Après leurs collègues japonais, c’est au tour des écrivains brésiliens d’être les invités d’honneur du Salon du livre. Occasion de découvrir une littérature très poétique en compagnie de l’un de ses meilleurs ambassadeurs, Caetano Veloso, dont le nouvel album s’appelle justement Livro.
Voilà quatre ans paraissait dans le New York Times un long article sur Carmen Miranda, figure emblématique d’un Brésil que Hollywood n’a jamais su dompter complètement, malgré son corsage à paillettes. Knopf, la célèbre maison d’édition new-yorkaise, remarque les qualités du texte et décide alors de commander un livre à l’auteur. Histoire banale si l’auteur en question n’était l’un des compositeurs les plus inventifs du Brésil, Caetano Veloso. Depuis son premier album en 1967, Caetano Veloso est fidèle au moins à trois choses. Sa maison de disques, d’abord : Polygram possède tout le catalogue du compositeur bahianais, fait rarissime pour un nom aussi connu et convoité. L’inventivité musicale ensuite : Caetano passe habilement et avec sincérité de l’album latino-américain Fina estampa à Livro, dont l’apparente simplicité instrumentale est due en grande partie à son complice et arrangeur Jacques Morelenbaum. Troisième fidélité, enfin, celle qui rattache ce compositeur populaire à la littérature et plus particulièrement à la poésie. Le livre commandé par Knopf, Verdade tropical, est sorti au Brésil fin 1997 et s’est déjà vendu à plus de 50 000 exemplaires. Une performance pour un pavé dont le sujet est principalement le tropicalisme (mouvement politico-musical lancé par Caetano Veloso dans les années 60). Caetano a mis trois ans à l’écrire : « Entre les concerts, à l’hôtel, j’écrivais beaucoup, confie-t-il. A la fin, j’en suis sorti épuisé. » Peut-être parce que l’album Livro se préparait en même temps. Aujourd’hui, ces deux oeuvres vivent leurs vies. De passage à Paris où il est venu assurer la promotion du disque, et où le livre n’est pas encore traduit, il ne peut s’empêcher de mêler les deux domaines. « Avec Livro, je quitte une période nietzschéenne, où je croyais que l’amitié était supérieure à l’amour, et la prose supérieure à la poésie. Maintenant je pense le contraire, le vers est supérieur à la prose et l’amour supérieur à l’amitié. C’est ma période proustienne. » Ce caméléon de la langue a décidément plus d’une carte dans sa manche.
Quel est ton premier souvenir de livre ?
Caetano Veloso Je ne me souviens pas d’un livre en particulier, celui qui aurait été pour moi le premier livre. Je me souviens en revanche des livres que l’on avait chez nous, à Santo Amaro. C’était surtout de la littérature sentimentale, les livres de ma mère et de mes tantes. Mon père, qui avait quelques amitiés littéraires, lisait de la poésie, des poèmes parnassiens et symbolistes. J’ai lu assez tôt des écrivains tels que Jorge Amado ou Monteiro Lobato. Et toujours à Bahia, je suis tombé sur la version portugaise de William Saroyan, Le Jeune homme audacieux qui fait de la voltige. Ce livre m’a beaucoup marqué.
Souvent les gens qui aiment la littérature ont connu quelqu’un, le plus souvent un professeur, qui leur a transmis cette passion. Est-ce ton cas ?
Oui, j’ai eu entre 11 et 16 ans un professeur à Santo Amaro, Nestor Oliveira, qui aimait beaucoup la littérature. Plus tard, dans l’album Ciclo, ma soeur Maria Bethânia a enregistré un de ses textes. Il nous a fait lire Machado de Assis et Eça de Queiros. Il aimait beaucoup Balzac aussi et m’en montrait des passages. J’adorais les sons impossibles du français, le oe, le e muet ou le u. Il m’aidait à les prononcer. J’étais assez doué pour les langues.
Ta relation avec la littérature semble s’établir surtout par la poésie. Dans la chanson-titre de ton dernier album, Livro, tu dis : « Parce que la phrase, le concept, le récit, le vers/(et, sans doute, surtout le vers)/C’est ce qui peut lancer des mondes dans le monde. »
La poésie est très importante dans la formation de ma génération au Brésil. Nous en lisions beaucoup, surtout Carlos Drummond de Andrade, Vinícius de Moraes, Manuel Bandeira et Augusto dos Anjos. Dans les années 50, j’ai énormément lu. Des grands écrivains brésiliens mais aussi des étrangers. En 1959, j’ai découvert Clarice Lispector et Guimarães Rosa. Je lisais aussi João Cabral de Melo Neto, et toujours Jorge Amado et Graciliano Ramos. De cette époque, je me souviens aussi des lectures de Dostoïevski, notamment Crime et châtiment. A cette même période, je crois avoir lu Hemingway, Le Vieil homme et la mer. Mais ce qui me marqua le plus, que j’adorais lire, c’était Vidas secas et São Bernardo, les romans de Graciliano Ramos. Pour moi, comme d’ailleurs pour tous ceux de ma génération, Fernando Pessoa fut également une révélation. Je lisais les livres d’Alvaro de Campos, l’un de ses multiples hétéronymes, et un peu plus tard tout Pessoa. Dans les années 60, je commençais à lire Lorca : Romancero gitano fut un vrai choc, ça n’avait l’air de rien, et pourtant tout d’un coup ces vers prenaient un sens, une puissance insoupçonnables.
La question de la langue portugaise a toujours été très importante pour toi. Dans Lingua, tu t’interroges sur « ce que veut, ce que peut cette langue ». Tu as trouvé une réponse ?
