A l’occasion de la sortie d’Imagination, second album solo attendu depuis dix ans, Brian Wilson reçoit dans sa maison-studio-clinique de Chicago, puis pour un concert privé. Où l’on découvre une momie aux rêves chimiques encore parfois visités par le génie. Les années Beach Boys sont loin.
Cette main d’automate qu’il me tend a composé God only knows, Surf’s up et In my room. Cette main, dans laquelle mangeraient la plupart des musiciens, arrangeurs ou songwriters de l’ère moderne, ne répond plus qu’à des ordres programmés, voulus par les convenances de ce qu’on nommera, par pudeur, la promotion. Brian Wilson ânonne mécaniquement à l’enfilade de pèlerins journalistes venus jusqu’à son studio qu’il est « très heureux » de nous rencontrer.
Son regard, dans lequel l’effroi a du mal à se cacher, propose cette traduction simultanée : « Vous n’y êtes pour rien, mais je préférerais qu’on m’empale plutôt que d’avoir à endurer ça. » Docile pourtant, il tend la main, cette main immense dont on ne sait plus sur l’instant si elle est celle du dieu auquel on l’a toujours attribuée, ou bien celle d’un zombie. Autrefois, un grand jeune homme tenait dans cette main, avec ses Beach Boys, une grande part de la Californie telle que les clichés universels s’en souviennent. Mais cette main n’avait pas uniquement peint des bimbos blondes et dorées comme des brioches, des surfeurs apolliniens et de grosses cylindrées aux chromes luisants sous d’infatigables soleils. Elle avait également réussi la plus grande fresque inachevée de l’histoire de la pop, démarrée sur le sable, poursuivie sur les dunes de Pet sounds, précipitée du haut des chutes mortelles de Smile avant d’entamer une interminable traversée du désert ponctuée d’oasis, d’hallucinations, de coups de fatigue et de coups de génie. Cette fresque dont Brian Wilson se contente aujourd’hui, notamment sur son nouvel album Imagination, de restaurer les teintes qu’il est le seul à croire pâlies, délavées par le temps. Parmi les rares saillies d’une conférence de presse à peu près aussi nulle qu’on le craignait, Wilson dira « On me parle sans arrêt de Pet sounds, mais si je suis dans une fête et que je passe un titre de Pet sounds, tout le monde se barre ! »
Nous sommes donc dans la campagne de Saint Charles, dans l’Illinois profond, où Brian Wilson a finalement battu en retraite à la demande de sa dernière épouse, Melinda Leadbetter, à qui il a donné on ne veut pas savoir comment deux petites filles âgées de 17 et 3 mois. Brian Wilson habite un pavillon cossu en pierre de taille anthracite et d’un goût architectural assez proche du quelconque, construit dans un secteur visiblement réservé aux grandes fortunes. Quelques cygnes glissant sur un lac, d’autres grosses demeures espacées par des allées fleuries, et on aura fait le tour des charmes locaux. Les Japonais prennent des photos. Loin de Los Angeles, Brian Wilson n’a plus besoin de capitonner sa parano à l’intérieur de grilles : seule une vaste pelouse ceinture désormais son bucolique et ennuyeux cadre de vie.
A quelques dizaines de mètres de là, seulement séparée par un chemin en pierre, une autre maison construite à l’identique appartient à Joe Thomas, l’ami le plus proche de Brian, producteur sans génie auquel il a remis voilà trois ans les clés de son destin artistique. Depuis, les deux voisins se sont retrouvés quotidiennement dans le sous-sol de Brian Wilson, transformé en studio d’enregistrement pour réaliser Imagination et probablement les bases d’un autre album à venir. On accède au studio en traversant un bureau tapissé de disques d’or des Beach Boys (Pet sounds manque cruellement à l’appel) et de diplômes sanctionnant le nombre d’exemplaires vendus de chaque single un sacré paquet. Un énorme studio-congélateur, équipé des plus onéreuses machines digitales dernier cri, et pas un seul grain de poussière, pas un signe de vie. Une véritable usine à débiter du son FM au kilomètre qui, à peine entré, flanque un cafard monstre. A la pertinente question « Combien de temps vous paraîtrait nécessaire aujourd’hui pour faire Good vibrations ? », Brian Wilson répond « Deux semaines », puis se ravise : « Euh, non, deux jours. » L’abeille obsessionnelle, qui hier pouvait s’enfermer des mois entiers dans sa ruche de savant fou pour peaufiner un son de clochette, conçoit désormais l’ouvrage de la musique sous son angle efficace, informatisé.
