L’âge d’homme. Avec son dernier disque, Canto, sereinement douloureux, Charles Lloyd affranchit définitivement son chant de l’influence coltranienne et laisse enfin résonner les voix multiples et contradictoires de son saxophone. A 65 ans, l’acte de naissance d’un grand du jazz. Charles Lloyd parle comme il joue. Des phrases sinueuses modulées d’une voix suave, qui s’enroulent, […]
L’âge d’homme. Avec son dernier disque, Canto, sereinement douloureux, Charles Lloyd affranchit définitivement son chant de l’influence coltranienne et laisse enfin résonner les voix multiples et contradictoires de son saxophone. A 65 ans, l’acte de naissance d’un grand du jazz.
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Charles Lloyd parle comme il joue. Des phrases sinueuses modulées d’une voix suave, qui s’enroulent, se déroulent, s’enlacent voluptueusement un discours qui se lance en quête de lui-même, de ce centre de gravité fuyant qui donnera sa cohérence à l’ensemble. Soudain une anecdote se greffe, abrupte : autre lieu, autre temps, le discours bifurque. Le conteur s’emporte, s’abandonne aux charmes de son propre récit, accumule les détails, laisse éclore les images qui l’embarquent ailleurs, encore un peu plus loin… Son ton est persuasif, incantatoire, plaisir des mots, plaisir du son, le phrasé s’accélère, il chuchote, intimiste, grommelle, s’exclame les histoires s’enchâssent, se chevauchent, se développent autour de mots pivots qui sont autant d’ouvertures, d’effets de relance et de balises au flux langagier. Et puis l’énergie flanche qui donnait le sens, la source semble se tarir, le discours tourne à vide. Quelle logique dans tout ça ? Il interroge : « Où j’en étais ? », un petit sourire amusé. Stratégie ? Il teste : « Qu’est-ce que je disais ? » Et remis sur les rails : « Hé mec, tu gardes le cap, c’est le rôle de la section rythmique, ça. » C’est reparti : « Le fil, tu vas voir. Je ne perds pas le fil. Tu vas voir les liens… » Il relance. Une logique suprême veille à l’harmonie du propos. Il lui fait confiance. Parfois il profère quelques phrases définitives, un brin ésotériques, comme un sage taoïste à son disciple. Le discours est suspendu : « Tu vois ce que je veux dire ? » et reprend sans s’appesantir. Une parole riche, vive, mouvementée. Charles Lloyd parle comme il joue en associations libres. Son parcours est à l’avenant, singulier, cahotique, tout en fulgurances et pauses méditatives une longue suite d’éclipses et de renaissances : planète en révolution permanente ou simple étoile filante aussi brillante qu’éphémère ?
A la fin des années 60, la question reste entière. Flash-back. Lorsqu’il déboule au Festival de Newport en 1966, Charles Lloyd semble surgir de nulle part. On l’a bien remarqué, à l’alto, au sein du quintette de Chico Hamilton en remplacement d’Eric Dolphy ; puis au ténor, dans le sextette de Cannonball Adderley, mais rien qui préfigure le phénomène. A la tête d’un nouveau quartette composé de tout jeunes musiciens, Keith Jarrett au piano, Cecil McBee à la basse et Jack DeJohnette à la batterie, Lloyd propose alors une musique hybride, « de synthèse », empruntant au free-jazz certains de ses effets les plus spectaculaires (expressionnisme, échappées belles, automatismes…), à la tradition son sens de la forme, ses racines (blues, folk, standards), à Coltrane son lyrisme, sa mystique… « Dès cette époque, j’ai tenté de trouver une voie personnelle qui saurait s’inscrire dans la tradition tout en captant l’énergie du free, sa radicale liberté, explique-t-il aujourd’hui, parce que fondamentalement je crois en une sorte de discipline un ordre qui mènerait à l’abstraction. C’est pourquoi j’ai toujours aimé la couleur des harmonies, leur logique interne. J’ai grandi dans la tradition, j’ai appris les accords, la façon de les agencer pour improviser, j’ai joué les standards, le blues… Je suis fait de cette matière. » Une musique à la croisée des chemins en somme, qui fleure bon l’air du temps. Trop pour certains. L’accueil critique est mitigé. Beaucoup succombent à la séduction ; mais d’autres ne voient là qu’opportunisme et assemblage superficiel « On m’a beaucoup reproché à l’époque d’être un clone de Coltrane. Que répondre à ça ? Sinon que je n’ai jamais cherché qu’à atteindre l’essence de ce que je suis, et que je l’ai fait à travers la musique, dans la quête de ma propre identité, de mon propre son. Coltrane est une influence majeure pour moi, un grand maître. Sa sonorité est aussi bien charnelle que spirituelle, comme la voix de Billie Holiday. J’ai toujours cherché ça. En fait, cette ouverture sur une dimension spirituelle était déjà présente dans ma musique. Je me suis simplement retrouvé dans ce qu’il expérimentait. » Le succès est stupéfiant. L’album Forest flower, enregistré dans la foulée au Festival de Monterey, touche un public excédant de très loin la sphère du jazz. Pendant quatre années, la formation va vivre de cet élan, tourner dans le monde entier. La spirale du succès est enivrante. Lloyd est célèbre, vit dans le luxe, l’argent, l’excès, côtoie les rock-stars, Jerry Garcia, Jimi Hendrix, Janis Joplin ; l’époque est à l’ouverture et à la douce euphorie… Une ascension qui se brise net en 1969, à la mort de sa mère. Lloyd, bouleversé, se retire loin du monde, du show-business et de ses paradis artificiels ; il délaisse la musique, se consacre à la méditation transcendantale… Il n’a que 30 ans. Une comète est passée ?