Je me demandais vraiment quelle est l’importance de cette langue. Un jour, je lisais l’une des études d’Ezra Pound sur la littérature. Pound y fait l’éloge des Lusiades (oeuvre de 1572 de Luís de Camões, fondatrice de la langue portugaise) et se demande pourquoi le Portugal ne s’est pas imposé dans le monde comme une puissance politique. Ce n’est pas ma façon de voir les choses. Je ne crois pas qu’une langue s’impose forcément par la force militaire et économique de la nation à laquelle elle appartient. Le portugais ne serait pas plus important que le français, l’espagnol, l’anglais ou une autre langue. Je n’ai pas une préférence particulière pour une langue. Si je pense vraiment à une littérature étrangère, me viennent à l’esprit des contes argentins de Borges.
Mais mes lectures, mon goût en littérature ont surtout été marqués par la littérature française. Tout d’abord Stendhal et Proust. Je les ai découverts au début des années 70. Le Rouge et le noir est un livre plein d’intelligence, d’élégance sans effort. C’est extraordinaire. Pour Proust, la rencontre s’est passée en 1972. Je croyais que jamais je ne le lirais. Clarice Lispector m’en avait beaucoup parlé et s’y référait très souvent. C’est Glauber Rocha, le réalisateur, qui me l’a fait découvrir après mon retour au Brésil. Il me disait que ce n’était pas ennuyeux du tout, ni bourgeois ni toutes ces choses que l’on imagine de l’univers de Proust. Un autre ami, le psychanalyste Luiz Tenôrio Lima, me le répétait constamment : « Tu dois le lire, c’est une merveille ! » J’ai fini par le faire quand il m’a offert sept volumes de La Recherche. Il a été traduit par les plus grands poètes brésiliens. Proust donne l’impression que l’on serait capable d’en faire autant si on n’était pas paresseux (rires)… C’est très différent de Joyce. J’ai lu Ulysse en 1968. Quand j’ai écrit Acrilírico, j’étais très marqué par Joyce et Guimarães Rosa, par cette turbulence de la langue. Mais je ne suis pas devenu joycemaniaque comme je suis devenu proustmaniaque. C’est une joie de suivre le cours de la pensée, du langage rationnel, et la composition de toutes les articulations de syllabes, la recherche de la syntaxe. Proust offre l’abondance et l’articulation des périodes. Et tout ça est très lié à une observation de la psychologie humaine. Il reconstruit lorsqu’il observe. J’ai l’impression que Joyce pratique un certain exhibitionnisme de l’intelligence, surtout dans Finnegans Wake.
Tu as mis beaucoup de poèmes en musique. Cela se passe comment ?
Oui, Castro Alves, Oswald d’Andrade, Haroldo et Augusto de Campos. J’aime beaucoup Pulsar d’Augusto de Campos. La plupart du temps, je connaissais déjà les poèmes. Avec le temps, l’envie me prenait de mettre de la musique.
On dit que tu es, toi aussi, un grand poète.
Un jour Augusto de Campos a dit que j’étais un grand poète. Je n’en sais rien. Je préfère penser que je suis un poète comme Cartola ou Noel Rosa (compositeurs de samba de Rio de Janeiro, aujourd’hui décédés). Les gens de lettres, ceux qui s’occupent de littérature, voient dans les textes de chansons moins d’exigence, ils défendent une rigueur parfois injustifiable. Il y a toute une tradition de la littérature, de la poésie, qui a été écrite en silence pour être lue en silence. João Cabral de Melo Neto déteste qu’on le lise à haute voix. Ce sont des pages muettes pour des lecteurs muets.
Mais toi, tu te considères comme un poète ?
Je ne pourrais rien dire sur moi ni sur mon travail, tellement je crains d’être cruel avec ma propre production. Je peux en parler quelquefois lorsqu’on met en avant mes faiblesses. Cependant, j’essaie d’appréhender le contexte des critiques et de leur montrer qu’eux-mêmes ont leurs limites. Je peux avoir des visions différentes de mon travail, parfois je n’ai pas énormément confiance dans ce que je fais. Mais je crois aussi que rien n’est un hasard. Je fais des compositions où il y a un texte et de la musique. Je ne veux pas balancer tout mon travail sous prétexte que je suis ou non un poète.
Dans la chanson O Estrangeiro, tu dis que Claude Lévi-Strauss n’a pas aimé Rio.
En 1967, j’ai lu Tristes tropiques que j’ai trouvé très amer. J’étais très intéressé par la compréhension de mon pays et du monde. J’ai trouvé dans ce livre une espèce de dégoût. Des années plus tard, à New York, au moment de l’enregistrement d’O Estrangeiro, je racontais la vision de trois étrangers de la baie de Rio : Cole Porter, Paul Gauguin et Claude Lévi-Strauss. Il dit avoir trouvé la baie de Rio affreuse, comme une bouche édentée. C’est assez inusité pour nous Brésiliens. Tous les étrangers trouvent Rio fantastique. Mais Claude Lévi-Strauss préfère São Paulo.
Pourquoi avoir nommé ton dernier album Livro ?
Mon livre Verdade tropical aurait dû être achevé avant l’album. J’ai eu un mal fou à m’en débarrasser et finalement le livre a débordé sur la période d’enregistrement. Quand j’ai fini l’album, le titre s’est naturellement imposé : Livro. J’ai voulu aussi jouer un tour au monde sérieux des académiciens, tel Lévi-Strauss. Ce Livro est plein de percussions noires, de sons de rue. Et de vie.
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Alexandre Rosa
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