Le jour de l’Assomption était un moment rêvé pour aller à la rencontre de Brigitte Fontaine, demi-clocharde céleste auto-intronisée reine des kékés sur son flamboyant nouvel album Kékéland. De sa villégiature bretonne, où tout ressemble à ses chansons dingues, elle devise sur les ouragans, Archie Shepp, le soufisme et Sonic Youth. Le tout au champagne. Bien frappé.
Dans le train qui nous mène un 15 août en Bretagne à la rencontre de Brigitte Fontaine, on plonge prématurément dans le monde merveilleux de la reine des kékés. Les gens du TGV semblent tout droit sortis des fables de la Fontaine bretonne. Dans la torride chaleur d’avant le déluge, véritable hammam en plein air, on croit halluciner : ils sont venus, ils sont tous là. Le voyage peut commencer. Le compartiment bondé est enfin climatisé, le genre humain rassuré. Les visages anonymes des voyageurs sont autant de chansons de Brigitte Fontaine, toutes périodes confondues : des premières, enregistrées à la fin des années 60 chez Jacques Canetti, aux dernières de Kékéland, en passant par la période Saravah et l’album de la résurrection produit par les Nippons en 1992, French Corazón : la jeune gamine qui pleure au fond du train veut ses bonbons ? « Moi aussi je veux du nougat. » Le contrôleur ressemble à Monsieur le chef de gare de la tour de Carol : « Très pâle, les paupières froissées, et ça n’avait d’importance pour personne au monde. Ce qui est une chose horrible et normale. » La gentillesse des uns, « Ah que la vie est belle », se confond avec le mépris des autres, Le musée des Horreurs… Un jeune militaire en permission qui rentre chez sa femme à Brest me raconte son histoire, ses bonheurs, ses déboires, ses projets de retraite bien méritée dans dix ans et les rêves d’une deuxième vie. Il a 26 ans, engagé depuis quatre. « Vous et moi ce n’est rien, vous et moi sans lendemain, vous et moi et vos mains, vous et moi ce n’est rien, inconnu tout à l’heure, inconnu dans une heure, mieux connu en une heure que pendant une vie… » Le temps passe, les couplets de la fée électricité celtique s’enchaînent et les gens continuent de parler : « Rien que des mots, des mots, des mots, comme à la radio. Mais ça ne dérangera pas, ça n’empêchera pas de jouer aux cartes, ça n’empêchera pas de dormir sur la banquette, ça n’empêchera pas de parler d’argent… » Et ça ne m’empêchera pas d’écouter en boucle le dernier disque de Brigitte Fontaine où, une fois de plus, La Demi-Clocharde céleste et poète s’avère être la meilleure voyante de notre monde étrange.
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A Lamballe, il reste encore une heure de route avant de rejoindre Vieux-Bourg près du cap Fréhel où, depuis des années, vient se réfugier tous les étés Brigitte Fontaine, fuyant les orages de Paris, les pics de pollution et les cohortes de touristes en pèlerinage sur l’île Saint-Louis.
Le bus qui va au cap Fréhel ne s’arrête pas tout à fait à côté de l’Hôtel de la Plage, mais en Bretagne on peut encore tomber sur des chauffeurs sympathiques qui consentent un petit détour… Au fur et à mesure qu’on découvre le pays de la fille et petite-fille d’instituteurs bretons, on a l’impression de mieux connaître l’auteur-interprète la plus frappadingue du music-hall français. Encore une chanson d’elle qui accompagne le paysage magnifique : « Dans les forêts, dans les villes en braises rouges au-dessus de la mer, sur les collines parfumées, vivait une belle bête chaude et fauve qu’on appelait le bonheur. »
Il se mêle à tout ça « dans la campagne sèche, une odeur d’autrefois, presque un bruit de calèche », et le témoignage émouvant d’un ami de longue date de Brigitte Fontaine et d’Arezki Belkacem, rencontré quelques jours auparavant. C’est simple, la vie de ce type a complètement basculé le soir où il a vu pour la première fois Brigitte Fontaine sur scène, dans une de ses pièces de théâtre montée au début des années 70 avec Jacques Higelin. « Une uvre barbare qui secouait la tranquillité. Comme elle seule sait le faire dans ses romans, pièces et chansons », dit-il aujourd’hui. Avant le spectacle, il était un jeune interne dans un hôpital de Rouen. Après, le jeune homme exalté laissera tomber la médecine pour épouser la vie de saltimbanque et jouer dans des pièces de, et avec Brigitte Fontaine. « Des pièces qui parlaient de la saveur d’être et d’exister, du frémissement de la vie. » Cet homme que les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent que comme le « père d’Amélie Poulain », c’est le comédien Rufus. Quand il dit qu’il ne regrette pas le jour où il a basculé dans le monde de Brigitte Fontaine, non seulement on le comprend sans peine mais on se rend compte que Kékéland existe depuis longtemps et que c’est un monde pour le coup réellement fabuleux.