Il ne sortira de cette « retraite » qu’en 1981, à l’occasion d’une drôle de rencontre avec un jeune pianiste français, Michel Petrucciani, fraîchement débarqué en Californie. Un pianiste lyrique, sous influence evansienne, comme Jarrett quinze ans plus tôt. Lloyd décide de reprendre du service. Passé l’enthousiasme des retrouvailles, c’est plutôt un sentiment de non-événement qui prédomine : Lloyd retrouve sa musique là où il l’avait laissée, les couleurs ont passé, le rêve est loin derrière… Ses faiblesses se révèlent crûment : une musique volatile, sans réelles fondations, qui s’enivre d’effets pour masquer le flou de son dessein. Le retour fait long feu. Deux petites années. La musique s’étiole, se perd en paroxysmes artificiels, lyrisme de pacotille. Un coup pour rien. Nouvelle retraite.
Alors c’est presque dans l’indifférence générale que Lloyd signe pour ECM à la fin des années 80. Il s’entoure de musiciens scandinaves, Bobo Stenson au piano, Anders Jormin à la basse, Billy Hart ou Ralph Peterson tenant la batterie, et là encore reprend tout à la source. Mais quelque chose a changé, imperceptiblement. Son jeu s’est comme lesté d’un poids, sa sonorité s’est élargie, approfondie, dotée d’une réelle intensité. Les disques se succèdent, le vernis se craquelle, l’influence de Coltrane s’estompe, on comprend enfin que Charles Lloyd c’est une histoire, ou plutôt une préhistoire (celle d’avant le succès), on entend enfin sa voix, multiple, complexe, infiniment plus riche que ce que l’on soupçonnait. On comprend qu’il aura fallu tout ce temps pour que Lloyd commence de s’appréhender dans sa totalité, dans sa continuité… Concrètement aujourd’hui, avec Canto, assurément son plus beau disque, c’est un hymne au chant, à l’incarnation du souffle. Au coeur, la voix celle du coeur. Un disque de ballades sensuelles et nostalgiques, gorgées d’une émotion que seuls les plus grands sont capables de saisir. Et puis le blues, dans toutes ses dimensions, dans toutes ses métamorphoses. Le blues des origines, de ses origines : « J’étais tout gosse, à Memphis, il y avait ces bluesmen, BB King, Bobby Blue Band, Little Junior Parker, Johnny Ace, des musiciens vraiment exceptionnels qui dégageaient une telle force, une telle puissance de vie dans leur jeu. Ils m’ont ouvert à la réalité, à son intensité, à la nécessité d’expérimenter le monde par soi-même pour se forger un univers personnel et être capable de le communiquer de manière crédible et authentique… Et puis j’ai tout de suite été saisi par cette nouvelle musique qui venait de New York, celle de Parker, Bud Powell. Charlie Parker était si génial, si moderne, si libre. Quand je l’ai entendu pour la première fois, ça a été comme si une porte s’ouvrait, tout naturellement j’ai eu envie de voler. C’était nouveau, mais paradoxalement je ne sentais pas de rupture fondamentale entre la sophistication du be-bop et le blues. Il fallait les entendre, ces vieux bluesmen, leur musique était vraiment progressiste. Le blues a toujours fait partie de mes racines, même si je suis un « moderne »… »
Ce syncrétisme depuis toujours au coeur de son projet, Lloyd le réalise enfin. Sa sonorité s’est peuplée, s’est enrichie, à mesure qu’elle se simplifiait, perdait en afféterie et c’est toute son histoire qui défile dans le modelé de son phrasé qui semble charrier toutes les cultures du monde. « Fondamentalement je suis un universaliste. Je suis ouvert à toutes les formes de musique, à toutes les traditions, je les intègre, elles me nourrissent et j’en fais la matière de ma musique. En un sens, je n’ai jamais vécu dans ce monde. Je vis avec mes héros, je les porte en moi, ils vivent en moi Coleman Hawkins, Coltrane, Duke, tous ces grands maîtres… Mais également Ravi Shankar, Bach, Stravinsky, Bartók. Je suis un rêveur, je suis un idéaliste, je crois au pouvoir de la musique pour mener à un monde meilleur. »
Aujourd’hui, Charles Lloyd semble à l’aube d’une nouvelle carrière. Jamais il n’a semblé aussi maître de son art, jamais sa musique n’a semblé se donner des buts aussi précis et les moyens de les atteindre. « Je sens que je suis en passe d’atteindre une nouvelle dimension. Et pourquoi pas ? Je suis encore jeune. Mon meilleur ami, Booker Little, est mort à l’âge de 23 ans, une perte terrible, ça m’a beaucoup affecté… Alors vivre, avoir cette chance, cela donne des responsabilités. On passe à travers la vie, on grandit, on a une famille, un métier, on vieillit, on meurt et qu’est-ce qu’on a fait tout ce temps pour se comprendre, pour rendre le monde meilleur ? C’est une vraie question. Je ne sais toujours pas où je vais. Je découvre le chemin au fur et à mesure avec la naïveté et l’émerveillement d’un bébé. Mais aujourd’hui ma musique est exactement le reflet de ce que je suis un homme de 65 ans, avec du sang africain, cherokee, mongol dans les veines, un musicien ancré dans sa culture et ouvert sur le monde. C’est ma quête principale, cette simplicité, cette émotion directe. » Charles Lloyd est sur la Voie.
Charles Loyd, Canto (ECM/Polygram).
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