles. On peut jouer avec les matériaux, les couleurs, les formes et tout cela me passionne.
Pourquoi avoir sorti l’album en digital le jour de la Saint-Valentin ?
J’ai reprogrammé ma tournée européenne de l’automne cet hiver, et la date londonienne était disponible le jour de la Saint-Valentin. J’étais très excitée quand je l’ai appris car Londres est la ville de cet album, j’y vis la moitié du temps. L’occasion était donc trop belle…
Que signifie le titre de ton album, Desire, I Want to Turn Into You ?
Il y a trois interprétations pour moi, même s’il y en aura sûrement davantage pour le public. La première, et je l’aime beaucoup car je la trouve très musicale, c’est l’idée de cesser d’être un corps pour devenir un sentiment. Et pas n’importe quel sentiment. Le désir est, selon moi, synonyme de volonté. J’aime me figurer le désir comme quelque chose qui a trait au monde de la physique, comme les feuilles qui se tournent en direction du soleil. C’est une volonté, une appétence. Je veux transformer cette force.
L’autre interprétation, c’est de vouloir devenir l’objet de son désir, ce qui touche à la sensation que nous avons quand nous sommes amoureux·ses. C’est l’un des aspects les plus beaux et plus psychédéliques du sentiment amoureux. Mais c’est une contradiction totale car si on aime quelqu’un, on veut pouvoir le·la voir, on ne veut pas être à l’intérieur d’elles·eux.
Et la troisième interprétation ne contient aucune contradiction, elle est très douce et physique. En anglais, “turn into” signifie aussi être porté·e, lové·e contre quelqu’un.
Tu as un rapport particulier avec la France. Tu parles très bien français, tu avais chanté en duo avec Sébastien Tellier il y a dix ans, tu es copine avec Oklou et Christine & the Queens. Revenir ici pour toi, c’est quelque chose de particulier ?
Il y a tellement d’art et de musique qui viennent de Paris que ne pas interagir avec cette capitale serait insensé ! Mais c’est vrai que je me sens vraiment chez moi à Paris, j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose de fort ici, tout le monde y emménage en ce moment, la ville semble redevenue incontournable, particulièrement dans l’art.
Tu as commencé la musique jeune…
Pas de manière professionnelle mais comme le font beaucoup d’enfants, en jouant du piano à la maison, en chantant dans des chorales et en jouant dans un orchestre. Mais c’est à l’adolescence que je me suis vraiment immergée dedans. J’ai joué dans sept ensembles musicaux quand j’avais 17 ans, quatre chœurs et formations a cappella et deux groupes.
La musique, c’était tout ce qui comptait pour moi. J’ai commencé Chairlift à 21 ans, quand j’étais encore à l’université. Dès lors, j’ai commencé à avoir plus d’ambitions, à voir la musique comme autre chose qu’un passe-temps.
Et tu as mis du temps à te dire que c’était vraiment ta place, d’après ce que j’ai lu, à te sentir légitime…
Il faut dire que la musique n’est pas une industrie très viable. J’ai vu beaucoup d’artistes autour de moi avoir des carrières de quatre, cinq ans et certain·es n’arrivaient pas à en vivre. Donc, bien sûr, j’avais très peu confiance dans la viabilité de mes projets musicaux, j’ai toujours eu ce petit syndrome de l’imposteur.
Mais quand Pang est sorti, j’ai senti que quelque chose avait changé. Je me suis sentie beaucoup plus comprise en tant qu’artiste et beaucoup plus confiante dans mes capacités. Je crois que cela est venu du fait de me voir faire de pleins de manières différentes, à travers les clips, la construction d’un spectacle. Avoir une vision et l’exécuter exactement comme je le voulais, et voir que ça marchait.
Quand on fait ça de manière répétée pendant plusieurs années, on apprend quelque chose de soi, on se dit qu’on est bonne dans cet exercice et qu’on peut sûrement continuer à le faire.
Est-ce compliqué pour toi de rester en contact avec qui tu es et ce que tu veux vraiment ? De ne pas te perdre en chemin ?
Fondamentalement non, ce n’est pas compliqué. Parfois, la liste des petites choses à décider est sans fin. J’ai récemment appris l’expression “fatigue décisionnelle” et c’est vrai que parfois, quand trop de choses s’empilent, je peux la ressentir. Dans ces moments-là, même aller à l’épicerie et choisir quelque chose pour remplir mon frigo devient au-delà de mes forces, alors j’achète juste du céleri et du cream cheese.
Après une journée passée en studio, à faire des conférences sur Zoom, bref, à prendre de manière successive un tas de décisions, je peux me sentir un peu épuisée. Mais généralement, quand je me réveille le lendemain, je suis prête à recommencer.
Après tous les disques que tu as publiés sous différents noms, est-ce l’album dont tu es le plus fière aujourd’hui ?
(En français) Oui, bien sûr. Absolument oui.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski et Franck Vergeade.
Desire, I Want to Turn Into You (Perpetual Novice/The Orchard). Concert le 4 juin à Paris (We Love Green).
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