Pas de chance pour Carl Wilson : coincé entre un génie et un play-boy, il était celui des trois frères qu’on ne remarquait jamais. Sa contribution à l’oeuvre des Beach Boys fut pourtant déterminante par son jeu de guitare, sa voix haut perchée, ses compositions. Et, surtout, par une lucide modestie qui sauva souvent, tant bien que mal, l’existence et la musique du groupe. Carl Wilson est mort le 6 février 1998.
Carl Wilson était un musicien très talentueux.Il faut le dire avant toute autre chose, car l’histoire a déjà commencé à remiser Carl dans un petit coin indigne du moins avant sa mort , comme s’il n’était qu’un minable disparaissant derrière son génie de frère tourmenté, Brian, et son frangin rebelle, Dennis. Tout faux. Le jeu de guitare de Carl Wilson, un mélange vigoureux quoique basique des techniques déjà simplistes de Chuck Berry et de Dick Dale, l’imposa dès le départ comme le musicien le plus compétent des Beach Boys. Carl possédait également la plus belle voix du lot un falsetto limpide et déchirant capable, à son plus incandescent (God only knows), de produire le son extatique d’un homme qui chante en versant simultanément des larmes de joie. Surtout, Carl fut toujours le bon fils, le point d’ancrage solide des Beach Boys quand les autres installaient des bacs à sable dans leur salon, jeûnaient dans le désert ou fricotaient avec des hippies dégénérés. C’est ce brave Carl qui protégea ses parents des menaces de mort de la « famille » de Charles Manson en les accueillant chez lui, quand tout était bien sûr de la faute de Dennis. Et quand Brian devint par trop dépendant de l’abominable Dr Eugene Landy, c’est encore Carl, avec d’autres membres du clan Wilson, qui dut se résoudre à porter l’affaire au tribunal pour débarrasser son frère du parasite.
Lorsque je commençai à écrire sérieusement sur les Beach Boys, au début de l’année 75, c’était essentiellement Carl et non Brian qui dirigeait le groupe. Le fait devint évident après plusieurs après-midi passés à les voir jouer dans une boutique aménagée en local de répétitions, sise dans un quartier ouvrier de downtown LA. A aucun moment, Brian Wilson, Mike Love ou Al Jardine ne firent même l’effort de se pointer. Dennis semblait pour formuler les choses gentiment plutôt paumé face à la technologie sophistiquée environnante et paraissait également peu sûr de lui devant un micro. Bref, l’affaire aurait vite tourné au gâchis total sans Carl, qui prenait tranquillement les choses en main, montrant leurs parties instrumentales aux musiciens, s’assurant que la musique sonne bien, faisant en sorte que tout se déroule dans de bonnes conditions sans se montrer agressif ou autoritaire à l’égard de quiconque je le revois en particulier essayant de faire participer Dennis en l’installant devant un synthétiseur de l’époque, que ce dernier parvint à dézinguer en moins de deux minutes. Le week-end venu, les Beach Boys jouèrent à Santa Barbara devant 3 000 Angelenos blonds et bronzés. Brian ne se montra pas personne n’attendait qu’il le fasse. En revanche, le père des garçons, Murray Wilson, déboula backstage pour assister à ce qui allait s’avérer son dernier concert des Beach Boys il mourut deux mois plus tard. A un moment, décidant que telle chanson n’était pas jouée assez vite à son goût, il fit irruption sur scène tandis que Carl chantait et, en pleine vue du public, se mit à gifler son fils, lui hurlant de s’habiller mieux et d’être plus professionnel.
Le cadet des Wilson avait généralement réussi à échapper aux corrections paternelles qui pleuvaient sur ses aînés en se faisant quasiment invisible. Il était le chouchou de sa mère Audree et, peut-être pour cette raison, ne se rebella jamais contre ses parents à la manière outrée de ses frères. Etre le plus jeune et joufflu des Beach Boys fit aussi de lui le plus anonyme, y compris lorsqu’il était à l’avant-poste, chantant la principale partie vocale : le petit frère à voix d’angelot autorisé à frayer avec les grands.
A l’époque de Pet sounds, fin 65, il était devenu, selon le parolier Tony Asher, « perpétuellement en représentation, occupé à donner de lui une image calme, aimante, sereine. Par exemple, il caressait sans arrêt les cheveux de sa femme et se comportait généralement comme un gros Bouddha. J’ai toujours eu l’impression que Carl jouait un rôle. » Un peu plus tôt cette année-là, Brian Wilson, qui venait de traverser la première d’une série de dépressions nerveuses, avait réuni les membres du groupe pour les informer qu’il ne partirait plus en tournée avec eux. Apprenant la nouvelle, Carl avait brusquement vomi, convulsé de trouille à l’idée que son grand frère ne serait plus à ses côtés pour lui dire que faire. Il s’habitua néanmoins rapidement au rôle de leader, qu’il endossa après que Brian s’est mis tout seul hors service au début de l’année 67, laminé par les drogues et le chaos créatif du projet avorté Smile. Et Carl fut aidé dans ses nouvelles fonctions par l’impressionnante barbasse qu’il se laissa pousser à la fin des 60’s : elle dissimulait ses traits poupins et lui conféra pour un temps un look adéquat de mystique myope.
