Depuis vingt ans, de Joy Division à Tortoise, de la techno au rock le plus insoumis, c’est le grand festival de Can. Une réhabilitation des insurgés allemands aujourd’hui scellée par un double album de remixes, Sacrilège, où, de Brian Eno à Sonic Youth, on s’est bousculés pour rendre hommage aux géniaux défricheurs, petits pères de toutes les mutilations du rock.</
Cette nuit-là, David Niven eut du mal à trouver le sommeil. Parce qu’il avait assisté la veille à un concert de Can notablement apocalyptique, l’acteur anglais eut l’impression qu’entre les draps et l’oreiller se jouait un remake teuton de La Charge de la brigade légère dont la légèreté, en l’occurrence, était restée à Hollywood. « C’était l’un de ces concerts où l’on ne maîtrisait plus rien, se souvient Holger Czukay, le bassiste lunaire de Can. Nous étions à Munich, notre premier chanteur, Malcolm Mooney, venait de quitter le groupe et c’est une formation instrumentale de Can qui devait jouer ce soir-là. Dans l’après-midi, nous étions à la table d’un café avec Jaki (Liebezeit) et nous avons aperçu un Japonais bizarre qui implorait le ciel, produisait des sons étranges, des sortes d’imprécations. Je me suis retourné vers Jaki et lui ai dit « Tu sais quoi ? Voilà notre nouveau chanteur. » Damo Suzuki est donc monté avec nous sur scène le soir même, devant mille cinq cents personnes, sans jamais avoir entendu notre musique. Au départ, il faisait n’importe quoi, on aurait dit un singe. Et puis, brusquement, il s’est métamorphosé en une espèce de samouraï belliqueux, incroyablement charismatique. Dans le public, tout le monde a commencé à vouloir l’imiter, il y a eu des bagarres et la salle s’est peu à peu vidée sans que personne ne puisse contenir l’hémorragie. A la fin, il ne restait plus qu’une trentaine de courageux, dont David Niven. »
Les quatre membres historiques de Can réunis pour la promotion de Sacrilège, une collection de remixes réalisée à l’initiative de Daniel Miller, le patron du label Mute brassent ainsi les souvenirs d’une vingtaine d’années sulfureuses passées ensemble « à raison de seize heures par jour, souvent sans voir la lumière pendant des mois », telle une faction terroriste jamais tout à fait repentie. « Nous avons inventé le post-rock », se sent obligé de rappeler Irmin Schmidt, comme si l’histoire ne l’avait pas déjà fait à sa place.
A 50 ans bien tassés de moyenne d’âge, le second groupe allemand le plus influent des seventies après la Bande à Baader peut en effet contempler à l’oeil nu les points d’impact de ses déflagrations. De Brian Eno à Tortoise, de l’historien du krautrock Julian Cope à Moonshake qui doit son nom à l’un des titres de l’album Future days , de Public Image aux Happy Mondays dont le Hallellujah fait à l’évidence écho au Halleluhwah de Tago mago jusqu’à Aphex Twin, Sonic Youth, The Fall ou The Orb, Can est à peu près partout lorsque le rock s’automutile, fait imploser sa mythologie, ses coutumes poussiéreuses, pour reconstruire sur du neuf.
Can a donc inventé le post-rock alors que le rock en était encore à s’inventer lui-même. A l’écart du tourbillon psychédélique, les visionnaires de Cologne prédisaient déjà le rock planant, le punk, la new-wave, la cold-wave, la sono mondiale, les nouvelles musiques hypnotiques bref, presque toute la météo de trente années orageuses à venir. Seule une autre cellule, aussi remarquablement isolée, le Velvet Underground, eut à la même époque un flair aussi aiguisé. Rappelons qu’à la fin des années 60, dans une sorte de Yalta inconscient, les groupes anglo-saxons s’octroyèrent l’innocence, les utopies collectives, les fleurs dans les cheveux, les guitar-heroes, la protestation, le sexe et le commerce, autrement dit tous les ferments officiels du rock. Aux jeunes Allemands nés aux environs de la guerre, il restait la culpabilité, un mental à l’état de ruines et, éventuellement, l’imposant héritage d’une tradition musicale d’avant-garde à faire fructifier.
