Par surprise, Nick Cave & Warren Ellis viennent de sortir Carnage. Ce dix-huitième album de l’Australien mêle la poésie rimbaldienne et ses obsessions de toujours avec le souffle épique de son compagnon de route. Un album de prières, de preacher, taillé pour le royaume des cieux, qui nous accueille en son sein.
A côté d’un tableau de Chirico, cette question : comment se passe votre confinement ? C’est Tobias de Londres, qui interroge Nick Cave sur son site, theredhandfiles.com. Après avoir expliqué en quoi son passé d’héroïnomane a pu lui rendre l’expérience familière, Nick avoue qu’il ne s’attendait pas à être ainsi atteint par l’impossibilité de tourner. A quel point lui manque la communion – la “religion”, selon ses propres termes – que constituent ses concerts toujours intenses. Avant de conclure sa missive par ce lapidaire paragraphe : “Quoi qu’il en soit, et comme promis, je suis retourné en studio, en compagnie de Warren, pour faire un disque. Il s’appelle Carnage.”
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C’est ainsi que Nick Cave communique, depuis quelques années. Exit les entretiens parfois conflictuels avec les journalistes : c’est à ses fans qu’il répond directement, au cours de concerts confessions (même dans les salles aux proportions démesurées, comme au ICC de Sydney en 2017 ou celui prévu à Bercy en juin 2020) et surtout via cette plateforme qui propose à qui le souhaite de lui poser toute sorte de questions, parmi lesquelles il pioche régulièrement.
Ce n’est, on le sait, pas le seul tournant récent de sa carrière. Si la tragédie qu’il a vécue en juillet 2015 avec la perte de son fils Arthur de 15 ans – qui a chuté d’une falaise à Brighton – est inextricablement liée au son de Skeleton Tree (2016) et aux thèmes de Ghosteen (2019), il ne faut pas oublier que la mue artistique commence en 2013 avec le premier volet d’une trilogie comparable en bien des aspects au chapitre berlinois de David Bowie : Push the Sky Away. Bowie avait alors Eno, Nick Cave aura Warren Ellis.
« Nick Cave élève désormais le classicisme à un degré expérimental »
Accompagnant une poésie de plus en plus rimbaldienne chez leur patron, un appel d’air s’était progressivement manifesté dans la musique des Bad Seeds à la suite de deux grandes défections que furent celles des fidèles lieutenants Blixa Bargeld (en 2003) et Mick Harvey (en 2009). L’effacement, “l’espace entre les instruments”, selon l’image utilisée par Nick Cave, ne sera finalement pas comblé. Mais investi par les claviers et les cordes de cette particulière mauvaise graine qu’est Warren Ellis.
On a échangé à propos de cette évolution stylistique avec l’historien de l’art Arthur-Louis Cingualte, auteur l’an passé d’un ébouriffant essai intitulé L’Evangile selon Nick Cave : le gospel de l’âge de fer rouillé (Les Editions de l’Eclisse, 2020) : “Après l’électricité, qu’il réserve depuis une dizaine d’années à Grinderman, Nick Cave élève désormais le classicisme à un degré expérimental en le laissant être travaillé par Warren Ellis. Ensemble, ils repensent ce classic rock qui appartient à Elvis – ces grands morceaux émotionnels – avec ces boucles et ces bandes, ces choses qu’ils ont expérimentées sur les musiques de films.” Pour John Hillcoat ou Andrew Dominik comme pour le petit écran (la série Mars en 2016), les deux comparses australiens imaginent des paysages sonores à la mesure des champs embras(s)és par la caméra, et qui viendront en retour nourrir leur discographie “officielle”.
Mais revenons à la sortie surprise de Carnage, une annonce que Cingualte reçoit ainsi : “C’est un cadeau de Noël qui arrive plus tôt que prévu ; je crois que c’est une façon de faire plaisir à son public tout en rendant l’affaire moins solennelle. C’est même très désarmant.” Paru en digital le 25 février (et disponible en physique le 21 mai prochain), ce nouvel album est signé pour la première fois sur un projet original des seuls Nick Cave & Warren Ellis. Notre spécialiste ne s’en étonne guère, “depuis le temps que dure cette véritable bromance… Ça va beaucoup plus loin qu’avec Bargeld ou Harvey, ils sont devenus frères. Je savais qu’en confinement Nick ne se contenterait pas de son scrapbooking. Mais dans un autre contexte il aurait peut-être aussi appelé les autres. D’ailleurs, le fait que ce soit signé en binôme signifie en creux que les Bad Seeds sont toujours là, à côté. Warren Ellis est son artisan de désencombrement, qui l’aide à trouver des solutions en dehors des arrangements traditionnels.”