L’Hôtel de la Plage ! Moins de 300 f par jour en demi-pension, chambre avec vue sur la mer et dîner somptueux avec fromage et dessert. C’est donc ici, dans ce petit hôtel familial qui a « la classe populaire », que la Fontaine vient se ressourcer. Au champagne, bien sûr. Brigitte, « incognito » au fond du bar, mais en jogging rose quand même !
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Brigitte Fontaine : La Bretagne est le plus beau pays au monde, malgré les ouragans. Je me baigne chaque jour, mais je ne nage pas, je prends aussi des bains de lumière. Je suis bretonne pur beurre avec très peu de sucre…
Avant d’enregistrer votre dernier album vous avez donné un concert dans votre ville natale, Morlaix. Comment êtes-vous perçue ici, dans vos terres ?
Mes anciens amoureux m’attendaient tous à la gare (j’ai quitté Morlaix à l’âge de 14 ans). Il y avait aussi une copine de classe. Après c’étaient des hordes de jeunes enragés qui m’ont fait un triomphe, je les salue et on s’aime.
Les chansons de votre album ont été pour la plupart écrites l’été passé dans cet hôtel. Ce lieu est-il si important pour l’inspiration ?
C’est parce qu’il n’y a rien à faire et que, comme je l’ai dit, je ne quitte pas ma chambre. Je suis avec mon chat qui a besoin d’une compagnie constante.
Vous chantez deux chansons en anglais dans cet album. Est-ce contagieux l’anglais ?
Je croyais que je ne pourrais pas écrire en anglais parce que cette langue ne m’inspirait pas. Et puis bon, OK, il fallait écrire en anglais ou bien j’ai décidé d’écrire en anglais je ne sais plus et ma foi, c’était plaisant et rigolo. Pour God’s Nightmare, je me suis un peu aidé du dictionnaire, mais pour Kékéland pas du tout… Chanter en anglais est une vraie volupté (en français aussi). J’espère que c’est contagieux et j’ajoute : US go home !
Est-ce que vous aimiez Sonic Youth avant de collaborer avec eux ?
Les Sonic Youth, paraît-il, me cherchaient depuis des années et je l’ignorais. Quand je l’ai su, j’ai écouté leurs disques et la sauvagerie maîtrisée m’a plu. Le travail avec eux était kiffant, ils sont tellement sympas qu’on ne dirait pas des Américains.
Connaissiez-vous M avant de travailler avec lui ?
Non. Heureusement qu’on a travaillé ensemble. C’était une joie.
M réalise musicalement trois titres de votre album et sur le troisième vous chantez en duo Y’a des zazous, une reprise d’un titre d’un fou du music-hall des années 40, le Marseillais Andrex. Votre première reprise…
Virgin m’a invitée à faire une reprise et j’ai choisi Les Zazous parce que c’est top kéké ; et Andrex, le connaissez-vous ? Il est parfait. Je le connais depuis quelques années.
Dans une interview récente, Pierre Barouh dit qu’au départ ça n’a pas été évident de vous faire admettre le Art Ensemble of Chicago pour Comme à la radio…
C’est impossible qu’il ait dit ça, vous êtes un menteur. Ou alors c’est lui. C’est mon mec de l’époque qui a eu l’idée d’une collaboration avec le Art Ensemble, pour le spectacle et pour le disque. Parce que le Art Ensemble jouait à une autre heure dans le même théâtre que nous. Souvent, les musiciens du Art Ensemble passaient jouer un brin dans notre spectacle. Bien sûr j’ai sauté sur l’idée de collaborer avec eux, avec frénésie, car j’aimais beaucoup leur musique.
Dans votre dernier disque, c’est Archie Shepp qu’on retrouve dans le titre énervé et audacieux qui clôt l’album. Avec lui, comment le courant est-il passé ?
C’est l’homme le plus chic du monde. Dommage qu’il veuille toujours chanter.
Dans l’andalou Guadalquivir réalisé par votre époux Arezki Belkacem ou dans Demi-Clocharde produit par Sonic Youth, on sent bien que vous planez toujours. Comme une vraie soufie. Le soufisme, c’est toujours votre religion par défaut ? Comment êtes-vous tombée dedans ?
