Des tableaux de néons de Bruce Nauman aux calendriers mayas, des pendules amoureux de Felix Gonzalez-Torres aux compositions sonores de Michael Snow : le temps, limpide et incalculable, décrypté au Centre Georges Pompidou par une exposition labyrinthique et sensorielle.
Dehors la foule se presse mais les portes du musée restent closes. C’est la grève à Beaubourg et les visiteurs déçus interrogent : « Jusqu’à quand ? » La réponse fuse, depuis l’entrée occupée : « Fermeture pour une durée illimitée ! » Temps obstacle, opaque, réifié par le rapport de force. Cinq étages au-dessus, Daniel Soutif, commissaire de l’exposition Le Temps, vite, s’impatiente de la livraison d’un codex aztèque. Un clin d’oeil ironique aux aléas des derniers préparatifs de cette expo fleuve, qui font attendre ce calendrier religieux des environs de la fin du xvème siècle en pleine frénésie de fin de montage. Temps retors, incalculable, théâtral.
Deux collisions de temporalité qui rappellent combien cette notion est matière sensible, expérience humaine, que la science et l’art ne cessent de vouloir décortiquer, évaluer, glorifier, mortifier. Ralentir ou accélérer. C’est précisément sous l’angle de la vitesse, ou plutôt « sous l’effet de l’accélération toujours plus rapide des divers types de vitesse » que Daniel Soutif explique, par un court texte d’intention, avoir voulu « examiner les mutations de notre rapport au temps ». Une proposition ambitieuse, culottée, pour la réouverture du Centre Pompidou, en partie choisie pour son potentiel d’interdisciplinarité. Car au fil des salles, oeuvres, pièces archélogiques, compositions sonores, scénographie lumineuse et signalétique s’entremêlent pour ne plus former qu’un tout : une traversée protéiforme qui prend les allures d’un labyrinthe conceptuel et sensoriel, grâce aux pans de toile transparente qui découpent l’espace. Parcours distendu, réparti par thèmes (le ciel, le travail, la mémoire, les transports, l’irréversibilité, le temps réel…) qui s’emboîtent les uns dans les autres comme on tourne les pages d’un livre. Une masse de savoirs et de données encyclopédiques, hors genre, cherchant avant tout à provoquer les rencontres les plus incongrues. Et les plus réjouissantes, telle cette confrontation d’un tableau de néons de Bruce Nauman (One hundred live and die) aux vanités quasi conceptuelles d’un peintre méconnu du XVIIe siècle, Gijsbrechts.
L’exposition multiplie ainsi les points de fuite métaphysiques. Il serait donc vain d’en résumer les propos, qui cherchent moins à singulariser une lecture du temps qu’à en refléter les multiples interstices dans l’imaginaire humain. De la blessure infligée par le pendule de Rebecca Horn à un plan d’eau troublé à jamais, juqu’à la course impuissante de Giovanni Anselmo pour rejoindre le haut d’une colline avant que ne se déclenche son appareil photo, le fixant en photo de dos, comme pour une exécution illusoire.
Flux et reflux du temps comme le suggère la vague sonore d’Heiner Goebbels qui, toutes les quinze minutes, balaie les salles de ses extraits de mélodies connues de tous. Allusion à la culture comme jalon de la mémoire commune. Expo processus, Le Temps, vite lance le pari de faire intervenir artistes et spectateurs. Le public peut ainsi prendre part au concert silencieux de John Cage, son fameux 4’33 », assis sur des chaises transparentes qui renforcent l’irréalité de l’expérience. Tandis qu’à quelques mètres de là, dans un minuscule amphithéâtre, une cinquantaine d’écrivains se relaieront pour lire l’intégralité d’A la recherche du temps perdu : Alain Robbe-Grillet, Emmanuel Carrère, Marie Darrieussecq, Jean Echenoz, Lorette Nobécourt, Jean-Philippe Toussaint… Une performance qui, si elle est menée à son terme, pourrait bien s’avérer l’une des plus étranges expériences de la durée que l’on ait connues.
Au détour d’un mur de toile, résonnent des tambours dont les vibrations actionnent de petites balles qui viennent à leur tour frapper la peau des instruments. Tension du temps qui passe dans cette oeuvre d’Alvin Lucier (Music for pure waves, bass drums and pendulums) à laquelle renvoie la patience infinie figurée par Christian Marclay et son coussin tissé de bande magnétique. C’est aussi l’intérêt de cette exposition : figurer par des oeuvres simples, choisies, pas forcément spectaculaires, la démesure vertigineuse des questions de temporalité. Comme les flèches dessinées par Gordon Matta-Clark pour dire l’irréversibilité ou encore cette Ferrari silencieuse de Bertrand Lavier. Jouer le parti de confronter les images théâtrales d’Andréas Gursky, sa représentation dévorante, déshumanisée, des lieux de travail contemporains (la bourse de Hong-Kong et ses milliers de terminaux, une usine Siemens) à l’évocation des méthodes de travail de Roland Barthes, ses manuscrits raturés pour la Chambre claire.
Un découpage qui, du coup, pèche par un excès de rationalité. Difficile de faire le lien entre des oeuvres si diverses, dont une grande part sont des objets et des manuscrits historiques sous vitrine. Un mode de présentation sans doute indispensable, mais qui rappelle les couloirs du musée de la Découverte et de la cité des Sciences, un peu trop propre pour agiter les sens en sus d’éveiller l’intérêt. Le début du parcours semble à ce titre plus réussi que la fin, trop lisse, trop directement métaphorique de la lumière du Soleil. C’est que ce tour d’horizon laisse bien peu de place aux aspects les moins nobles des questions de temporalité. Nulle part n’est soulevé la thématique de la mode, de l’éphémère. Aucune image ne s’interroge sur ce qui fait l’air du temps, sur ce qui n’est plus en vogue, sur les notions de ringard et de moderne.
Sérieuse jusqu’à l’académisme, l’exposition de Daniel Soutif refuse de se coltiner les questions liées à l’organique, à la pourriture, à la décrépitude des corps. D’où la nécessité de se plonger dans le catalogue conçu par Design Department, qui apporte une envie d’actualité bienvenue. Catalogue qui n’en est pas vraiment un, puisque calqué sur les suppléments dominicaux des grands quotidiens (type New York Times) : une couche de papier journal, un magazine, un supplément BD, un supplément sciences, un recueil de nouvelles et un calendrier hilarant conçu par Claude Closky.
Le tout vendu dans une enveloppe plastique bigarrée, à cent lieues des lourds ouvrages à prétention exhaustive. Un objet hybride et intelligent pour une exposition à entrées multiples.
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