Comparé au noeud de vipères qui lui tenait lieu d’entourage il y a dix ans, lorsque le docteur Landy et ses sbires s’amusaient à lui récurer le cerveau cellule par cellule, Brian Wilson est désormais bordé, protégé, chouchouté par une garde rapprochée au dévouement certain, pas méchante mais péniblement obséquieuse. Avant la rencontre, cadres de la maison de disques, musiciens ou managers n’auront pas de mots assez attendris pour nous tenir au courant des agissements de leur Grand Homme : « Il va très bien en ce moment. Il est de bonne humeur aujourd’hui. Il sera ravi de vous voir. » Tout juste si on ne nous confie pas qu’il a bien terminé sa compote, qu’il est allé au lit sans broncher et qu’il a fait des rêves pleins d’étoiles. Mais merde, voilà un type de 56 balais, avoisinant les deux mètres, qui en cinq minutes et du pied gauche pourrait composer ce que les Eagles mettraient vingt ans à démouler, et on cause dans son dos comme s’il s’agissait d’un gamin tuberculeux !
Toujours aussi posément, on nous conseille d’éviter de lui parler des Beach Boys et de poser toutes les bonnes questions réglementaires à Joe Thomas, qui se tiendra à ses côtés pendant toute la durée du supplice. Ainsi, nous serions venus nous ensabler à Saint Charles, à 40 kilomètres de Chicago, autant dire au cul du monde, pour converser avec un type coiffé comme un arrière central du Bayern de Munich 1975 ?! Car de Joe Thomas, voyez-vous, on ignorait tout jusqu’ici, et on s’en tamponnait pour ainsi dire royalement : voilà le genre de requin auquel on avait interdit, par principe, l’entrée de notre discothèque ce club très privé où l’admission d’un type qui a collaboré avec Alan Parsons ou Peter Cetera est proprement inconcevable. Il fallait au moins une crapule du calibre de Mike Love, cousin de Brian Wilson, cofondateur avec lui des Beach Boys mais ennemi intime depuis plus de trente ans, pour lui fourguer dans les pattes un tel cadeau empoisonné. C’est en effet Love qui a mis en contact son cousin à la dérive avec cette grosse bouée de Joe Thomas. Le sauvetage, aux yeux des plus naïfs, peut paraître spectaculaire : Brian Wilson sort un album, le premier en solo depuis 1988 ! Mais lorsqu’on songe que Sean O’Hagan, l’orfèvre surdoué des High Llamas, fut à un moment pressenti pour s’atteler à la même tâche, on mesure l’étendue du gâchis. Cela dit, à défaut d’être un bon producteur, Joe Thomas a plutôt des airs de bon bougre : quadra américain très affable, sain et robuste comme un gouverneur républicain, nourri au Kellogg’s et à la soupe AOR ce que le business ricain appelle adult oriented rock : en gros, la pire des merdes que l’on puisse infliger à l’oreille humaine. Joe Thomas a sans doute aussi beaucoup écouté les Beach Boys, mais il n’y a pas compris grand-chose, ou n’en a retenu que l’aspect strictement décoratif sur Imagination, les parties vocales sont tellement éblouissantes qu’on a franchement du mal à y croire en évitant soigneusement de fréquenter les marges, de soulever les pansements. Son approche des rives les plus tourmentées des Beach Boys est carrément hygiénique. Sous sa direction, aucun risque de se prendre un vilain rouleau dans la gueule ni une épine dans le coeur.
« Il y a beaucoup d’amour dans ce disque », ne cessera de répéter Brian Wilson. De l’amour sans doute, mais combien de passion ? De l’amour en veux-tu en voilà, mais combien d’étreintes fougueuses ? Lorsqu’on l’interroge sur sa participation réelle aux arrangements, sur son implication effective dans la production, Wilson n’entend pas la question et passe la balle à Joe Thomas, qui ment comme un arracheur de dents. En revanche, Brian est sûr d’une chose : « C’est mon meilleur disque, je suis sûr qu’il va casser la baraque à travers le monde. » Pauvre vieux.
Sur l’influence éventuelle qu’aurait pu avoir la musique actuelle sur le son de l’album, Joe Thomas répond que, non, franchement, on n’a besoin de l’aide de personne, on sait ce qu’on a à faire. Et Brian explique que la seule radio qu’il écoute ne passe pas un seul titre datant d’après 1960. Les noms qui lui viennent à la bouche sont toujours les mêmes, comme une litanie où l’admiration et la jalousie dansent la même valse malsaine depuis trente ans : Bach, Gershwin, Phil Spector, les Beatles, Dylan… Tous des maîtres, évidemment, au regard desquels il se considère comme une petite crotte.
