Avec Suddenly, le Canadien Caribou parvient à synthétiser la boulimie de sons dans un album à l’euphorique mélancolique et à l’indéniable potentiel tubesque. Rencontre.
Franchement, quel plus grand plaisir que celui d’écouter un morceau en boucle ? Faire l’amour ? Peut-être, et encore ! Le plaisir n’en est que plus intense lorsque ledit morceau est produit par un artiste chéri de longue date. Le spectre de la déception amoureuse s’éloigne, la passion revient, intacte. Que dire alors de l’écoute frénétique de trois singles d’un même album dans un élan d’assemblage, de collision, de frottement et d’extase ? Ainsi débute notre romance avec Suddenly, septième album de Caribou si l’on compte également ceux sortis sous son précédent alias, Manitoba (qu’il dut abandonner puisqu’il était a priori déjà utilisé).
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Nous voici donc bloqués sur You and I, Home et Never Come Back, dans une folle course à la saturation auditive aussi grisante qu’alarmante dans ce qu’elle dit du pouvoir de chewing-gum de la musique. Serions-nous face à de la musique “facile”, capitalistiquement produite dans un but purement consumériste ? Houlà non, ce serait mal connaître l’auteur, Dan Snaith. Les trois singles – déjà sortis – déploient des atmosphères si différentes qu’ils auraient pu, chacun, donner lieu à un album.
La musique comme raison de vivre jusqu’à l’obsession
You and I, sa romance en batterie et son solo de guitare, Home et son sample de soul a cappella, Never Come Back et sa réactualisation de la dance nineties. Avec, en fil d’Ariane, la voix haut perchée de Dan Snaith, cette texture vaporeuse, évanescente, cet air de survoler les choses sans y toucher, qui rappelle furieusement celle, bancalement attachante, d’Arthur Russell. Trois singles donc qui disent quasiment tout de l’éclectisme de Suddenly, album de passerelles (entre les époques, les genres), de boucles, de samples et de collages, album ultra-référencé qui explose en couches sonores mais frôle dangereusement le best-of gâté.
La cohérence, elle, tient à Dan Snaith. Drôle de personnage à l’allure banale de nerd assumé, lunettes carrées et pull en laine, propre, sage, tranquille. Et puis les lunettes sont enlevées et soigneusement posées sur la table parisienne, le regard s’anime, l’intranquillité se manifeste. Ça bout là-dedans, un peu trop d’ailleurs à ce qu’on comprend. Dan Snaith, 42 ans, est tout à la fois nourri et mangé par la musique, sa raison de vivre pouvant tourner au délire obsessionnel. “C’est ce qui arrive quand tu grandis en pleine campagne, dans un coin paumé du Canada”, explique-t-il en riant.
Au milieu des caribous donc, et sans beaucoup de musiques avoisinantes, si ce n’est la chaîne hi-fi trônant dans le salon parental qui déverse la radio ou bien des albums de folk britannique (la famille Snaith étant originaire d’Angleterre). Il en faudrait plus pour décourager le jeune Dan, qui se gave du top des charts. A 11 ans, la révélation est totale : elle s’appelle Pump Up the Jam de Technotronic. “Un collage de dance et de house music. Je me souviens avoir été bouleversé. ‘Mais qu’est-ce que c’est que cette musique ?’, je me répétais ça en boucle ! Rien ne me semblait comparable.”
La présence de deux grandes sœurs, dont l’une férue de musique – Duran Duran en tête de liste –, va grandement aider au développement du petit Dan qui perçoit, au vu de ses fringues et de son attitude, qu’un lien très fort unit la musique à l’identité. “Je me suis dit que ça devait être cool d’être musicien, d’être une personnalité importante pour les autres !”
