Dans son nouvel album, le pianiste de jazz STEFANO BOLLANI célèbre la beauté universelle des musiques cariocas.
Pour se sentir l’âme d’un habitant de Rio de Janeiro, il n’est pas nécessaire d’avoir foulé dès l’enfance les plages de Copacabana et d’Ipanema, ni d’avoir grandi sur les mornes qui les surplombent ; il suffit d’avoir respiré un jour l’air grisant des musiques qui y ont vu le jour. Avec leurs harmonies variées à l’infini, leurs mélodies ouvertes à toutes les possibilités du chant et leurs rythmes battant la chamade, elles sonnent dès la première écoute comme des langages familiers, enracinés dans les profondeurs de l’âme humaine. Ceux qui, à travers la musique, poursuivent un idéal d’universalité finissent toujours par se ranger à cette évidence : tous les chemins mènent à Rio, cette cité où palpite le cœur du monde. Et c’est ainsi que l’ancienne capitale du Brésil est devenue la seconde ville natale d’artistes aussi différents que Darius Milhaud, Stan Getz, Arto Lindsay, David Byrne, Ryuichi Sakamoto ou Devendra Banhart.
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Aujourd’hui, c’est le pianiste de jazz Stefano Bollani, révélé il y a quelques années aux côtés du trompettiste Enrico Rava, qui rejoint la tribu des fils adoptifs de Rio de Janeiro. Gamin, ce Milanais d’origine s’est abreuvé à la source nourricière de la bossa. Avec Carioca, son nouvel album, il se garde pourtant de signer un énième hommage à Tom Jobim et ses amis. Comme on remonte son arbre généalogique pour en découvrir les plus hautes branches, il préfère s’intéresser à leurs ancêtres : toute une parentèle de compositeurs moins renommés de ce côté-ci de l’Atlantique, qui ont fait les grandes heures du choro, cette virevoltante musique instrumentale née à la fin du XIXe siècle, et de la samba. “Je ne connais vraiment le choro et la samba que depuis trois ans, précise Bollani, quand j’ai commencé à penser à cet album et qu’un ami m’a prêté une montagne de disques brésiliens. Ces musiques sont à la fois accessibles et sophistiquées, notamment sur le plan harmonique. Elles regorgent de thèmes sur lesquels c’est un bonheur d’improviser. »
Carioca ne pourrait être qu’une jolie photo sépia, évoquant l’époque dorée de Pixinguinha, Jacob de Bandolim, Ary Barroso ou Nelson Cavaquinho. Mais à Rio, où ce disque a été enregistré, on ne fige pas le passé dans d’immuables clichés. On préfère le passer à travers le crible du souvenir, cette machine à réinventer les temps anciens dont Bollani aime aussi actionner les leviers. « Les Brésiliens ne respectent pas leur patrimoine en le répétant, mais en imaginant d’autres façons de le faire vivre. J’ai la même volonté d’optimiser la tradition. Ce n’est pas révolutionnaire ni avant-gardiste : j’exprime simplement le plaisir d’être inspiré par quelque chose qui est né dans le passé, et qui peut être modernisé sans problème. »
Admirateur de Raymond Queneau, Bollani partage avec l’auteur de Zazie dans le métro ce goût de jouer avec le langage courant. Sans jamais en altérer la haute définition mélodique, sa virtuosité toute en nuances pare ainsi ces standards d’un autre âge de nouveaux accents, qui en affinent le sens et en prolongent la portée. Avec la fine équipe italo-brésilienne qui l’entoure (le guitariste Marco Pereira, le contrebassiste Jorge Helder, le saxophoniste Mirko Guerrini…) et le renfort ponctuel de deux voix (Zé Renato et Monica Salmaso), Bollani s’attache en outre à célébrer l’une des vertus premières de la musique brésilienne : le swing, soit l’art de joindre le geste le plus léger à la pensée la plus vive.
Carioca est donc aussi un fameux album de jazz, échappant d’autant plus aux canons du genre qu’il porte l’empreinte d’un pianiste à la sensibilité panoramique, fan de Renato Carosone comme de Bill Evans, de King Crimson comme de Francis Poulenc. C’est l’autre message délivré en filigrane par ce disque : Rio est une terre d’asile idéale pour les musiciens qui, comme Bollani, rêvent d’embrasser tous les visages de la beauté.
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