Quoi qu’il en soit, de 1970 à 1975, Carl Wilson dirigea les Beach Boys et les poussa à enregistrer quelques excellents albums, en particulier Sunflower (1970), Surf’s up (1971) et Holland (1973). Il était alors devenu un songwriter accompli. Ses chansons aux résonances jazzy sur Surf’s up Feel flows et Long promised road figurent parmi les meilleures de l’album. Il paraissait également capable de mener à bien les idées musicales que son frère, de plus en plus déséquilibré, ne faisait qu’ébaucher et, à partir de 1969, son nom côtoya souvent celui de Brian sur les crédits de classiques négligés, comme le superbe Our sweet love de l’album Sunflower.
Las, ces chansons étaient loin de récolter le succès des hits du début des 60’s. Aussi, lorsque les Beach Boys revinrent en tête des charts en 1975 avec une compilation de leur « âge d’or 60 », d’autres forces dans le groupe prirent le dessus, changeant promptement les Beach Boys en vulgaires pourvoyeurs de nostalgie. Brian fut arraché de force à son état d’hibernation, Dennis fut lourdé, Mike Love et Al Jardine prirent le contrôle des affaires des Beach Boys. Pire encore, ils convoquèrent un irritant analyste égomaniaque du nom d’Eugene Landy qui, chargé d’extirper Brian de ses gouffres, avait au début des 80’s tellement bien réussi le lavage de cerveau de son client qu’il touchait de l’argent sur tous ses revenus et l’avait convaincu de renier tout ensemble famille et amis. Quand Carl et sa mère Audree entamèrent en 1988 des poursuites destinées à retirer à Landy le contrôle qu’il exerçait sur Brian et ses biens, leur démarche occasionna un malaise d’autant plus gênant qu’il fut largement rendu public, et ne se dissiperait jamais totalement jusqu’à la mort de Carl. Toujours est-il qu’en 93, Landy avait finalement disparu du paysage et Brian faisait à nouveau de la musique parfois même avec Carl. La séquence musicale la plus notable du documentaire I just wasn’t made for these times de Don Was en 1994 montre d’ailleurs Brian et Carl réunis autour d’un piano avec leur mère Audree, entonnant une parfaite harmonie vocale sur The Warmth of the sun. Cette vision idyllique masquait cependant des tourments familiaux persistants : « Pour ma maman, se plaignit Brian après la sortie du documentaire, c’est toujours « Carl par ici, Carl par là. » Moi, je dis merde, si tu as décidé de n’aimer qu’un de tes fils, alors vas-y, choisis Carl ! Fous le camp chez Carl ! Et ne t’avise surtout pas de me parler de Carl ! Il n’y en a que pour lui, avec elle. »
C’est dans cette atmosphère volatile, tendue et plutôt dysfonctionnelle que s’immisca l’an dernier le leader des High Llamas Sean O’Hagan, envoyé par le label V2 de Richard Branson, en mission de reconnaissance : les Beach Boys et Brian Wilson pouvaient-ils se réunir et enregistrer ensemble un super nouvel album ? La réponse fut un « non » clair et net. Mike Love persistait à prendre Sean O’Hagan pour un terroriste de l’IRA et souhaitait que le projet soit produit par Brian et Paul McCartney et enregistré lors d’une grande jam dans une maison aux alentours de Londres. Brian restait vague et perdu dans son propre monde. Ses nouvelles chansons manquaient de relief et ses affaires dépendaient désormais intégralement d’un businessman douteux appelé Joe Thomas un nouvel album solo de Brian sera bientôt disponible sur le label de Thomas. De tous les autres Beach Boys, seul Carl semblait se préoccuper sincèrement de la qualité du produit fini, et non du fric qu’il pourrait éventuellement tirer du projet. Le moment le plus révélateur pour O’Hagan se produisit lorsque les membres des Beach Boys lui firent écouter, assez agressivement, des demos de leurs chansons. A un moment donné, la femme de Carl se tourna vers son mari et dit que Carl aussi avait des maquettes de ses nouvelles chansons. Carl eut l’air peiné, fixa le sol et lâcha dans un souffle résigné : « Chérie, je t’en prie… Tu sais bien que personne ne veut les écouter ! »
Carl Wilson est mort d’un cancer le 6 février 98. Il laisse derrière lui une épouse, Gina, et plusieurs enfants de différents mariages. Jusqu’à la fin ou presque, il a continué à se produire sur scène avec les Beach Boys. Il a aussi enregistré avec Brian plusieurs nouvelles chansons qui devraient voir le jour dans les mois à venir.
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Nick Kent
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