Ballade sublime autant qu’hypnotique
Si Carnage poursuit cette façon de travailler, l’univers arpenté se trouve saturé de figures impures, rappelant que l’œuvre entière de Nick Cave est de ces corpus qui travaillent sur les enchevêtrements – pensez à Enrique Vila-Matas ou Roberto Bolaño. Ici, cette kaléidoscopique richesse s’épanouit en seulement huit titres, comme sur les importants Your Funeral… My Trial (1986) ou Skeleton Tree. “J’ai énormément d’affection pour Your Funeral… My Trial, témoigne Arthur-Louis, un album magnifique, à la fois très expérimental et très rock, risqué, original, qui pose toutes les bases d’un Cave à la recherche de son grand œuvre, de la grande ballade.” Précisément ce qui continue d’habiter ici celui qui confiait à son voisin de Brighton JD Beauvallet, dans ces colonnes en 2013 : “Je peux composer une chanson, mais lui donner corps, jamais…”
C’est donc à Ellis qui, “même physiquement, est comme une figure sainte, presque son Christ” (dixit Cingualte), que revient de leur donner désormais ce corps. Un corps céleste même, qui s’inscrit dans “une redécouverte spirituelle, comme lorsque Ghosteen se referme sur une parabole bouddhiste, dans une grande lumière syncrétique très paisible, un recommencement, une lumière délicate à la Turner, qui ne l’empêche pas de convoquer encore et toujours la figure de Jésus comme force de création, d’imagination. Toute son œuvre est une élévation vers cela. Ou plutôt une compréhension.”
Carnage, le morceau éponyme, ballade sublime autant qu’hypnotique et obsédante, baigne encore dans cette lumière particulière, tout en faisant remonter les lectures de Flannery O’Connor – “elle est totalement liée aux Murder Ballads, à cet univers de preachers déglingués dont cela confirmerait qu’il ne s’est jamais vraiment débarrassé” – et en laissant se déployer en arrière-plan un paysage qui évoque un Terminator filmé par Terrence Malick. Mais, surtout, cette ballade immédiatement inoubliable nous arrive après Hand of God, une ouverture très Scott Walker – c’est-à-dire hiératique, impressionnante, un peu terrifiante même avec ces chœurs compulsifs, ce ton d’imprécateur menaçant et ses éclats d’electro –, et un Old Time dans la lignée des longues litanies, soutenu par une basse aussi vrombissante que chez Massive Attack et un violon à l’acide gravité. Mais c’est ensuite, en quatrième plage, que le carnage a lieu pour de bon.
Le morceau s’intitule White Elephant, et ses couches de synthé martelées nous font bien sentir le piétinement du pachyderme. “I’ll shoot you all for free (“Je vous buterai tous, gratuitement”), nous prévient-on sans ménagement. De quoi rappeler que, sur le continent africain, Rimbaud s’est fait trafiquant d’armes et chasseur d’éléphants, comme le personnage de cette chanson. Et que le Christ lui-même affirmait : “Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée” (Matthieu, chapitre 10, verset 34). Tandis que Nick Cave et Warren Ellis nous fendent l’âme en deux, les deux figures que sont le poète et le prophète s’accordent donc dans cet incroyable morceau qui leur permet même d’évoquer George Floyd : “Un manifestant écrase son genou au cou d’une statue/La statue dit ‘je ne peux plus respirer’/Le manifestant lui répond ‘maintenant tu sais ce que ça fait’/Et d’un coup de pied la balance à la mer.” Plus loin, le morceau part en hymne (il y en aura d’autres dans Carnage, à la façon de “son album gospel trop souvent oublié, Abattoir Blues” dixit Arthur-Louis Cingualte), développant en totale démesure le leitmotiv du royaume et rivalisant sur ce terrain avec Kanye West. “Je suis le Kanye West que Kanye West pense qu’il est”, écrivait Leonard Cohen dans l’un de ses tout derniers poèmes (“Kanye West Is Not Picasso”) : l’élève Nick aura relevé le malicieux défi du maître Cohen, dont on oublie trop souvent le délicieux humour.
“Il y a aussi toujours un peu d’humour chez Nick Cave, malgré la charge émotionnelle de ses derniers disques”, rappelle Arthur-Louis Cingualte qui, en apprenant le titre du nouvel album, n’y a “pas vu un commentaire sur l’époque, un truc politique, mais plutôt sa duplicité humoristique”. Si White Elephant renoue avec la veine dramatique de Nick Cave, sa puissance est telle que le disque lui-même semble ne pas s’en remettre, ralentissant le tempo et se faisant nettement plus confessionnel, plus recueilli, dans une seconde partie ouverte avec un constat on ne peut plus actuel : “Nous n’irons nulle part cette année, chérie”, sur Alburquerque (rien à voir avec le titre de Neil Young, même si les frissons amers de Tonight’s the Night pourraient en être voisins).
