Don jouant… De prime abord, la clarinette ne paraît pas la meilleure arme pour déclencher une révolution au pays du jazz. Elle suffit pourtant à Don Byron pour mener à bien sa révolte personnelle contre le poids de l’histoire, la hiérarchie des genres et l’intégrisme sous toutes ses formes. Avec Bug music, le langage de […]
Don jouant… De prime abord, la clarinette ne paraît pas la meilleure arme pour déclencher une révolution au pays du jazz. Elle suffit pourtant à Don Byron pour mener à bien sa révolte personnelle contre le poids de l’histoire, la hiérarchie des genres et l’intégrisme sous toutes ses formes. Avec Bug music, le langage de ce musicien doucement subversif arrive enfin à maturité.
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C’est au tournant des années 90 qu’on a soudain pris conscience que venait discrètement de s’installer sur le devant de la scène jazz (et de ses environs) un musicien raffiné, inventif, à la fois atypique et subversif sans qu’on sache trop bien pourquoi. En trois temps, trois mouvements, trois disques bien distincts deux en sideman, Ornettology (1990) de Ralph Peterson et Rootless cosmopolitans (1990) de Marc Ribot, un sous son nom, le premier, Tuskegee experiments (1991) , Don Byron imposait une présence singulière dont l’étrangeté insidieuse résistait à la définition. Une chose étonnait, de prime abord, dans ces contextes le son, droit, lisse, très « classique », poli, presque précieux : la clarinette ! Celle en si bémol, l’instrument des origines du jazz (Bechet, Bigard, La Nouvelle-Orléans), depuis bien longtemps délaissée par la tradition proprement afro-américaine au profit des souffleurs rugissants, définitivement étrangère, pensait-on, aux différents courants novateurs du jazz contemporain. Don Byron, avec force et douceur, la réinstallait d’un coup d’éclat au cœur de la modernité. Mais sans la maltraiter. Sans la malmener pour lui faire emprunter des chemins qui lui seraient étrangers et jouer de ce conflit, pour faire œuvre. Avec tendresse. Byron aime la clarinette et s’il lui fait parcourir toutes ses dimensions, c’est toujours en la faisant chanter dans son registre. Sans la forcer. Et quand le son perd de sa rondeur, de son vernis, se creuse, s’épaissit, se salit de growls et autres effets de voix, ou s’enfuit, volatile, en stridences d’oiseaux ou de sirènes urbaines, c’est toujours dans le respect de l’instrument, de sa fragilité essentielle, de son histoire. Voilà tout le paradoxe : c’est précisément cette fidélité à l’instrument, quel que soit le contexte, qui renouvelle si radicalement l’écoute qu’on peut en avoir et lui redonne une place dans la musique d’aujourd’hui un devenir. Si Byron est bien le musicien subversif que l’on devine (et il l’est), c’est dans cette façon de revenir scrupuleusement aux sources de ce qu’il entend expérimenter ou explorer (musiques, instrument) dans une attitude expressément idiomatique, pour inventer de nouvelles relations, développer d’inédites correspondances, et revivifier la dimension de rupture à l’œuvre dans tout processus créateur.
Byron a déjà 30 ans en 1988 lorsqu’il rencontre Ralph Peterson, Geri Allen, Graham Haynes, ses contemporains. Peterson crée le Fo’Tet et c’est dans le cadre d’une musique se référant/démarquant ouvertement d’une certaine tradition Blue Note (l’avant-gardiste, dans la lignée d’Out to lunch de Dolphy) que le clarinettiste cherche et trouve sa voie une maîtrise technique irréprochable, un jeu délié, mobile, qui sait durcir les angles, se crevasser, retrouver la puissance émotionnelle du cri. Dans le même temps, Byron rencontre Marc Ribot et participe à un disque au titre-manifeste, Rootless cosmopolitans. Rythmes binaires destructurés, guitare abrupte, minimaliste, improvisations jazz, jeu avec les clichés, les « attendus », les limites mêmes de chaque genre, fondus en une musique réalisant avec humour et distanciation une sorte de mise à plat généralisée des influences, un refus de toute hiérarchie des genres, de toute perspective historique dans un grand mouvement égalitaire. Une musique occupée à rendre compte de la complexité « géographique » d’un territoire définitivement ouvert aux flux migratoires. Byron s’intègre à merveille dans ce contexte, part des mêmes constats que l’on dira postmodernes pour aller vite, mais prend l’exact contre-pied esthétique pour ce qui est de sa propre expression. Toutes ces lignes qui traversent et définissent son champ musical, il remonte à leur source, systématiquement, et ne se contente pas de les intégrer dans un collage rapide. Byron prend les choses à la racine. Et si sa musique est synthèse, c’est à partir d’une série d’analyses précises. Autant de projets, distincts, autant de points de vue sur son univers. « Mon approche de la musique est cubiste, c’est une simultanéité de points de vue sur la musique. Je suis à la recherche d’un certain objectivisme à la Stravinsky regarder de façon un peu distanciée les musiques du passé comme celles du présent, et de là écrire de la musique sur la musique. » D’où l’éclectisme manifeste, radical, de Byron, au cœur même de son esthétique. En quelques années fulgurantes, Byron va s’inventer un monde protéiforme où l’on n’a pas fini de s’égarer. D’abord, il accumule les rencontres, se confronte à l’autre… au même (« Nous sommes faits de nos rencontres. Mon jeu est très certainement truffé d’emprunts plus ou moins inconscients à tous ces musiciens, aux styles si différents, avec qui j’ai joué »). Il y a Bill Frisell (Have a little faith, This land) « C’est très certainement le musicien qui m’est le plus proche dans son approche de la musique, cette façon d’agencer différents courants de la musique contemporaine, de faire entendre un tas d’idiomes à l’œuvre plus ou moins souterrainement. Simplement, il s’occupe d’un autre univers, il s’intéresse à un autre groupe de musiques : le rock, la country, Aaron Copland… Moi, j’ai grandi en écoutant de la salsa, du merengue, de la calypso, Motown, le funk des années 70. » Steve Coleman (Drop kick) « Il a une façon unique d’agencer des structures très complexes et de les faire sonner, ça requiert une connaissance approfondie de la musique au-delà du savoir-faire. Son projet est très intellectuel et c’est probablement le musicien de ma génération que je respecte le plus », mais aussi Vernon Reid, Cassandra Wilson, Anthony Braxton.
