Au sein de Love, éclatant groupe psychédélique californien, peut-être le plus sous-estimé des années 60, le tempérament doux du guitariste Bryan McLean était laminé par les dures manières du charismatique Arthur Lee. Après la disparition dans l’anonymat de McLean, on rétablit enfin les mérites de ce second rôle qui, sur le chef-d’oeuvre Forever changes, occupa furtivement le premier plan. Avant de s’effacer totalement.
Quand la nouvelle tomba que Bryan McLean, guitariste originel et occasionnellement chanteur et songwriter au sein de Love, groupe 60’s de Los Angeles, avait succombé à une crise cardiaque à l’âge de 52 ans le 25 décembre dernier, Noël parut soudain bien triste à tous ceux que la musique singulièrement sombre du groupe a touchés un jour. Pas que le décès de McLean symbolise la fin d’une quelconque culture : hormis quelques fans obsessionnels, nul n’attendait désespérément la reformation de Love. Mais McLean s’était remis à la musique et avait finalement sorti un superbe premier album solo, Ifyoubelievein, où il avait glissé des vieilles bandes datant de la fin des années 60 qui indiquaient clairement quelle avait été la nature de son influence sur le leader de Love, Arthur Lee ; comment lui, McLean, jouait avec brio le doux et tendre McCartney équilibrant les humeurs lennoniennes du mordant Lee. Pas plus tard que l’an dernier, il parlait volontiers de « renaissance » dans les interviews données pour promouvoir son album solo : « Ce n’est que le début. J’ai l’impression de démarrer ma vie. Le meilleur reste à venir. » Pour l’éternité figé en simili-Brian Jones casqué d’or sur les pochettes des deux premiers albums de Love, Bryan McLean y voisine un lot bigarré, sapé à la mode psychédélique, qui fait toujours irrésistiblement penser, trente-trois ans plus tard, à un gang de voleurs de bagnoles prenant la pose devant un mur de vieilles pierres les vestiges d’un quelconque château en ruine en attendant l’invention du crack.
Arthur Lee avait beau avoir choisi l’appellation Love pour son groupe en 1965, lui-même s’avérait par contraste un individu sinistre et roué qui faisait régner sa loi en exerçant une menace physique constante sur quiconque osait le contredire. Cette pression se manifestait également dans la musique : « Arthur n’était pas vraiment hippie, il était même plutôt punk, relate David Anderle, un directeur artistique de Los Angeles qui collabora avec Love à la fin des 60’s, quand le groupe était sous contrat avec Elektra. Il y avait ce truc très gangsta à l’oeuvre chez eux le règne par l’intimidation et la relation de Lee et McLean était légèrement tordue, ambivalente. Disons seulement qu’Arthur gâchait complètement l’existence de Bryan. La personnalité du premier était si envahissante que le second ne se sentait pas le droit de faire quoi que ce soit, à moins qu’on ne l’y autorise. Je ne veux pas dire qu’Arthur était machiavélique, mais très manipulateur et destructeur, oui. En même temps, il pouvait être adorable. C’était très schizo dans l’ensemble, et peut-être lié au fait d’être noir dans un monde de Blancs. »
Né Arthur Porter Taylor le 7 mars 1945, de parents noirs basés à Memphis, Lee suivit sa mère en Californie après le divorce et emprunta plus tard son pseudonyme à son beau-père. Quand McLean le rencontra pour la première fois durant l’été 65, Arthur Lee était « un athlète accompli (basket et course à pied) et un musicien respecté (exerçant à l’époque ses talents à l’orgue) mais, surtout, le caïd du quartier le plus dur de West LA c’était le Cassius Clay local ». Les origines de McLean n’auraient pu être plus différentes : né à l’automne 46, il était le rejeton fortuné d’une famille de la haute société américaine et vivait à Beverly Hills dans une somptueuse résidence régulièrement fréquentée par diverses célébrités hollywoodiennes. Sa première amie fut Liza Minnelli, à l’âge prépubertaire : les deux enfants se maquillaient comme pour monter sur scène et interprétaient ensemble des chansons de Rodgers et Hammerstein. Ses parents divorcèrent peu après qu’il eut atteint sa dixième année et McLean commença dès lors à vouloir se connecter à la scène bohémienne bourgeonnante de Los Angeles, d’abord en tant qu’aspirant peintre puis, à 17 ans, comme chanteur et guitariste. Ebloui par les Byrds et l’éclat de la scène folk alors en pleine ascension, il se lia d’amitié avec David Crosby et devint le road-manager du groupe pendant l’été 1965.