Holger Czukay et Irmin Schmidt, respectivement bassiste et clavier de Can, tous deux anciens élèves de Stockhausen, ont dépassé la trentaine lorsqu’ils fondent le groupe en 68. Le guitariste Michael Karoli, de dix ans leur cadet, était l’élève de Czukay lorsque celui-ci donnait des cours d’initiation à la musique contemporaine en Suisse. Jaki Liebezeit, le batteur, fut pour sa part débauché d’une formation de free-jazz. Avec Malcolm Mooney au chant, un peintre et sculpteur noir-américain qui succéda, paraît-il, à une chanteuse « une chansonnière », plaisante Schmidt , Can pose sur Monster movie, en 69, les bases d’un rock résolument rigide, sombre et maladif, pour une époque vouée ailleurs aux débauches de couleurs.
Bien que la voix de Mooney rattache encore le groupe à des sources identifiables le blues, Hendrix, Love pour son aspect le plus mélodique , la musique de Can évoque déjà la fin, lente et pénible, du delirium acid-rock. Du psychédélisme West Coast, notamment, Can n’a conservé que l’épure et les parts d’ombre. Et sans doute quelques pratiques stupéfiantes : batterie métronomique monotone, selon la propre définition de Liebezeit , basse sépulcrale, claviers frigorifiques, bruits de provenance anonyme et guitares atonales sonnent un glas terrifiant qui annonce de sacrées trouilles à venir. On ne peut écouter Father cannot yell ou les vingt minutes hallucinées de Yoo doo right sans penser aux lectures quasi identiques à l’exception du format qu’en firent dix ans plus tard Joy Division, Wire et Gang Of Four, ou plus près de nous, Sonic Youth.
Jusqu’en 70, Can a installé provisoirement son studio dans un des donjons du château Schloß Nörvenich appartenant à un riche marchand de tableaux, avant de se poser définitivement dans un cinéma désaffecté à une trentaine de kilomètres de Cologne. Entre-temps, Mooney, qui souffrait de dépression, a cédé la place au fantasque Damo Suzuki dont on a vu plus haut l’arrivée spectaculaire et Soundtracks, un fantastique album constitué de diverses musiques de films, signale la passation de pouvoirs entre les deux chanteurs. L’Inner Space Studio tournera ainsi en permanence durant une période quasi autarcique qui s’étend jusqu’à la dispersion du groupe, en 78 : « Un journaliste qui est venu visiter notre studio a trouvé que même le silence y était différent, précise Schmidt. La musique de Can s’est constamment imprégnée de l’endroit où nous la fabriquions, en studio comme en concert. Nous avons toujours construit nous-mêmes nos propres studios et aucun producteur n’était impliqué, c’est Holger qui se chargeait de la prise de son. »
Avec Damo Suzuki, Can grave les trois albums que les familiers du krautrock considèrent comme les Saintes Ecritures de la révolution germanique. Ecriture, si l’on peut dire, car ni Tago mago (71) ni Ege bamyasi (72) ou Future days (73) pas plus que les autres albums de Can ne contiennent quoi que ce soit qui ait été décidé et planifié à l’avance.
Au terme fourre-tout de musique improvisée qui s’applique majoritairement dans les années 70 à des associations de virtuoses malfaisants , les membres de Can préfèrent celui de concentration, et évoquent la télépathie comme principal vecteur de leur collaboration. Schmidt : « Ce que l’on entend par télépathie, c’est avant tout se sentir responsable des autres. Cela provient d’un immense respect que l’on accorde à la sensibilité des autres gens avec lesquels on travaille. Il n’y avait jamais de lutte d’ego entre nous, notre mode de relation était au contraire basé sur les échanges spirituels, sans rapport de domination. » Et Karoli d’ajouter : « Nous faisions en sorte que nos cerveaux soient constamment synchronisés et cela a même survécu à Can. Encore hier, Holger et moi pensions à la même chose au même moment. En studio, il y avait une véritable guerre entre nous, une guerre psychologique tout à fait saine puisqu’elle nous permettait de créer. Le but n’était pas de faire du bruit dans tous les sens sans aucune cohésion. Il y avait au contraire une très forte application dans notre façon de travailler. Même lorsque nous explosions un piano, nous le faisions avec une extrême attention (rires)… Dès que nous en arrivions à signer l’armistice, cela signifiait que nous avions terminé un morceau. » Souvent, la paix ne sera trouvée qu’au bout de longs rituels aux gestes répétitifs, de batailles féroces menées au ralenti dans l’enceinte opaque du studio Inner Space. Parfois aussi, les concerts montreront l’impossible issue rationnelle de cette musique perpétuellement en lutte avec ses conquêtes de la veille, alors Can étendra sa guerre civile au public : « Un jour, raconte Czukay, nous avions été invités à Stuttgart par les Jeunesses communistes et cette fois-là, il n’y avait plus personne dans la salle à la moitié du concert. Tout le monde avait fui tellement notre musique était inaudible, violente et monstrueuse. Je crois que nous sommes à l’origine de la disparition du communisme en Allemagne » (rires)…