C’est grâce au Shah d’Iran, que je ne portais pas dans mon c’ur quand j’étais petite… En vérité, c’est un ami, le voisin, le barde, bref Georges Moustaki, qui nous a branchés définitivement avec le soufisme. A l’époque, Moustaki allait chanter là-bas pour l’anniversaire de la fille ou de la nièce du Shah, moi je n’y serais jamais allée bien entendu. Bon voilà, le Shah d’Iran lui avait offert un livre d’Idriss Shah, et le barde nous l’a donné. Depuis, on a lu tout ce qu’on pouvait sur le soufisme : les écrits soufis, les histoires-enseignements soufies, les livres sur les soufis, ça me branche autant que les fringues, Mozart, la littérature du xixe siècle, ou Mon légionnaire, Du gris et La Caissière du Grand Café par exemple…
Et au niveau spirituel, elle en est où la soufie du Finistère ?
Elle sera bientôt une sainte !
Dans Profond, les émotions étranglées de sarcasme sont autant de déclarations d’amour à Arezki Belkacem : « Nous nous mêlons, rivière et mer/Fondus comme l’argent et l’or/Je t’adore, dedans dehors »…
Les Inrocks ne sont ni Voici ni Gala.
« Tu es mon bourreau, ma victime/Nuit de noces, maison du crime/Tu es mon terrible tyran/et mon naïf petit enfant. »
Honte sur vous !
« Nous avons connu des merveilles, des dragons et des nuits de veille/Nous avons connu mille morts et résurrection à l’aurore. » Comment ne pas penser tout de suite au couple atypique que vous formez depuis plus de vingt ans avec Arezki ?
Bon, tant pis, l’histoire de la chanson est beaucoup moins belle qu’on ne peut l’imaginer. C’était l’été dernier, dans cet hôtel précisément. J’étais là depuis quelques jours et j’avais écrit plein de chansons que j’aimais beaucoup. Quand Arezki est venu me rejoindre, je les lui ai fais lire ; et lui, brutalement, me dit : « Ouais c’est très beau mais ça ne vendra pas ! » Et en effet, mon problème, paraît-il, c’est de vendre. Aaargh ! J’ai été malade pendant deux jours, puis je me suis dit merde, je vais écrire une chanson d’amouuuuur et ça, ça vend! Et je me suis laissée entraîner à des choses profondes qui peuvent concerner nos relations à Arezki Belkacem et à moi.
Reprendre une chanson, Rififi, que vous aviez écrite pour le dernier album de Jacques Higelin, c’est normal ?
C’est notre chanson, à Arezki et à moi, et naturellement je la chante beaucoup mieux que Cromagnon (Jacques Higelin, NDR). Je dois bientôt le retrouver pour enregistrer un duo qui doit paraître sur son prochain album, et que nous avons fait il y a déjà cinq ans.
Vous deviez aussi écrire pour Christophe ?
Qu’il retourne sucer des bites en enfer. Je lui avais écrit il y a quelques années J’suis un chien, à moitié sicilien, une chanson pas mal du tout. Il l’adorait, soi-disant, et il ne l’a pas enregistrée. Shit. Je déteste travailler pour rien. Alors, malgré ses coups de fils fervents de maintenant, fuck les bateaux mouches.
Aimez-vous toujours vos anciennes chansons ? J’ai 26 ans, La Grippe, Cet enfant que je t’avais fait, Le Train…
J’ai pris en grippe La Grippe depuis longtemps, les autres j’adore.
On devrait vous apercevoir dans un film qui sort une semaine après votre album : Absolument fabuleux. Qu’est-ce qui vous a poussée à faire de la figuration dans ce film ?
Pas figuration, apparition à peu près invisible paraît-il. C’est le réalisateur qui m’a poussée, et un copain schleuh que j’aime beaucoup, et bien sûr l’appât du gain. Je déteste jouer au cinéma.
Votez-vous toujours pour le PC ? Croyez-vous encore aux belles idées révolutionnaires ?
Toutes les révolutions ont toujours raté, mais même si « ça ne sert à rien », j’aime.
Vous avez chanté Folle, puis Conne et maintenant vous voilà reine des kékés ; à part ça, comment va la santé ?
Très mal. Le suicide me menace. Profitez-en vite avant.
C’est de l’humour british ?
Non, de l’humour brezonnec.
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Kékéland (Virgin).
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