Courageuse, Mathilde Carton : c’est à l’icône des icônes, à l’ange intouchable Jeff Buckley qu’elle s’en prend, avec violence, dans un nouvel épisode de notre série qui casse. Ouille, ça fait mal.
Robert Pattinson peut être content : il a eu une belle année. D’abord vampire à paillettes à la libido en berne, on lui propose d’incarner un Dali jeune et vigoureux dans Little Ashes. Suivent des rôles de beau gosse pubère, et bientôt des propositions un brin subversives : le poil cracra et la chemise de bûcheron de Pattinson attirent l’oeil des producteurs hollywoodiens en mal de biopics musicaux. D’abord pressenti par Universal pour incarner Kurt Cobain, le torve britannique se fait jeter par la veuve Love, avant de se voir proposer le rôle de l’autre prodige 90’s, Jeff Buckley.
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Dans la mythologie rock n’roll, Jeff Buckley c’est d’abord le fils prodige de son père Tim Buckley. Ascendance folk établie, il doit sa reconnaissance à une mort prématurée, noyé dans un affluent du Mississipi à 30 ans alors qu’il enregistrait son deuxième album avec Tom Verlaine et John Cale. Dans la culture populaire, c’est le 18e plus bel homme du monde en 1995 d’après People, et ça quand même ça place un homme. Fils de, mort tragique après un seul disque, beau gosse, et une reprise larmoyante en guise de haut fait (Hallelujah de Leonard Cohen) : c’est bien assez pour rentrer dans les anthologies rock n’roll. Seulement voilà, Grace c’est le Musso du mélomane, un amas de reprises toutes plus suffoquantes les unes que les autres, emmenées par un bellâtre mou du genou qui se loupe jusque dans la mort.
Postulons ici que Jeff Buckley a été au rock ce que Pattinson est au cinéma : un attrape-minette à peine torride, prétexte à glaner de la jouvencelle parmi la populace fière de soutenir l’effigie rock abordable et transgénérationnel de la décennie.
Détaillons. D’abord la légende, et plus particulièrement la relation au père. Buckley senior, hippie sympathique faisant le grand écart entre folk et free jazz, prend la tangente pendant la grossesse de maman Buckley, la pianiste Mary Guibert. Elevé dans l’ombre de la renommée du père, le petit Jeffrey le rencontre pour la première fois vers 9 ans, et passe en tout et pour tout un quart d’heure avec son géniteur. Pas de bol, le vieux casse sa pipe l’année d’après des suites d’une overdose d’héroïne. Là, on se dit que, quand même, le type pourrait chercher à s’affranchir du déserteur conjugal, et se la jouer Rambo oedipien.
Eh bien non, c’est pire : Jeff doit l’intégralité de sa courte carrière à Tim. En 1991, il est invité à la soirée hommage au père Tim Buckley à l’église Sainte-Anne de New York, où il fait la rencontre de Gary Lucas (ex-Captain Beefheart). Ce dernier recrute Buckley dans Gods & Monsters, le type se fait remarquer et de fil en aiguille il signe un deal chez Columbia pour enregistrer un album solo. Merci papa. La mort subite du premier aura bien servi au second, même s’il faut admettre que Jeff s’est planté de peu : la vraie rockstar, celle qui sent le souffre et le bourbon, meurt à 27 ans. Brian Jones, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Kurt Cobain… Même dans sa mort, Jeff Buckley aura fait dans la grossière imitation.
Parce que c’est ça qui est terrifiant chez Buckley, le bonhomme est une contrefaçon à lui tout seul. J’en veux pour preuve sa notoriété musicale basée sur les reprises : Hallelujah donc, mais aussi Kick Out The Jams du MC5, sans compter Corpus Christi Carol de Benjamin Britten et Lilac Wine de James Shelton qui figurent sur le supposé chef d’oeuvre Grace. Bonjour l’inventivité. Ça fleure bon la débauche d’émotions, Buckley se fait expert dans le crescendo déchirant. Il expurge de sa voix de castrat la tristesse de ce monde, et en blâme les travers. Il confie aux Inrocks ses interrogations existentielles : « C’est effroyable de constater que la seule femme sans reproche dans la Bible soit Marie, qui n’a jamais baisé de sa vie. Elle a fait un bébé avec son oreille. Non mais franchement, quelle connerie ! ». Ou encore « Toutes nos religions sont en faveur des hommes, elles me dégoûtent. Pas étonnant qu’on traite la terre avec le même mépris : on la viole, on la détruit, on ne tient pas compte de son avis. Tout cela est très perturbant. Je suis un garçon très perturbé. »
On le dit « être torturé, écorché, ange tombé des cieux ». C’est beau comme du Lévy, et ça marche à peu près : 750 000 exemplaires écoulés en 1995, mais qui ne suffisent pas à compenser l’avance octroyée par Columbia. Une noyade plus tard, le label rentre dans ses frais. L’hystérie n’est pas loin et on mise sur l’érotisme de l’angelot pour exploser les ventes. Un érotisme perçu par nos confrères, ainsi d’Alain Plaisant qui écrivait dans nos colonnes à propos d’un concert au Bataclan de 1994 avoir assisté à « un pandémonium baroque de sperme et de larmes ». Personnellement, je trouve que le sperme chez Buckley n’est pas tangible : quitte à éjaculer une certaine fougue, autant se tourner vers les pros du genre façon Stooges avec les reins (l)acérés, plutôt que de chercher la semence du Jeff penaud dans ses étreintes molles. Qu’il passe pour fragile ou sensible, d’accord. Mais qu’on ne fasse pas croire au bon coup.
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