Quelques années plus tôt, Lee avait déjà récolté de son côté un petit succès au sein de la scène rhythm’n’blues de Los Angeles. En 1963, il avait enregistré avec le futur guitariste de Love, John Echols, un single instrumental pour les disques Capitol. En 1964, il avait produit pour Rosa Lee Parks une obscure ballade soul intitulée My diary, avec un Jimi Hendrix encore totalement inconnu à la guitare. Mais l’invasion du british-boom fit vite oublier ses racines R’n’B à un Lee désireux de se brancher au plus vite sur ce public tout neuf d’acheteurs de disques des Beatles et des Rolling Stones. Les Byrds avaient également fait une forte impression à Lee ; aussi, quand leur road-manager lui proposa ses services comme guitariste, il fut suffisamment avisé pour réaliser que McLean drainerait automatiquement avec lui l’essentiel du public des Byrds et s’empressa d’accepter.
Le quintette, incluant également Echols, le bassiste Ken Forssi et le batteur « Snoopy » Pfisterer, démarra à l’automne 1965 et s’avéra d’emblée si sensationnel que Jac Holzman, le boss d’Elektra, gratifia immédiatement le groupe d’un contrat d’enregistrement, assorti d’une avance de 5 000 dollars. Remise directement entre les mains de Lee, qui alla immédiatement s’acheter une Mercedes deux places à 4 500 dollars (et un harmonica) avant de distribuer au groupe la somme restante : 100 dollars chacun.
Le premier album de Love, enregistré en quatre jours durant le mois de janvier 1966, reste leur plus conventionnel : cinq types qui essaient de combiner le son carillonnant des Byrds et l’insolence des Rolling Stones des débuts et y parviennent presque, par moments. Le doux Softly to me aux accents jazzy de McLean se détache assurément du lot, tout comme sa version passionnée de Hey Joe (repompée sur celle de Crosby dans les Byrds), mais l’instrumentation déchiquetée sur certains titres amène à croire McLean, selon qui « le premier album n’est qu’une version énervée et moins concluante de ce que donnait Love en concert, sans l’énergie, la distorsion ou l’impact scéniques du groupe ». L’album inclut également My little red book, la chanson de Burt Bacharach et Hal David interprétée par Manfred Mann pour la bande-son du film de Woody Allen What’s new Pussycat Lee avait vu le film et adorait la chanson, dont il avait tiré sa propre version à base de tambourin retentissant et de basse pulsante. Le titre eut beau se muer en hit majeur aux Etats-Unis au printemps 66, Bacharach continua à l’abhorrer sans réserves : Lee avait altéré sa progression d’accords originelle, péché impardonnable aux oreilles du compositeur. Le leader de Love rétorqua en volant la trame d’accords basique d’une autre chanson de Bacharach, A Lifetime of loneliness, pour Que vida, qui figure sur le deuxième album du groupe, intitulé Da capo et enregistré en moins d’une semaine en septembre 1966.
Love comptait désormais sept membres, avec les joueurs additionnels d’instruments à vent et de clavecin. Le simple fait qu’un chanteur noir de R’n’B songeât à cette époque à recourir au son européen désuet du clavecin résume déjà assez bien à quel point Lee commençait à devenir franchement dérangé. Dans Follow the music, un ouvrage récent sur le label Elektra pendant les 60’s, Bruce Botnick, l’ingénieur du son de tous les albums classiques de Love, déclare d’ailleurs : « Arthur était sous acide vingt-quatre heures par jour, ou alors il fumait du hasch. En tout cas, il était tellement raide tout le temps qu’il n’était même plus raide. » Et selon Mark Abramson, un autre collaborateur de Love en studio, dans le même ouvrage : « Lee arborait ce look d’intello dégoûté, style juge ou gourou ou quelque chose du genre. Il vous parlait pendant des plombes de trucs apparemment très profonds et sensés, mais quand on essayait finalement de piger, ça ne voulait rien dire du tout ! »
Ce qui rend Da capo si remarquable malgré une jam virtuellement inaudible de 19 minutes intitulée Revelation réside pourtant précisément dans la manière fascinante dont la dinguerie de Lee se transpose soniquement sur le disque. Les six autres chansons sont toutes uniques en leur genre et l’album distille bien plus qu’une vibration psychédélique monstrueuse. Par ailleurs, et bien qu’il ne récoltât à cette occasion qu’un seul crédit pour Orange skies, il apparaît clairement que le rôle joué par McLean était aussi essentiel à l’alchimie du groupe que celui de Lee. Da capo, comme l’expliqua McLean au journaliste du magazine anglais Mojo Barney Hoskyns, « était un summum de rock théâtral. Mettant en scène moi, un type grandi au son des chansons de Rodgers & Hammerstein et Aaron Copeland, et qui vénère Burt Bacharach… et Arthur, élevé au R’n’B. C’était ce mélange qui rendait Love tellement unique. Honnêtement, c’était le son d’Arthur essayant de m’imiter. »
Forever changes, sorti un an après Da capo et portant la marque des divisions internes et des problèmes de drogue qui accaparaient alors le groupe, est généralement envisagé comme le chef-d’oeuvre de Love. Dernier album enregistré par Lee avec le groupe originel, il marie une musique douce et réfléchie bruissant de guitares acoustiques espagnoles et de trompettes mexicaines solitaires aux lyrics menaçants, chargés de terreur apocalyptique, de Lee. Qui prétendra plus tard avoir eu la vision de sa mort prochaine, moyennant quoi Forever changes contient les derniers mots qu’il choisit d’adresser au monde. McLean ressentit exactement la même chose à l’écoute d’un test-pressing final de l’album qui lui laissa l’impression amère que Lee avait saboté la mélodie de sa chanson, Alone again or il dira ensuite n’avoir jamais réécouté l’album depuis. En juin 68, ses cinq membres tous plus ou moins accros à l’héro, le Love originel se sépara.
