Irmin Schmidt nous a donné rendez-vous au musée du Quai Branly, à Paris – il en profitera pour visiter l’exposition du moment, Les Maîtres du désordre. Ce nom pourrait tout aussi bien qualifier les explorations et déflagrations sonores menées par le groupe dont il fut l’une des principales têtes pensantes, Can. A 75 ans, toujours […]
Un coffret révèle de stupéfiantes et inédites bandes de Can, légendaire groupe allemand dont les radiations secouent encore le rock et l’electro des années 2010. Rencontre avec l’un de ses membres fondateurs.
Le secret de Can, sa force motrice, comparée à d’autres groupes allemands plus fumeux ou conceptuels, c’est d’avoir toujours maintenu en éveil son sens du groove, ce qui lui apportera d’ailleurs quelques tubes modestes comme Vitamin C, Spoon ou l’imparable I Want More. “La base de notre musique, c’est le collage, le montage, une grande invention de l’art du XXe siècle, de Joyce à John Heartfield. Parfois, il nous arrivait de jouer un morceau douze heures de suite, puis, avec Holger et Michael, on remontait tout dans un ordre différent, on inventait une autre architecture parfois éloignée du morceau initial. Jaki ne participait pas à cette cuisine, il n’aimait que jouer. En revanche, c’est lui qui, à l’arrivée, validait le résultat. Si on avait brisé le groove, on recommençait tout.”
Ces longues heures d’improvisation que le groupe a pu se permettre en possédant très tôt son propre studio, Inner Space, on les retrouve en partie dans le coffret The Lost Tapes, qui contient ainsi l’ébauche de futurs titres officiels du groupe mais aussi des morceaux écrits pour des films ou certains extraits de ses performances live qui ont cristallisé sur place bien des spectateurs de leurs concerts des années 70. “Nous n’improvisions jamais en roue libre, précise Irmin, qui ne voudrait pas que l’on confonde Can avec tous les incontinents du rock-prog qui faisaient florès à la même époque. Nous étions très concentrés et en alerte par rapport à ce que les autres jouaient. Nous cherchions l’essence de l’idée initiale et cela pouvait prendre des heures, voire des jours. Mais nous ressentions beaucoup d’euphorie et de joie à procéder de la sorte. Comme Brecht, nous faisions la distinction entre la joie et le divertissement.”
La grande culture musicale de ses membres, passionnés dès le départ par les musique extraeuropéenne, indienne, japonaise ou africaine, procure aux textures de Can des reliefs qui dépassent le cadre du rock. La violence rentrée, l’explosivité de chaque seconde, entendue sur presque tous les titres de The Lost Tapes n’a rien de gratuit ni de cosmétique. Elle est le fruit d’un cheminement proche de la transe mais sans l’aspect drogué des démarches équivalentes qui se développaient outre-Atlantique. Damo Suzuki a quitté le groupe en 1973 et le contenu de The Lost Tapes ne s’aventure pas beaucoup plus loin dans le temps, même si le groupe fut passionnant et précurseur bien au-delà.
Le couple Schmidt prévoit la publication, à la fin de l’année, d’un autre coffret qui réunira l’intégrale du groupe en vinyle. “C’est Hildegard qui en a eu l’idée ici même, il y a quelques années au musée du Quai Branly, alors que nous visitions l’exposition sur le jazz. Une vieille pochette de disque nous a donné des pistes pour réaliser ce coffret.” Comme avec son groupe, Irmin Schmidt a l’art de savoir boucler les boucles.