Il multiplie les projets qui surprennent par leur diversité : après Tuskegee experiments où se dessinent les contours d’un univers, c’est Music for six musicians, œuvre ambitieuse « autour » de la musique latine : « J’ai toujours vécu dans des quartiers latinos, j’ai joué dans des groupes de latin-music, j’en ai entendu toute mon enfance et mon adolescence… Music for six musicians est ancré dans ce vécu, dans cette expérience, ça ne vient pas de nulle part. Et dans chacun des thèmes de ce disque il y a des motifs, des moments très spécifiques empruntés aux grands noms de ces musiques et que j’ai développés dans mon propre langage. C’est à ce jour mon disque le plus personnel. » Parallèlement, il s’engage dans un travail qu’il qualifie lui-même « de répertoire » et dont deux disques témoignent : Plays the music of Mickey Katz, fidèle interprétation de pure musique klezmer, et aujourd’hui Bug music, exploration minutieuse d’un certain courant du jazz au détour des années 30, à travers les œuvres de Duke Ellington, John Kirby et Raymond Scott… « Ma méthode est simple : je mets les musiciens les plus créatifs sur leur instrument dans le but de jouer une musique qui leur est étrangère, en leur donnant l’injonction de la dévier, de la « corrompre » d’abord de l’apprendre puis de prendre leurs distances, d’être eux-mêmes face à cette musique. C’est comme ça que j’entreprends tous mes projets de répertoire. D’abord s’initier à ce qui a été joué, à « comment ça a été joué ». Partir toujours de la lettre, très précisément, puis s’en libérer pour atteindre l’esprit. C’est l’idée de Bug music. Et je pense que ça sonne plus vivant que n’importe quelle autre interprétation de musique du répertoire. »
Indirectement, Byron couvre ainsi un spectre important de la musique d’aujourd’hui et d’hier, proposant des connexions, sans jamais donner l’impression de se trahir. « Quelques fois je suis un musicien de jazz, d’autres fois non. Fondamentalement je ne pense pas avoir une musique. Je joue simultanément quatre ou cinq idiomes, soit dans une logique de répertoire soit dans une optique de compositeur. Je n’ai pas un plan qui se diviserait en autant de sous-catégories ; j’ai quatre, cinq plans simultanés qui ensemble définissent mon univers. Quand je compose, toutes ces musiques s’influencent, et le jazz est l’une de ces influences. Il y a de grandes choses en jazz, parmi les plus belles qu’il m’ait été donné d’entendre. Mais ça ne doit pas empêcher de s’intéresser sérieusement aux autres formes de musique. Gamin, j’ai vu des choses incroyables, Eddie Palmieri à son meilleur, par exemple, et je ne me suis jamais posé la question de savoir si j’avais des choses à en apprendre en tant que musicien de jazz. Et si j’avais pensé que le jazz était cette forme ultime où convergeaient toutes les autres musiques, je n’aurais pas pris la peine de m’initier à tous ces idiomes… » Une façon détournée pour Byron de prendre position contre toute forme d’intégrisme : « A sa façon, secrète, clandestine, ma musique est une lutte quotidienne contre la ségrégation. » Le constat est simple : « Un musicien noir américain aujourd’hui ne peut jouer qu’un seul type de musique. » Dès lors, choisir de transgresser les frontières culturelles entre communautés juive, noire et latino, c’est faire à la fois acte musical et politique, lutter d’un côté pour que « la musique noire ne se ferme pas aux autres musiques, ce ne serait pas fidèle à son histoire » et faire que ce cosmopolitisme soit « une arme idéologique contre la gangrène de la ségrégation entre les communautés, plus forte que jamais ». Un double mouvement d’intégration et d’ouverture qui résume bien le projet de Don Byron, sa douce subversion, sa fondamentale actualité.
Bug music (Elektra Nonesuch/Warner) ; Tuskegee experiments et Music for six musicians (Elektra Nonesuch/Warner)
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