Arthur Lee continua seul à utiliser le nom pendant quelques années avec diverses formations et ne cessa plus de décliner, créativement parlant, après Forever changes. Il ne parvint jamais à se distancier totalement des problèmes de drogue qu’il avait développés au cours des années 60 et sombra au début de cette décennie dans le no man’s land glauque du crime à la petite semaine quand il ne rackettait pas les nostalgiques en se produisant sur scène entouré de n’importe quel groupe sachant jouer plus de deux vieilles chansons de Love. Condamné en 96 à douze ans de prison par un tribunal de Los Angeles pour conduite menaçante avec une arme à feu, il est de surcroît atteint de la maladie de Parkinson.
McLean, quant à lui, régla ses problèmes de substances en 1970 et tourna le dos à la renommée pour mener une vie de bon chrétien. Il vocalisa au sein de plusieurs formations folk chrétiennes et retrouva brièvement Lee en 1978 pour une série de concerts achevés dans un climat de rancoeur persistante : Lee possédait encore les droits d’édition des chansons de McLean pour Love et refusait de les restituer. Dans les années 80, McLean se produisit sur scène avec son propre groupe à Los Angeles et dans les environs et aida sa demi-soeur Maria McKee à former Lone Justice. Don’t toss us away, une chanson qu’il composa pour Lone Justice, devint en 1988 un tube country aux Etats-Unis dans une version chantée par Patty Loveless.
Neuf ans plus tard, Ifyoubelievein voyait finalement le jour, et le Mystère de l’Amour comment Arthur Lee avait-il pu écrire ces chansons extraordinaires et perdre ensuite aussi irrémédiablement les pédales ? était enfin révélé. Les chansons solo de McLean scintillaient des escarboucles flamboyantes et des bizarres inflexions espagnoles des classiques de Love ; Lee avait même copié par moments son timbre de soprano juvénile. La réécoute de cet album laisse perplexe quant à la perspicacité de Jac Holzman, le boss d’Elektra, qui estima le travail de McLean en solo trop fracturé et le rejeta. Si elles étaient sorties en 69, ces chansons auraient facilement propulsé McLean au sommet de la vague singer/songwriter de LA qui commençait alors à déferler la trajectoire que suivit trois ans plus tard Jackson Browne. Mais, de toute façon, se frotter de nouveau à la gloire n’entra jamais dans ses vues : « Franchement, le peu de notoriété que j’ai eu a déjà failli m’achever », ajoutait-il.
Les excellentes chroniques que s’attira Ifyoubelievein réussirent néanmoins à faire sortir McLean de sa coquille. Il avait d’autres nouvelles compositions en réserve, de la « musique chrétienne hantée », selon ses termes. Il travaillait également avec un Américain appelé Kevin Delaney sur un livre intitulé Between Clark and Hillsdale: The Oral history of Arthur Lee, Bryan McLean and Love. Delaney, qui a entendu les plus récents titres de McLean et les compare à « un mélange d’Enya et de musique chrétienne contemporaine », était finalement parvenu ces douze derniers mois à réconcilier tous les membres du groupe encore vivants le bassiste Ken Forssi est mort d’un cancer en janvier 1998. Il était également aux côtés de McLean le 25 décembre dernier : « Il était égal à lui-même, serein et profond. Et puis, soudainement, il est parti. » McLean, qui se levait chaque matin à l’aube pour aller courir plusieurs heures durant, a peut-être tout simplement épuisé son coeur à force d’exercice.
Après trois décennies ou presque passées dans une réclusion quasi totale, Bryan McLean s’était exprimé publiquement pour la première et dernière fois en accordant une interview à une émission TV britannique intitulée Daydream believers, diffusée l’an dernier. Certains de ses propos résonnent aujourd’hui comme une bouleversante épitaphe : « J’ai vécu un tas d’expériences qui en auraient tué beaucoup des overdoses, des arrestations. J’étais invité chez Sharon Tate et Roman Polanski le soir où la famille Manson s’est pointée. J’ai toujours eu tendance à m’investir à 100 % dans tout ce que j’ai fait, bien ou mal. Et il y a toujours des conséquences. Mais à l’arrivée, je pense avoir fait partie d’un truc pionnier, quelque chose qui n’était pas encore populaire au moment où on le faisait. Musicalement, j’ai toujours recherché l’intemporalité. »
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Nick Kent
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