Nous n’irons pour l’heure nulle part, certes, mais – et là se terre comme souvent chez Nick Cave l’espoir le plus inattendu – il ajoute “sauf si tu m’y emmènes”. Il va sans dire que l’on continue de le suivre sur cette route singulière (“Les gens demandent pourquoi suis-je différent d’hier/Je dis que c’est une route singulière”) menant droit aux Lavender Fields, des champs élégiaques qui offrent au disque ce qui est peut-être son moment le plus bouleversant.
Ce qui ne te tue pas te rend plus dingue
Une introspection vertigineuse qui monte en spirale vers le “Kingdom in the Sky”, mais qui s’écrase ensuite sur un Shattered Ground, titre de l’avant-dernière piste en forme de douloureuse lamentation sur l’amour conjugal. On y entend comme de lointaines cloches et des textures qui évoquent le sfumato de Ghosteen que Cave et Ellis ont retrouvé comme une évidence au fil de leurs improvisations. Un sfumato qui renvoie aux techniques de la Renaissance, et qui amène Arthur-Louis Cingualte à voir ainsi nos deux artistes : “Pour moi, c’est un peintre italien de plafonds de cette période, et leur paire, c’est un peu Raphaël et Jules Romain, sans qu’il y ait maître et élève. C’est peindre le plafond des églises pour repousser un peu le ciel.”
Sorti de cette brume, sur l’ultime Balcony Man, un piano cristallin reprend ses droits, accompagnant un chant qui se fait plus mélodique par la voix d’un Nick Cave qui cette fois se prend pour Fred Astaire dans l’un de ses textes les plus beaux (“This morning is amazing and so are you” – “Ce matin est magnifique comme toi”) et les plus étranges (“I’m a two hundred pound octopus under a sheet” – “Je suis une pieuvre de deux cents livres sous un drap”).
Le dernier mot de Carnage reprend la phrase de Nietzsche usée jusqu’à la corde et la déforme : ce qui ne te tue pas te rend plus dingue. Un Nietzsche dont Cave prolonge le rapport torturé à la religion : le philosophe pourfendeur de Dieu a fini sa vie en se prenant pour le Christ, et le rockeur qui arbore une croix sur la poitrine n’a eu de cesse de rappeler qu’en regard des atrocités commises au nom de la religion il ne saurait en rejoindre aucune.
Et nous autres, rescapé es du Carnage au terme d’une écoute fiévreuse, n’avons d’autre choix que d’embrasser la religion des fous. Ceux que nous finirons par devenir par manque de musique live – et ce n’est pas Nick qui nous contredira, lui qui affirmait dans ces pages en 2017 : “Je ne pourrais pas passer ma vie enfermé. J’adore les concerts, aujourd’hui encore plus que par le passé.” En attendant la délivrance, il nous offre avec Warren Ellis une collection de prières, et c’est d’ailleurs cette dimension qui a poussé Arthur-Louis Cingualte à écrire sur le rockeur australien. “C’est une dérobade : au lieu d’écrire sur, j’écris avec. Avec Nick Cave, j’interroge le fait de faire du rock avec Dieu. Entrer en musique comme on entre dans la foi, les grands artistes qui sont pour leurs fans les nouvelles religions… on peut enfoncer tous ces poncifs, qui sont vrais, c’est surtout la musique comme prière qui a été une porte d’entrée.”
Mais avant tout, Carnage est un disque qui, jusque dans ses moments les plus calmes, doit faire trembler les murs, qui doit s’écouter fort – en cela, il est ce qui nous reste de ce qui fut appelé rock’n’roll. C’est, enfin, une chambre aux échos qui ne cesse d’invoquer des formes et des figures, où Nick Cave joue à nouveau à incarner des rôles, du chasseur d’éléphants à Fred Astaire, devant le rideau rouge des volutes ellisiennes. Les boucles (dans la musique comme dans les paroles) y agissent en foreuses qui vrillent le cerveau pour y dénicher l’âme, de gré ou de force. En ouverture, et plus loin à plusieurs reprises, Cave et Ellis nous enjoignent à “ne pas demander qui, ne pas demander pourquoi”. Ce qui compte c’est que ce disque existe et que, dans le secret de nos foyers, nous le ferons tourner et tourner encore. Avant de retrouver le preacher sur scène, et d’enfin renouer avec notre religion.
Nick Cave & Warren Ellis Carnage (AWAL/PIAS)
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