Irmin Schmidt nous a donné rendez-vous au musée du Quai Branly, à Paris – il en profitera pour visiter l’exposition du moment, Les Maîtres du désordre. Ce nom pourrait tout aussi bien qualifier les explorations et déflagrations sonores menées par le groupe dont il fut l’une des principales têtes pensantes, Can. A 75 ans, toujours […]
Un coffret révèle de stupéfiantes et inédites bandes de Can, légendaire groupe allemand dont les radiations secouent encore le rock et l’electro des années 2010. Rencontre avec l’un de ses membres fondateurs.
Baptisé dans un premier temps The Inner Space (le foudroyant premier morceau du coffret, Millionenspiel, date de cette époque) puis The Can et enfin Can, le quatuor est encore instrumental lorsque la Providence lui expédie un chanteur venu d’une autre planète. Hildegard Schmidt, la femme d’Irmin, qui veille encore aujourd’hui sur le legs du groupe, repère un jeune Noir américain lors d’une visite à des amis en France. Malcolm Mooney est sculpteur, il est aussi un peu paumé. Hildegard l’embarque avec elle à Cologne pour lui faire rencontrer des galeristes et autres acteurs du milieu de l’art. Il deviendra la cinquième colonne (provisoire) d’un édifice encore branlant dont il va solidifier le propos à travers un chant exalté et sauvage, qui semble chercher en permanence à faire sortir la musique de ses gonds hypnotiques pour en révéler ses pulsions les plus charnelles.
Dans un même élan, c’est toute la jeunesse allemande qui s’active dans des recherches bientôt réunies sous l’étiquette péjorative de Krautrock (le rock choucroute) – c’est dire à quel point de désorientation et d’intrigue en étaient réduits ceux qui l’observaient de l’extérieur. Car rien ou presque ne reliera en termes de style les Tangerine Dream (Virgin publie un coffret passionnant), Amon Düül (I et II), Ash Ra Tempel, Kraftwerk, Cluster, Faust ou plus tard Neu!.
Rien sinon peut-être cette particularité allemande de n’avoir pas tout à fait, et pour cause, vécu avec la même gourmandise et insouciance les années 60 et l’euphorie babyboomeuse. “Cette musique n’aurait pas pu naître ailleurs qu’en Allemagne, c’est évident, assure Schmidt. Est-ce parce que nous portions en nous une forme de culpabilité transformée en exutoire ? Difficile à dire. Je ne peux pas m’exprimer au nom des autres car nous n’avons jamais parlé de politique entre nous ou évoqué l’attitude de nos parents durant la guerre. Mon père était nazi et, entre 16 et 25 ans, j’ai eu avec lui des affrontements permanents. Longtemps avant d’être dans le groupe, j’avais lu toute la littérature sur la guerre pour comprendre et pouvoir combattre mon père – avec l’intention de trouver une forme d’apaisement. L’esprit de 68, qui traversait l’Europe et auquel nous étions sensibles au début du groupe, c’était avant tout en Allemagne une réaction contre les pères nazis. Moi, j’avais effectué ce travail bien avant. Aujourd’hui, je vis en France (dans le Vaucluse depuis une trentaine d’années – ndlr), c’est peut-être la conséquence inconsciente de toute cette merde.”
Le départ prématuré de Malcolm Mooney, dont l’esprit supporta mal le traitement de choc que la musique de Can lui fit subir, laisse le groupe sans voix après un album (Monster Movie) et la moitié du suivant. Le hasard, encore une fois, leur amène un autre spécimen exotique encore plus extravagant, le Japonais Damo Suzuki, enrôlé le jour même d’un concert à Munich alors qu’il implorait les dieux dans la rue en produisant des bruits à la musicalité étrange. Avec cette torpille humaine, Can explore à partir de 1970 des galeries musicales où aucun groupe ne s’était jamais aventuré, notamment sur les albums Tago Mago (71), Ege Bamyasi (72) et Future Days (73).