Histoire de Toto. Gabriel García Márquez n’a d’oreille que pour elle : selon lui, personne n’incarne plus pertinemment la Colombie d’aujourd’hui, ses métissages musicaux, sa joyeuse spiritualité. Toto La Momposina, qui entreprend une longue tournée française, a remonté le cours du temps, recueilli le meilleur des traditions musicales de son pays et survécu au métro […]
Histoire de Toto. Gabriel García Márquez n’a d’oreille que pour elle : selon lui, personne n’incarne plus pertinemment la Colombie d’aujourd’hui, ses métissages musicaux, sa joyeuse spiritualité. Toto La Momposina, qui entreprend une longue tournée française, a remonté le cours du temps, recueilli le meilleur des traditions musicales de son pays et survécu au métro parisien.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On la reconnaît d’abord à son rire, qu’elle fait déferler sur vous à la manière d’une rafale de mitraillette. Soudain, au détour d’une remarque anodine, vous passez devant un peloton d’exécution en costume d’Email Diamant. Un rire accueillant mais strident, qui semble vouloir dresser un rempart garni de pointes acérées devant toute marque éventuelle d’hostilité. C’est une petite femme énergique, consumée par une allégresse vorace, qui vous raconte ses souvenirs dans un français parsemé d’embûches grammaticales et phonétiques que cette joyeuse guerrière enjambe avec une détermination valant bien des diplômes. « Moi je fais un rêve quand je suis petite. Je chante dans un castillo, comment tu dis déjà, oui, c’est ça, un château, et je chante dans ce château devant la reine et devant le roi.« La prémonition doit aussi faire partie des nombreuses qualités dont madame Toto semble être pourvue car elle a effectivement chanté une cumbia en présence du roi et de la reine de Suède. C’était en 1982, lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature décerné à son compatriote et ami Gabriel García Márquez. La chanson, A soledad, ne pouvait être un meilleur choix pour l’intronisation de l’auteur de Cien años de soledad. Emue, la reine tint personnellement à lui transmettre ses félicitations en faisant glisser un billet dans les loges que la chanteuse décacheta en rosissant. La Colombie ne voit pas si souvent fleurir de célébrités internationales, surtout lorsqu’elles ne sont pas marquées par le sceau de l’opprobre universel comme le fut Pablo Escobar, pour que celles-ci se toisent à distance. « Quand ma famille a quitté Tailagua pour s’installer à Bogota, raconte- t-elle, les musiciens de la côte passaient obligatoirement par la maison, et c’était devenu une tradition, on organisait une fête où l’on jouait toute la nuit la musique de Mompos. Souvent Gabriel venait passer la soirée avec nous. Il aime la musique, celui-là, surtout l’accordéon. Il s’asseyait sur une chaise à côté de ma mère et à chaque nouveau morceau lui demandait « Et ça, doña Bazanta, c’est quoi, un son ou un paseo ? Un merengue ou un fandango ? »
On imagine Tailagua, le village de Toto, planté au cœur de l’île de Mompos qu’entourent les eaux jaunes du fleuve Magdalena, comme un autre Macondo. Gabriel García Márquez aurait d’ailleurs pu y installer une dynastie, identique à celle dont José Arcadio Buendia, héros de Cent ans de solitude, est le patriarche, puis donner à chaque membre du clan le souffle de vie nécessaire pour ranimer les braises de la légende. L’abuelo, le grand-père de Toto, était un personnage important de la vie culturelle du pays, joueur de mandole, chanteur de bullerenque, compositeur et chorégraphe. On le devine coiffé d’un chapeau blanc avec une plume d’oiseau bariolé fixée dans le galon ou peut-être s’appuyant sur une canne en bois d’ébène torsadé avec un pommeau en forme de tête de serpent venimeux, enfin avec un signe distinctif par lequel chacun, même les gens de passage ou les étrangers, puisse en reconnaître l’importance au premier coup d’œil. Le père travaillait dans une fabrique de chaussures et jouait du tambour pour accompagner sa femme qui chantait le soir sous la treille d’un patio ombragé. La petite Sonia Bazanta, qui ne tardera guère à devenir la Toto de Mompos, écoutait et enregistrait les rythmes et les rimes dans sa petite tête où luisent encore deux ovales de quartz qui, des décennies plus tard, n’ont rien perdu de leur éclat espiègle. On la retrouve musardant dans les ruelles blanchies de poussière où finissent de macérer à l’ombre les légendes locales, courant dans les prairies à bétail où, fruits délectables accrochés aux branches enchevêtrées d’un métissage concupiscent, mûrissent les musiques et les danses issues de la tradition indienne et de la culture africaine, débarquée avec les premiers esclaves. Depuis toujours Sonia a entendu en stéréophonie naturelle la gaïta, la flûte indienne en bois de cactus ou de bambou, et la marimbula ou boîte à rumba, étrange instrument venu des côtes d’Afrique équatoriale.