Le rinçage psychiatrique des neurones a clairement laissé d’irréversibles traces de calcaire. Comme thérapie ultime, on a choisi de faire régresser Brian Wilson jusqu’à l’âge supposé doré de sa vie, aux premières années des sixties, celles d’avant les grandes bourrasques qui lui ont secoué le cocotier avec la violence que l’on sait. Ainsi Imagination est-il un album intégralement dédié à ces années d’innocence durant lesquelles Brian était le roi de Californie et pondait à la chaîne des tubes comme des oeufs d’or, avant que la folie ne lui grille les circuits, entraînant des conséquences géniales sur le plan créatif mais catastrophiques d’un strict point de vue médical. Au dos de la pochette d’Imagination, il y a ce portrait d’un Brian de profil qui en dit long sur les intentions sûrement louables de son entourage : il y apparaît plus jeune d’au moins vingt-cinq ans, sans le goitre Balladur qu’il se traîne en réalité, sans rides et sans les stigmates laissés par les cures d’antidépresseurs et les régimes amaigrissants. Un portrait brejnévien, révisionniste, qui vise à ramener l’un des plus grands créateurs américains de la seconde moitié du xxème siècle au niveau d’une vieille coquette hollywoodienne refusant l’outrage du miroir.
La veille de la conférence de presse, le 9 mai 98, était censée devenir une date historique : pour la première fois depuis au moins quinze ans, Brian Wilson acceptait de remonter sur scène pour un concert privé et filmé, destiné à accompagner sous la forme d’un documentaire télé la sortie internationale d’Imagination. Parmi quelque trois cents invités, dans l’amphithéâtre municipal de Saint Charles, on a assisté à l’une de ces mascarades dont le showbiz américain a le secret, mêlant pathos lacrymal et tromperie éhontée dans une ambiance de kermesse à vomir. Autour d’un Brian Wilson fantomatique, pétrifié derrière un piano à queue, un groupe de GO vieillissants réunis par Joe Thomas vont salement se rappeler à nos pires souvenirs. Il y avait là le loukoum Christopher Cross, ineffable auteur de Sailing, heureusement rayé depuis longtemps des manuels d’histoire ; un rescapé des Eagles, le guitariste de Survivor (oui, Survivor, le groupe hard FM qui surlignait des crochets de Stallone dans Rocky 4 !) et probablement le batteur du Muppet show. Enfin, Bruce Johnston, qui remplaça Brian au sein des Beach Boys lorsque celui-ci arrêta les tournées en 65, était également de ce complot sinistre, y apportant sa touche vulgaire de péquenot redneck et s’aventurant bien au-delà des limites de l’obscénité : grimaçant, tapant dans les mains, chantant comme un canard, s’agenouillant devant Brian : la gestuelle totale du blaireau. Seul un ensemble de cordes discrètes, élégantes, fera semblant de ne rien voir de cet hallucinant spectacle.
Après un California girls destiné à réchauffer les nostalgies (Brian Wilson, blême et immobile, fera semblant de chanter avec la chorale), vont s’enchaîner quatre titres du nouvel album, dont les excellents Your imagination et She says that she needs me, joués en direct avec du plomb dans la carlingue. La magie opère pendant une poignée de secondes, avant qu’on ne réalise que la voix de Brian, elle, provient d’une bande, et que le pauvre s’acharne à mimer comme il peut les efforts conséquents qu’il a dû fournir en studio. Pendant Lay down burden défilent des diapos des trois frères Wilson, dont la momie sur scène est le dernier survivant après la mort de Carl il y a quelques mois. Dans la salle, d’anciennes Californian girls devenues grands-mères sanglotent, tout le monde est ému, les uns par le caractère insupportable et pathétique de cette affaire, les autres sans doute parce que les souvenirs de leur jeunesse enfuie les taraudent. Après une version chancelante d’In my room, un brouillon de Don’t worry baby maintenant, Brian chante en direct, totalement faux, et ça fait peine à entendre puis encore In my room, a cappella cette fois, jappé par toute la joyeuse troupe de comiques, on arrêtera sagement les frais : sept titres seulement, exécutés deux fois chacun pour les besoins des caméras de Vidéo-gag.
Le lendemain, lorsqu’on l’interrogera sur les raisons qui l’ont poussé à remonter sur scène, Brian Wilson aura cette explication effrayante : « J’aurais été lâche si je ne l’avais pas fait. Et je ne veux pas passer pour un lâche. » Le précédent album de Brian Wilson commençait par une chanson intitulée Love and mercy (Amour et pitié). Désormais, il sera beaucoup question de pitié.
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Brian Wilson Imagination (Giant/BMG).
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