Ado, il fraie avec des lycéens qui ne jurent que par Sonic Youth ou Portishead
Une brève obsession sportive n’entame pas son goût pour la musique, qui revient sous la forme d’un piano. “Je ne remercierai jamais assez ma mère pour sa perspicacité !, s’exclame-t-il. Nous avons déménagé dans un autre coin paumé et une amie lui a recommandé un prof de piano atypique, qui n’apprenait pas le solfège mais à jouer des morceaux pop.” Dan Snaith trouve un mentor. “Le piano, c’était généralement la corvée pour un gamin. Moi, je sortais de cours, je filais chez moi m’entraîner. Je ne pensais qu’à ça. Il m’a aussi fait découvrir le rock progressif.”
Au lycée, le prof de musiques flaire lui aussi le talent de Dan Snaith et lui confie les clés de sa salle de cours afin qu’il puisse pratiquer des instruments à sa guise. En parallèle, l’ado fraie avec des lycéens qui ne jurent que par Sonic Youth, Portishead, mais aussi la jungle. A l’aide de samplers poussiéreux et d’un vieil ordi paternel, Dan Snaith commence à bricoler des rudiments de morceaux. “J’étais prêt à tout. Tu as besoin d’un pianiste à ton mariage ? Je le fais ! Tu as besoin que je joue de l’orgue dans ton groupe genre Dinosaur Jr. ? Je le fais ! J’absorbais tout ce que je pouvais.”
Détail qui a son importance : Dan grandit avec un père mathématicien. “Il était totalement obsessionnel. Il était incapable de socialiser normalement. Il ne me demandait jamais comment avait été ma journée. Lui, c’était plutôt ‘hey Dan, je t’ai parlé de telle formule mathématique à laquelle je ne comprenais rien !’” Dan devait tout de même y comprendre quelque chose puisqu’il finit avec un doctorat en mathématiques en poche.
A la croisée des chemins, le voici qui laisse tomber la voie professorale pour embrasser la musique. La raison est sûrement à chercher du côté du World of Echo d’Arthur Russell : “Quand j’ai écouté pour la première fois cet album, vers 2003-2004, je travaillais sur ma thèse. Ça a tout changé pour moi. Ça aurait pu être enregistré il y a dix ans ou hier. Et, au centre de tout ça, il y a sa voix, qui transmet beaucoup d’émotions, qui connecte immédiatement avec l’auditeur, tout en n’étant ni Marvin Gaye ni Aretha Franklin. Il a la fragilité de celui qui n’est pas un chanteur professionnel.”
Le morceau parfait pour lui ? Work de Rihanna et Drake
Peu importe la forme qu’elle prend finalement, c’est l’obsession de la formule qui anime Dan Snaith. Avec ceci en plus concernant la musique, que la logique qui l’anime n’est pas forcément très mathématique. C’est un assemblage d’éléments disparates répondant autant à des schémas connus voire répétitifs qu’à des motifs subjectifs, et donc potentiellement inédits, déclenchant chez l’auditeur·rice réflexes émotionnels et analyses cérébrales, souvenirs, nostalgie, émois singuliers.
C’est là le cœur même de ce que Dan Snaith produit depuis Swim, troisième album sous l’alias Caribou et premier véritable succès, paru en 2010 : une electronica à la construction pop, appliquée et maligne, sans pour autant se départir d’une force rythmique primitive, totémique et sensuelle, seule à même de transformer un titre en tube.
“Souvent, tout dépend de la juxtaposition de telle harmonie avec tel beat”
Dan Snaith a la particularité d’allier une approche scientifique, encyclopédique de la musique à une constante recherche de l’émotion pure. “Je sais qu’un morceau est bon si j’ai ce frisson dans la nuque. Je ne peux pas te le décrire, c’est totalement imprévisible. Je ne sais pas le recréer et parfois je me plante. Je l’ai, et le lendemain, je réécoute et je suis moi-même gêné par ce que j’ai produit. La seule façon de le trouver est de le chercher encore et encore. C’est fascinant et très addictif.” Alors Dan Snaith s’enferme seul dans son studio londonien, fuyant le collectif qui pourrait le faire douter voire l’inhiber, désireux de faire tout et n’importe quoi, d’essayer jusqu’à trouver, à l’abri des regards.
