Brendan Benson, nouveau venu reclus et doué, ne doit le salut de son album One Mississippi qu’à la persévérance d’un grand frère tombé du ciel : Jason Falkner, guitariste à la virtuosité généreuse et lui-même auteur d’un récent premier album solo, le luxuriant Presents author unknown. Ils se livrent un passionnant match amical pour emporter le trophée du meilleur artisan pop et new-wave de Californie. XTC et Costello départageront les ex æquo.
Chez les charcutiers émotionnels d’AB Production, on aurait là matière à un savoureux sitcom sur fond de romance, de chambre universitaire et de rock’n’roll. Une jeune fille quitte Boston pour aller poursuivre ses études à Los Angeles. Elle laisse derrière elle un fiancé blond et passablement tourmenté, fruit mal éclos d’un mariage précoce et d’un divorce éclair de ses parents, qui joue de la guitare et compose des chansons en reclus. Fin du premier épisode. A LA, la fille partage un appartement avec une amie, elle-même régulière d’un musicien déjà réputé et dont le nom figure en bonne vue sur plusieurs disques. On devine facilement l’épilogue : les deux garçons finissent par se rencontrer et le plus épanoui des deux aide l’autre à sortir de son mutisme. C’est beau comme du Alexandre Jardin, et les filles sont ravies.
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Jason Falkner, dans le rôle du grand frère modèle, raconte la suite : « Lorsque j’ai rencontré Brendan Benson, il était complètement replié sur lui-même, misérable, incapable du moindre échange. Nous avons habité ensemble pendant au moins cinq mois et il n’a jamais été capable de me faire entendre une seule de ses chansons. On jouait régulièrement de la guitare ensemble, mais ça s’arrêtait là. » Brendan Benson, l’élève, dénoue sans façon le fil du mystère : « J’étais très complexé face à Jason. Il était une sorte de rock-star à mes yeux alors que nous avions presque le même âge. Je me sentais paralysé, je le plaçais sur un tel piédestal que je n’aurais jamais accepté qu’il entende mes chansons telles qu’elles existaient à l’époque. Et puis j’ai rompu avec cette fille et quitté LA pour retourner en Louisiane, à l’endroit où je suis né. Là, je me suis enfermé à nouveau et j’ai commencé à enregistrer mes chansons un peu plus sérieusement. Un an et demi plus tard, lorsque je suis revenu à LA, j’ai fait parvenir une cassette à Jason. Il m’a rappelé pour me dire qu’il trouvait mes chansons intéressantes et qu’il était prêt à m’aider à les rendre encore meilleures. Il était guitariste dans Jellyfish à l’époque et c’était pour moi un privilège de travailler avec lui. J’écoutais ses disques toute la semaine et le week-end, je me retrouvais à ses côtés pour donner corps à ma propre musique, c’était terriblement excitant. »
L’ironie veut qu’aujourd’hui One Mississippi, l’album de Brendan Benson, paraisse en Europe dans la foulée de celui de Jason Falkner, Presents author unknown, sorti en août dernier aux Etats-Unis mais distribué tardivement ici. Même le calendrier aura donc posé sa balise dans l’océan de points communs qui accueille la régate amicale à laquelle se livrent Jason Falkner et Brendan Benson. L’un comme l’autre nous confieront que leurs albums, plébiscités par la critique américaine, restent en cale sèche au niveau des ventes. Chacun lorgne déjà en direction du Japon et de l’Europe comme autant d’asiles éventuels. Parti plus tôt et plus vite, Jason Falkner n’a jamais montré de signes de fatigue durant les dix ans qui le séparent aujourd’hui de sa première échappée en équipe : « J’avais 18 ans lorsque j’ai rejoint The Three O’Clock, avant l’enregistrement de ce qui fut leur dernier album, ce disque étrange sorti sur Paisley Park, le label de Prince. J’avais été fan de ce groupe des années auparavant et me retrouver admis en son sein, même comme simple guitariste, était une chose incroyable. » Pourtant, quelques mois après la sortie de Vermillion, uvrette psychédélique du quatuor de Sun Valley polie au vernis princier, l’heure d’un démâtage prématuré sonne pour The Three O’Clock. Falkner en est l’un des rares rescapés. « Grâce à cette première expérience, j’ai rencontré les membres de Jellyfish et l’aventure qui débutait me semblait très prometteuse. Le premier album, Bellybutton, auquel j’ai participé, était un disque unique en son genre aux Etats-Unis à ce moment-là, au début des années 90. Il symbolisait un courant d’air frais au milieu d’une époque marquée par des disques aux atmosphères pesantes, le début du grunge et l’omniprésence du heavy-metal. Ma collaboration avec Jellyfish reste néanmoins l’une des plus frustrantes de ma vie. Ce groupe était miné de l’intérieur par un chanteur à l’ego surdimensionné, qui a toujours refusé de reconnaître ma contribution à l’écriture des chansons. Je suis crédité comme guitariste sur Bellybutton alors que j’ai apporté des idées d’arrangements, des ponts ou des parties de chœurs pour lesquelles j’aurais dû être reconnu en tant que compositeur. »