Juste avant la séparation du groupe, lorsque Czukay s’en détacha progressivement, qu’un nouveau bassiste et un percussionniste débarquèrent, on put mesurer, en la comparant aux piètres enregistrements de l’époque, la force concentrique du Can originel tel que le décrit Karoli : « Au sein d’un grand orchestre, chaque violoniste entend les autres instruments mais se concentre en premier lieu sur son violon. La façon de jouer de Can avait plus à voir avec le travail du chef d’orchestre, qui doit avoir la capacité de tout entendre en même temps. Chacun de nous devait posséder la même concentration qu’un chef d’orchestre, sinon ça ne fonctionnait pas. Nous nous considérions avant tout comme des instruments vivants. » La dépersonnalisation de l’individu-musicien sera la grande innovation du krautrock, celle que Kraftwerk popularisera en la simplifiant à l’extrême le fameux Man-machine , et celle que Neu!, Faust et Can continueront à ajuster dans l’ombre. Car, hormis quelques hits estimables Spoon, Vitamin C et surtout I want more en 76 , le rayonnement de Can a toujours dépassé les chiffres de vente réels du groupe. De même, le fondement libertaire de sa musique notamment sur les longues et parfois insoutenables incantations de Suzuki sur Tago mago a souvent relégué en arrière-plan son extrême sensualité instrumentale, la majesté suprême d’un tissu sonore qui résista, et résiste toujours, à tous les outrages, notamment grâce aux audaces jamais égalées du metteur en sons Holger Czukay.
La seconde et avant-dernière vie de Can s’achève avec ce chef-d’oeuvre prémonitoire que constitue Future days. Damo Suzuki quitte le groupe à son tour en 73, après avoir été enrôlé chez les Témoins de Jéhovah. Schmidt et Karoli assurent en alternance les parties vocales sur les albums suivants, le folkman Tim Hardin ayant décliné l’invitation assez cocasse il est vrai. L’abandon des techniques d’enregistrement préhistoriques sur 2-pistes pour un équipement high-tech sera l’un des facteurs de la relative normalisation du son de Can à partir de cette période. L’accumulation des instruments annule d’autant la cohésion puissante qui dominait jusque-là, même si figurent sur Landed (75) ou le très ethnique Saw delight (77) quelques-unes de ses réalisations les plus immédiatement séduisantes. Seuls les concerts-performances du groupe maintiennent jusqu’au bout sa réputation cataclysmique, alors que ses disques finissent par se fondre dans la masse de la new-wave dominante, rattrapés et souvent dépassés par ceux qu’ils ont contribué à faire éclore. Objet d’une étude scrupuleuse depuis vingt ans, la musique de Can servira surtout de matière première pour d’innombrables mutations à venir, comme en témoigne aujourd’hui la variété des remixes présents sur Sacrilège : « Nous avons toujours considéré notre musique comme une entité provisoire, appelée à être retravaillée par d’autres. Ce que l’on entend sur nos disques est une sorte de processus de composition collective. Nous en délimitions temporairement les frontières, à d’autres maintenant de les repousser. »
Si une reformation de Can n’est pas à l’ordre du jour (l’expérience de Rite time, en 89, n’ayant satisfait personne), Holger Czukay estime que l’esprit du groupe trouve sa plus juste perpétuation dans les moyens contemporains d’échanges musicaux : « Avec Internet, mon principal outil de travail à l’heure actuelle, tout le monde peut intervenir sur ma musique, qui ainsi n’appartient plus à personne mais se nourrit des richesses de chacun. C’est de cette façon que l’on travaillait avec Can, sur une forme sonore en perpétuelle gestation dont le cerveau et le corps humain étaient des sortes de filtres émotionnels et physiques. » Comme le suggère l’intitulé de ses compilations Cannibalism 1 & 2 , Can aura pris soin de mâcher à l’aveugle le travail pour des générations successives de défricheurs. Lorsqu’on pratiquera l’autopsie sur le cadavre du rock, personne ne leur contestera la place stratégique du tube digestif.
Sacrilège et l’intégrale des albums de Can sont disponibles chez Mute/Labels.
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