A Mompos, l’esclavage d’origine africaine fut une donnée majeure de la vie sociale. Sous domination ibérique, l’île était devenue un centre portuaire important au cœur même de la Colombie. Les Espagnols naviguaient sur le Magdalena, transportant l’or, le platine ou les essences rares, à l’aide de galères dont les esclaves tenaient les rames. Les Indiens travaillaient dans les champs. Musicalement, la Colombie reste une contrée sans équivalent. Dans aucun autre pays d’Amérique du Sud ou des Caraïbes, l’influence africaine ne s’est aussi harmonieusement fondue avec l’héritage indien. Mais ce n’est pas tout. A la fin du siècle dernier, certains esclaves se sont enfuis dans l’arrière-pays et ont créé des villages fortifiés que l’on a appelés palenque, un peu comme en Jamaïque où les marrons s’aménagèrent dans les collines un territoire affranchi. C’est dans ces enclos où retentissait jour et nuit le tambour que viendront trouver refuge une poignée de musiciens soneros en provenance de Cuba.
Cuba, pour la musique, c’est une Angleterre tropicale. L’évolution artistique de toute la région est restée dépendante des nouvelles tendances lancées depuis La Havane ou Santiago, comme l’Europe demeure à l’écoute des derniers courants venus de Londres ou Manchester. Des musiciens tels que Paulino Salgado dit Batata, qui a composé certaines des pièces essentielles de Carmelina, récent album de la Toto, ont pu transmettre cette tradition palenque. Toto La Momposina naquit pour ainsi dire de cette écume du temps et des cultures, comme une Vénus musicale à peau cuivrée d’où perlent en cadence les rythmes métissés et s’évaporent en brumes mystiques les mélopées indiennes d’avant les conquistadores.
Sur Candela viva, album enregistré pour Real World au début des années 90, et plus encore sur Carmelina, tout est mélangé, le sacré et le profane. La fanfare chaloupée de Los Sabores del porro côtoie l’incantation célébrant l’eau de Mohana, la guaracha rumba de Chi chi mani annonce le bolero son de la Sombra negra. De cette succession de transe et de recueillement surgit une idée, toujours la même, où conspire la volonté de préserver un patrimoine mis en péril par une culture de plus en plus hégémonique et peu préoccupée du respect des différences. « Aujourd’hui, les jeunes générations ont tendance à être coupées de leurs traditions. Les racines sont maltraitées. L’influence américaine est très forte. La musique dominante en Colombie, c’est le merengue mais aussi le rap et le rock. Heureusement, dans les villages, les gens sont mieux protégés.« La Toto se place du bon côté du folklore, c’est-à-dire éloignée d’une intention d’embaumement qui finirait par produire des effets contraires à ceux souhaités : réconcilier les gens avec leur propre identité culturelle, ne pas laisser MTV appauvrir la réalité en injectant de fortes doses de fantasmes dans la rétine des gosses. Des motifs d’encouragement, cette femme, qui pendant quinze ans a entrepris une recherche sur les traditions musicales de la côte Atlantique, en trouve dans l’émergence de jeunes groupes comme le Sexteto de San Basilio de Palenque qui suivent la voie qu’elle a mis si longtemps à défricher. Carmelina, personnage central dont la silhouette se découpe sur la pochette de son album, symbolise tout cela : le réel face à l’illusion, l’expérience contre l’inconsistance favorisée par le tout-média, le courage plutôt que la résignation. « Des Carmelina, j’en connais des tas. On les rencontre dans les rues de Colombie. Elles ont un panier sur la tête, vendent du poisson, des cigarettes, des brioches. Elles n’ont jamais la possibilité de s’exprimer. Leur vie est dure et pourtant quand elles passent en criant, c’est un vent d’allégresse qui souffle, parce qu’elles sont l’âme des rues de Colombie. » Dans la voix de Toto, on reconnaît la technique de la cantadora, qu’elle continue à enrichir en prenant des cours de chant avec un professeur en Angleterre, instruit des arcanes de l’opéra allemand et italien. Mais outre le travail, c’est une âme lustrée au fil des tournées et sur la pierre des trottoirs de… Paris qui vient s’offrir. « Ma première tournée à l’étranger, je l’ai effectuée en France à l’initiative du ministère du Tourisme colombien. Je me souviens avoir chanté dans un restaurant de la tour Montparnasse. Ensuite, j’ai vécu dans le quartier Stalingrad, juste à côté du métro aérien, et je chantais dans les rues, sur le boulevard Raspail, aux puces de Clignancourt et dans le métro, à la station Gare du Nord. En tout, je suis restée cinq ans en France. Et puis je suis tombée gravement malade, au point de ne plus pouvoir bouger de mon appartement un mois durant. Je me posais beaucoup de questions sur la façon de conduire ma vie. Ma carrière était à l’époque entre les mains d’ethnomusicologues et je ne voyais aucun intérêt à demeurer dans un circuit spécialisé. J’ai enregistré un premier album avec Bolivia Menta sur le label Aspic, et puis je suis rentrée en Colombie. Mais c’est à Paris que ma carrière a pris un nouvel élan. » Et c’est la France, appuyée par une formation de huit musiciens, que Toto La Momposina, aujourd’hui reconnue, va parcourir pendant trois mois, comme un feu follet hilare dont on sait qu’il gardera longtemps allumée la lanterne des légendes sud-américaines.
Toto La Momposina, Carmelina (Indigo/Label Bleu)
{"type":"Banniere-Basse"}