Dans un hommage à la légendaire chanteuse mexicaine Chavelavargas, la voix de l’Espagnole Buika atteint d’impossibles sommets d’intensité. En écoute intégrale ici-même.
Nul besoin d’être un crack en histoire pour savoir que l’Espagne et Cuba entretiennent depuis des lustres d’étroites et explosives relations. De conflits en réconciliations, de rivalités en complicités, de bouderies prolongées en oeillades appuyées, ce couple au caractère bien trempé a couvert toute la gamme des sentiments passionnels. Et les musiques nées de ses ébats n’ont pas manqué d’apporter un surcroît d’intensité à cette déraisonnable histoire d’amour. En 2003, le jeune chien fou andalou Diego El Cigala et le vénérable pianiste cubain Bebo Valdés se lançaient ainsi dans un fameux pas de deux, où le chant flamenco se frottait sans retenue à la tradition du boléro. Plus qu’une rencontre, l’album Lágrimas negras orchestrait une véritable collision entre deux cultures musicales pétries de fierté, qui s’étreignaient sans rien abdiquer de leurs forces respectives.
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Aujourd’hui, cette confrontation sensuelle se poursuit avec El Ultimo Trago, qui jette l’Espagnole Concha Buika dans les bras du pianiste havanais Chucho Valdés, fils de Bebo. Comme Lágrimas negras, ce tête-à-tête a été organisé par le producteur Javier Limón ; mais il se déroule sur un terrain d’entente musical encore plus vaste. Avec ses ascendances guinéennes et ses affinités vocales avec le blues, la soul ou le jazz, Buika est bien plus qu’une représentante officielle du “flamenco puro” : son chant griffu et ses inflexions déchirées l’ont imposée comme l’une des bombes rauques des années 2000. Quant au colossal Chucho Valdés, il plonge depuis quarante ans ses mains supérieurement baladeuses dans toutes les marmites surchauffées où l’aura conduit son appétit d’ogre.
[attachment id=298]Avec des tempéraments de cette envergure, El Ultimo Trago ne risquait pas de barboter dans le bain tiède des esthétiques consensuelles. De fait, l’album apporte son lot d’émotions incandescentes, tout en démontrant que la finesse d’exécution peut aussi être l’apanage des grands fauves. Sans passages en force ni artifices pyrotechniques, Buika et Chucho Valdés se perchent sur une crête d’intensité dont ils détaillent les reliefs avec une agilité virtuose de tous les instants. Ennemis de la demi-teinte, ces deux-là savent pourtant faire usage des nuances – des nuances éclatantes, puisées dans une palette qui ignore tout des tons neutres. Ce mélange savant de raffinement et d’excès assure la formule gagnante d’un disque entièrement consacré au répertoire de Chavela Vargas, légende sulfureuse de la chanson mexicaine.
Agée de 90 ans et toujours en activité, Vargas est cette divine pétroleuse qui, dès les années 50, s’affranchit des coutumes en s’illustrant dans le registre de la ranchera, un genre jusqu’alors réservé aux hommes. Clopant, picolant et portant le flingue comme ses collègues masculins, cette forte tête à la silhouette altière, qui au crépuscule de sa vie décida d’afficher son homosexualité, a su éteindre les critiques des pères la morale par le seul pouvoir de sa voix ravageuse.
Pour Buika, qui à ses débuts aura provoqué de semblables remous dans les cercles fermés du flamenco, Vargas est devenue une figure tutélaire. Dans El Ultimo Trago, elle lui rend hommage sans jamais verser dans la révérence compassée. Comme son aînée, l’Espagnole milite pour la libération de cette flamme qui, chez tous les grands vivants, s’allume sans réserve ni compromis. Avec Chucho Valdès, elle remplit la mission qu’elle s’est fixée : signer un brûlot qui résonne comme un appel à l’insurrection des coeurs.
Album : El Ultimo Trago (Casa Limón/Warner)
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