“Il n’y a rien de véritablement original, mais tu peux trouver de nouveaux contrastes, mettre en relation des choses qui ne l’ont jamais été. Souvent, tout dépend de la juxtaposition de telle harmonie avec tel beat. A petite échelle j’entends !” Quel morceau le rend profondément jaloux ? La réponse fuse : Work de Rihanna et Drake. “C’est simple, parfait, du génie. Je pourrais travailler éternellement et ne jamais trouver un beat pareil. Ça n’a rien à voir avec sa complexité, mais avec l’émotion qu’il dégage. Tout le monde peut assembler des beats et des voix et des samples, mais des mecs comme Madlib et J Dilla par exemple sortaient nettement du lot.”
La minutie du mathématicien, l’adrénaline de l’addict
Récemment, Dan le boulimique de musiques a invité sa communauté Spotify à lui envoyer des demos. “Presque tout ce que j’ai écouté est bien. C’est bien fait, mais rien de dingue. Je me suis rendu compte que ce constat aspirait toute mon énergie ! Peut-être que je fais aussi de la musique bien faite mais qui n’apporte rien de spécial ? Quand j’écoute le Velvet ou le Wu-Tang, c’est autre chose, ça allume une flamme en moi qui me pousse à donner toujours plus. Ecouter de la musique moyenne peut vraiment me saper le moral.”
Alors, avec son ordi, un synthé et un piano électrique comme base de travail, Dan planche toute la journée, retrouve sa famille en début de soirée puis s’y remet jusqu’à 4 heures du matin, avec la minutie du mathématicien, l’adrénaline de l’addict et une fraîcheur étrangement intacte.
“Les musiciens que j’ai rencontrés qui tournent depuis longtemps ont développé une forme de cynisme, car ils ont souvent émergé dans un contexte particulier, à une époque dédiée. Ils ont formé un groupe pour faire partie d’une scène et s’habillent en fonction de cette scène. Mais le temps passe et, vingt ans après, ils se demandent quoi faire, même si le public a toujours la nostalgie de leur musique.”
C’est en malaxant et en juxtaposant que Caribou parvient, lui, à se réinventer, en prise avec le temps présent, toujours aussi mélancoliquement euphorique, mais délaissant quelque peu sa signature en Technicolor sur ce septième album. L’exemple le plus parlant de son récent travail porte le nom de Sunny’s Time, titre sur lequel une boucle de piano se voit bousculée par un sample de rap abrupt, avant que le saxophone de son ami Colin Fisher, invité sur l’album, ne débarque de la brume environnante.
Un grand adepte du clubbing
Si Suddenly n’a pas le grandiose de ses prédécesseurs, la doublette Swim et Our Love, fresques en 3D qui rendraient n’importe quelle montée de MD complètement insipide, il a le mérite de l’exploration et de la rencontre, de fuir l’écueil du passéisme pour rêver à une forme d’atemporalité. “Je me souviens parfaitement de moi à 18 ans, quand je rêvais de faire tout ça. Les musiciens en tournée se plaignent de la mauvaise connexion wi-fi ou de la mauvaise sélection de fromages au catering. Moi, je me dis ‘Mais vous êtes fou !’ Je ne veux jamais perdre ce que j’ai.”
Cette sensation qui l’amène à jouer dans de gros festivals à la Glastonbury sous le nom de Caribou comme au Panorama Bar berlinois sous l’alias plus techno de Daphni – Dan Snaith étant un grand adepte du clubbing, qui a bien transpiré dans sa vingtaine au Plastic People, club londonien dont l’obscurité lui permettait, enfin, le lâcher-prise physique. “Mais depuis que j’ai deux enfants, aujourd’hui âgés de 8 et 3 ans, je sais mieux mettre l’obsession en veilleuse”, précise-t-il. Pas trop tout de même !
Album Suddenly (City Slang/PIAS), sortie le 28 février
Concert Le 27 avril, Paris (L’Olympia), le 21 mai, Lyon (Nuits Sonores)
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