Avant l’enregistrement du très ampoulé second album de Jellyfish, Andy Sturmer, le batteur-chanteur très mauvais signe à tête de melon, pousse Jason hors du navire, lequel échouera lamentablement peu de temps après. Retour à la case initiale. « Pour tuer le temps, on faisait du bruit avec quelques copains parmi lesquels Jon Brion, le mentor d’Aimee Mann dans un local de répétitions à Los Angeles, et une maison de disques a eu la curieuse idée de nous vouloir à tout prix. Cette situation était assez déplaisante pour moi, puisque j’envisageais déjà d’enregistrer mon propre album. » Sous le nom de The Grays, ce groupe purement accidentel laisse un album introuvable, Ro-sham-bo, dont on se souvient qu’il contenait une reprise enrubannée et inoubliable du Monochrome Set He’s Frank. Après l’escale The Grays, même s’il met occasionnellement au service des autres son entreprise de ravalement et d’embellissement des façades successivement pour Eric Matthews, Susanna Hoffs et, on l’a vu, Brendan Benson , Falkner se pose enfin pour mettre la main, seul, à Presents author unknown, un disque solo destiné à mettre un terme à une décennie d’errements collectifs. « Je suis un amoureux passionné des instruments. Je collectionne les guitares, les claviers, les batteries, les micros de toutes les époques et c’était très excitant d’avoir à m’en servir. J’aime cette liberté qui consiste à s’affranchir de toute dépendance artistique. La pire chose aurait été d’avoir encore des comptes à rendre à quelqu’un, de devoir expliquer mes choix et faire preuve de persuasion. »
La richesse ornementale de Presents author unknown, tout en aplats délicats, en courbes sereines, doit beaucoup à l’apprentissage dont Falkner n’avait jamais pu jusqu’ici exprimer la vraie profondeur. « J’ai étudié le piano classique pendant dix ans, avec une dame remarquable qui a eu une influence déterminante sur moi. Plus que n’importe quel songwriter, elle m’a encouragé à faire de la musique une priorité absolue dans ma vie. Les disques d’Elvis Costello ou de XTC que j’adorais n’ont jamais pu avoir autant d’impact sur moi que cette femme, chez qui le rock était pourtant une chose totalement étrangère. J’étais ainsi totalement écartelé entre deux univers : l’ambiance feutrée et monacale des leçons de piano où je m’appliquais sur Beethoven et celle, nettement plus débraillée, de la chambre de ma s’ur d’où j’entendais sortir Police, les premiers groupes new-wave. » Falkner concède depuis une faiblesse particulière pour le son âpre et tortueux de la fin des seventies : sur la face B du single I will, il reprend Magazine ou Eno, et certaines des guitares de son album présentent un net cousinage avec les calligraphies sonore de Tom Verlaine, son presque sosie new-yorkais. « Ma musique est à la croisée de deux courants précis que l’on essaie généralement d’opposer mais entre lesquels j’arrive pour ma part à me retrouver : d’un côté l’aspect pop sixties très ouvragé et de l’autre ce rock urbain, venimeux, que symbolisent par exemple les Stooges ou Television. Vers l’âge de 16 ans, à cause des railleries de mes copains d’école et de mon goût indéfectible pour le rock, j’ai laissé tomber le piano pour intégrer les premiers groupes de lycée, notamment un groupe mod auprès de qui j’ai pu tester l’impact de mes propres compositions. J’avais commencé à écrire de petites chansons dès l’âge de 6 ou 7 ans. Personne chez moi ne se doutait de ce que j’étais en train de faire. C’était un peu comme une pratique honteuse. A la même époque, j’allais fouiller dans la discothèque de mon père et j’étais fasciné par les merveilles qui s’y trouvaient : j’écoutais Da capo de Love, les premiers Pink Floyd, les Beach Boys ou Miles Davis, et je les accompagnais à l’aide d’une mini-batterie de chez Toys’R’Us. »
