Le succès de l’album Buena Vista Social Club, auquel Ibrahim Ferrer participa accidentellement, a transformé le septuagénaire contraint de gagner sa croûte en cirant des godasses sur les trottoirs de La Havane en nouveau riche dont le nom suffit à remplir l’enceinte du Royal Albert Hall de Londres et l’Opéra de Sidney. A voir la […]
Le succès de l’album Buena Vista Social Club, auquel Ibrahim Ferrer participa accidentellement, a transformé le septuagénaire contraint de gagner sa croûte en cirant des godasses sur les trottoirs de La Havane en nouveau riche dont le nom suffit à remplir l’enceinte du Royal Albert Hall de Londres et l’Opéra de Sidney. A voir la manière qu’il a de ne surtout pas restreindre l’usage de ses biens à son seul plaisir, on devine que son nouveau statut de possédant n’a su altérer les principes d’une philosophie inscrite nulle part, sauf dans son quotidien. Lui qui n’a jamais pu s’endormir sur le moindre laurier accepte volontiers les louanges, répond aux multiples sollicitations, se fait un peu avoir, mais oublie d’être dupe. Il sait que le « miracle » qui a chamboulé sa vie alors qu’il en atteignait, tranquille et résigné, le crépuscule a la valeur d’un dédommagement personnel et collectif.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Avec Buenos Hermanos, Ibrahim fait de son mieux pour reverser les dividendes symboliques d’une fortune qui résulte de ses dons d’interprète, mais revient aussi au prodige d’avoir survécu à tout et à tous les autres. Dans le final de La Música Cubana, composée avec le pianiste Chucho Valdès, il dresse une liste de princes déchus, duchesses dédaignées, étoiles éclipsées d’une fabuleuse dynastie de saltimbanques tropicaux auxquels il tient à rendre hommage. Si la « revanche » d’Ibrahim diffuse cette douceur inouïe, c’est qu’elle prend la peine de fleurir la mémoire de ces chers oubliés. Paradoxalement, Buenos Hermanos ne s’enlise jamais dans cette nostalgie dont le précédent faisait un peu sa confiture. Il échappe aux poids morts du ressassement, de la surcompensation, de l’excès d’ego.
L’étonnante jeunesse, la sève printanière qui imprègnent la Boliviana sont bien le reflet d’une âme si occupée à vivre qu’elle en aura oublié jusqu’à la peur de mourir. Bien qu’il n’ait jamais caché sa préférence pour les titres lents tels le suave boléro Perfume de Gardenias ou ce Naufragio, sur lequel Flaco Jimenez promène son accordéon tex-mex, on appréciera la densité physique qu’Ibrahim, mettant de côté ses 75 ans, a su apporter au disque. Notamment sur Buenos Hermanos, sorte de mambo punk, repris de Miguel Matamoros, seul instant où la candeur romantique, le velouté concupiscent s’effacent devant ce qui ressemble à du sarcasme revanchard. Les « bons frères » dont il est question ici ne l’invitent à manger que pour lui laisser les bas morceaux, la queue, les os et les sabots. Bien qu’il s’en défende, cette fable illustre mieux qu’une biographie l’histoire professionnelle d’Ibrahim, les humiliations qui l’auront marquée.
{"type":"Banniere-Basse"}