Ici se confondent encore les parcours en parallèle de Jason Falkner et de Brendan Benson, qu’un an à peine sépare à l’état civil. La sève puisée au tronc vaguement commun des discothèques parentales irrigue leurs deux albums d’une manière assez voisine. Benson raconte que son père, à l’âge des couches-culottes, l’installait au milieu du salon et lui passait des disques de Bowie, de T. Rex ou des Stones. « Plus tard, j’aimais au contraire des choses plus enragées, des groupes punks, Led Zep… C’est au contact de Jason, des années plus tard, que j’ai de nouveau appris à aimer la pop. Il m’a fait découvrir des disques de Todd Rundgren, notamment Something/anything, des tas de raretés des sixties et même des classiques ultra-pop dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Je pense qu’il avait compris que ma musique appartenait inconsciemment à cette famille-là. Moi-même, je me suis rendu compte au bout d’un moment que mes chansons n’avaient finalement pas grand rapport avec le rock pur et dur que j’écoutais depuis mon enfance. D’un seul coup, je me sentais très proche de quelqu’un comme Elvis Costello et de sa façon d’écrire des chansons mélodiques mais un peu tordues, un peu déviantes. »
Les déviances peu coupables de Brendan Benson confèrent tout son sel à One Mississippi, album aux graduations variées sur l’échelle du songwriting, mais avant tout disque spontané et par moment un peu vert comme, justement, les premiers Costello. Vert de rage aussi, lorsque Benson fait succéder à Tea, ce concentré d’une minute de toute la pudibonderie anglaise des Turtles ou des Kinks, les déflagrations d’un Bird’s eye view qui n’aurait pas détonné sous le ciel menaçant de Frank Black. D’ailleurs, c’est à Jonny Polonsky, le protégé de l’ancien bison des Pixies, que l’on songe de prime abord en écoutant One Mississippi. A cette façon totalement décomplexée de filer du coq à l’âne, de l’âne au mulet, du mulet à l’abeille au gré de treize titres et d’un appendice country qui vont butiner aussi naturellement dans les jardins anglais que dans les plantes grasses américaines. En tout cas, rien sur le disque n’aura survécu des atermoiements en chambre d’un Benson, paralysé durant des années face à son ghetto-blaster et qui offre ici le spectacle d’une vigueur musicale que l’on jurerait être celle d’un futur héros des stades. Et pourtant, le naturel parle plus vite que la poudre sous le crâne blond du perdreau pop de l’année. « J’adore rester enfermé. C’est la raison pour laquelle j’ai passé autant de temps à composer seul, sans le besoin de faire partager ma musique à quiconque. Je manque tellement de confiance en moi que j’en arrive parfois à souhaiter que tout s’arrête, que la machine soit stoppée net, que quelqu’un appuie sur le bouton avant que tout ça ne devienne irrémédiable. Demain, je penserai sans doute l’inverse, j’aurai envie de partir en tournée, de voyager. Tout est arrivé si soudainement avec cet album. Maintenant que la machine s’est emballée, j’ai de sérieux doutes. Parfois, le fait qu’il ne se vende pas ici me rassure : j’espérais avant tout être reconnu par la presse et qu’on me laisse en paix, que je ne sois pas trop exposé. Au Japon, c’est complètement différent : le disque a marché tout de suite et, pour les mêmes raisons, je suis content de cette situation. C’est assez agréable de savoir que je peux faire dix heures d’avion pour me rendre dans un endroit où je suis une espèce de star, puis rentrer chez moi et être en paix avec ma copine, sans avoir à soutenir le regard envieux des voisins ou des gens dans la rue. Je crois qu’un succès aux Etats-Unis me rendrait malheureux, je n’ai jamais rien envisagé de pire que de me retrouver dans la peau de Madonna. » Plus tout à fait assez jeune pour camper un héros de sitcom mais encore loin de Madonna, Benson arrive à tout juste 27 ans au carrefour des possibles. Avec son parrain et désormais égal Jason Falkner, il livre l’une de ces batailles douces, sorte de remake américain de la fameuse joute Costello/Joe Jackson, qu’il sera plaisant d’admirer depuis les tribunes. Même si on rêve déjà d’un trophée pour chacun.
Brendan Benson, One Mississippi (Virgin) et Jason Falkner, Presents author unknown (Electra/East West)
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